La musique au restaurant

Le Matin, 13 novembre 1913

Cela débuta par le tzigane, le tzigane caché, séparé par une tenture au moins, de l’endroit où l’on mange : première atteinte, agacement léger, fourmillement agréable d’un mal qui couve. Visible à demi derrière des verdures, le tzigane pénétra un jour dans la salle du festin – écarter son rideau de fleurs, revêtir un dolman rouge et or, s’avancer entre les tables et se carrer, vainqueur au son véhément, au milieu de nous, autant d’étapes qu’il franchit avec une impudence de nomade, et nous le tolérâmes. Aujourd’hui tout est perdu, envahi, dévasté à jamais dans le noble domaine de la gourmandise pure.

« J’ai un tzigane célèbre », dit la place de l’Opéra. – « Moi, j’ai un premier prix du Conservatoire », réplique un des coins du boulevard. – « C’est vrai, concède un autre coin ; mais chez moi on chante en italien. » – « En italien ! renchérit-on près de la rue de la Paix, vous datez, collègue ; venez donc entendre mes Noirs américains et voir mes tanguistes ! » – « Et nous ! et nous ! réclament les bars et les grill-rooms, nous avons des guitaristes pour accompagner les danses, des violons pour élever l’âme : nous avons des Négresses, des Montmartrois, des Argentins… »

Ils auront, l’an prochain, Dranem, Mistinguett ; ils auront des clowns, des matches de boxe ; ils auront tout – et cela ne suffira pas pour faire d’un restaurant un endroit gai.

Un malade un peu simple, qui souffrait du foie et à qui l’on ordonna un verre d’eau de Vichy à jeun, se dit : « Puisqu’un verre d’eau de Vichy me soulage, dix verres d’eau de Vichy me guériront dix fois plus vite. » Il les but en secret et faillit mourir. Le premier restaurateur qui, au moment où des visages de dîneurs s’épanouirent sous une bouffée brève de musique, conclut : « Je vais, en prolongeant cette bouffée d’harmonie, prolonger indéfiniment l’extase des braves gens », mérite le sort qu’évita tout juste notre hépatique.

L’on débite à présent dans chaque réfectoire, en denrée moulue, en pâte sans fin, de la musique, de la musique, de la musique. Des mains lourdes, des mains ignorantes jouent avec cette puissance aussi mystérieuse que l’électricité, en déchaînent sur nous les agents nocifs. Il n’y a plus même, entre deux tangos, entre une valse lente et un rag-time, la trêve normale – et qu’on devrait imposer – la minute de silence, d’obscurité morale pendant laquelle le cerveau et l’estomac pouvaient se ressaisir. Il faut fuir – sinon empoigner, par les revers de l’habit le moins ignare des aubergistes fastueux, et lui dire : « Comprenez, comprenez donc qu’il n’y a pas de musique gaie, si elle n’est rompue, variée, secourue par de considérables silences ? Comprenez que c’est, pour le plus futile esprit, une funèbre épreuve, qu’une joyeuse musique qui est joyeuse pendant deux, trois heures et davantage ! Voyez, après le premier coup de fouet tonifiant des archets, après les mille piqûres des mandolines, voyez les visages se figer, les bouches se taire, voyez l’anxiété, le fatalisme musical sur les fronts ! Vous ne favorisez point l’appétit, mais tout au plus la soûlerie mélancolique, la nocturne et sombre habitude du champagne à jeun, pris comme l’absinthe sans nourriture. Vous tarissez la conversation des amis, et quels amants n’ont pas vu flotter entre eux, bercés sur l’onde lente et trouble d’une valse, les pires fantômes de leurs souvenirs ?… »

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