Les femmes au Congrès

19 janvier 1913

Sincèrement, je les admire. Leur nombre impressionne ; leur beauté, fréquente, plaît ; le bruit qu’elles font inspire la considération. Je les admire… mais je voudrais bien savoir ce qu’elles font ici. Que de femmes, que de femmes ! Mon voisin, tout à l’heure, aux Réservoirs, nommait chaque nouvelle venue ; le monde de la finance, de la politique, des lettres, le monde tout court, fournissaient à cette énumération des noms célèbres ; le théâtre et même le music-hall avaient délégué à Versailles ce qu’ils ont de mieux comme vedettes…

Et comme il me disait à mi-voix et dévotement : « C’est Mme X… Voici Mlle Y… et voici… oh ! voici jusqu’à Mme de Z… ! » je lui demandai :

– Je le vois bien, mais pourquoi ?

– Comment, pourquoi ? Mais… je trouve cela très joli de la part des femmes, cet intérêt, presque cette passion pour les choses du pays !

Les choses du pays… Je sais bien que de tout temps les femmes ont montré de la curiosité, un goût tripoteur et ingénieux pour l’intrigue et la politique. Cela ne suffit pas à expliquer – j’allais dire excuser – leur présence ici, aujourd’hui. Elles sont vraiment beaucoup ; elles sont trop. Au restaurant, elles ont été tout à l’heure le spectacle et le charme d’une heure de bousculade. Il y a eu, en travers des tables nappées de blanc, sur les mains chargées de bagues, les aigrettes en fusées et les cheveux d’or neuf, sur les profondes fourrures, l’oblique et rose soleil de janvier, qui rend bavards les femmes et les oiseaux encagés…

Il y a eu, au seuil de la grande salle, de gracieuses attitudes faussement hésitantes, de nobles apparitions qui soulevaient les murmures, et dont la modestie, feinte, priait : « Non, non, pas d’ovation ! » Il y a eu des arrivées calculées, éclatantes, de lents passages arrogants, qui distrayaient l’énervement masculin et faisaient un instant oublier la chère maussade du déjeuner… C’était charmant, déjà un peu abondant en jupes, un peu riche en voix aiguës.

À présent, les hommes stagnent, ainsi qu’une huile lourde, au creux de la vaste salle du Congrès. Les femmes, comme le léger alcool d’un mélange, ont monté vers les tribunes. À celles qui n’ont pas eu la chance d’arriver assez tôt restent les couloirs, et faute de mieux elles s’arrangent pour y régner.

Les spectatrices des tribunes enregistrent, depuis l’heure de midi, et avec le sourire, les impressions de la sardine mise vivante dans la caque, ou de la poule qui voyage en chemin de fer, bouclée dans la manne d’osier. Vers trois heures et demie, je m’insinue sur une banquette, à côté – il faudrait dire : au travers ! – d’une dame qui supporte la moitié d’une autre dame, cependant qu’une troisième, à genoux sur la banquette, chevauche à demi la seconde, ainsi que font les petits enfants à califourchon sur les épaules de leur mère. On respire ici une haleine de four sec, mais elles sont accoutumées aux salles de théâtre, aux conférences, aux soirées mondaines, et demeurent vives comme poissons dans la rivière, tandis qu’un athlète aux poumons solides, ici, pâmerait non moins qu’une rose.

Encore une fois, je me demande : « Qu’est-ce qu’elles font là ? » Elles parlent, c’est vrai. Elles regardent, d’un air de courtoisie amusée, le morne défilé d’hommes noirs qui déposent leur bulletin de vote. Puis elles attendent, sans langueur, le résultat du premier tour de scrutin. Il n’y en a pas une qui cède la place. La faim ni la soif, ni aucune obligation du pauvre corps humain, ne feront qu’elles bougent. Elles s’animent, pronostiquent, crayonnent des chiffres ; une rusée, au premier rang, déchiffre du bout de la lorgnette les pointages, en bas, des députés, et les lit à voix haute…

Elles ne font rien, et elles n’ont pas l’air oisif. Un long dressage semble leur avoir appris à remplacer l’action par la vivacité, et la pensée par la conversation. Un nom connu leur tient lieu d’une anecdote ; elles se passionnent un instant, pour un visage célèbre, comme devant le rideau qui cache un spectacle… Elles disent : « Poin-ca-ré » assez lentement, en trois syllabes espacées, et jettent « Pams » comme une balle…

La fin du dépouillement des votes – premier tour – les précipite dans une allégresse extrême, et voilà que de nouveau je me demande pourquoi. Il n’est pas possible, il n’est malheureusement pas probable que toutes ces têtes empanachées soient celles d’autant de patriotes brûlantes, ni même de politicailleuses exaspérées, qui jurent « Poincaré ou la mort » et « Pams ou l’exil »… Ce sont des femmes – dirai-je ordinaires ? – que je retrouverai dans des loges de répétition générale, à une fête de charité, au vernissage. Mais si elles me semblent ici plus averties, plus convaincues et plus frémissantes qu’ailleurs, je ne suis pas loin de croire que c’est parce qu’elles s’ennuient davantage. L’ennui leur donne l’illusion d’une fonction grave, qui les hausse presque au niveau de cet homme funèbre, là-bas, à la tribune, en train de secouer une cloche…

… Dans les couloirs des tribunes, on piaille beaucoup. On se dédommage, largement, de tant d’heures d’attente. Importantes, autoritaires, les femmes réclament, à défaut de l’accès des tribunes bondées, des sièges, et celles qui se promènent tiennent la largeur du passage, en se donnant le plaisir d’entraver la course des huissiers, les allées et venues affolées des journalistes… L’accent étranger domine dans certains groupes, on chuchote autour de ceux-ci les plus grands noms de France… Voix de canard des Américaines, roucoulement rauque des Slaves, tout cela se mêle au nasillement perçant du noble faubourg ; c’est là que s’échangent des opinions confidentielles, sur un diapason à incommoder un sourd, et je ne note guère plus de discrétion dans le geste… L’une d’elles ne néglige pas de se désigner clairement à l’attention de la galerie : « Vous ne trouvez pas que c’est amusant de me rencontrer ? La comtesse de X… au Congrès, ça ne manque pas d’imprévu, n’est-ce pas ? »

Non, ce n’est pas l’imprévu qui manque, ici, à tant et tant de femmes. C’est… autre chose, de très prévu et de difficile à exprimer, un charme qu’elles dédaignent, et pourtant très féminin, qui serait fait d’incompétence, d’embarras, de silence…

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