En visite

Le Matin, 5 mai 1911

– Lulu, ne touche pas à ça !… Lulu, ne furète pas dans le buffet !… Je t’en prie, Lulu, ne soulève pas le couvre-pieds !… Dieu ! Lulu, que tu es indiscrète !

Je gronde Lulu à voix basse, et sans succès. Ma camarade me brave silencieusement, son visage de chat tourné sur l’épaule, et me désarme par un sourire d’une effronterie irrésistible…

– Lulu, c’est la dernière fois que je sors avec toi. Nous ne sommes pas chez nous, ici !

En effet, nous ne sommes pas chez nous. Nous sommes à Tunis, en visite chez Mme Sammama. En bon Italien, le chauffeur qui mène notre locati s’improvise guide, cicérone, marchand de tout et d’autre chose… C’est lui, Beppino, qui nous a conduites dans cet « intérieur tunisien » :

– C’est oune visite estrémement intéressante pour des artistes ! Les dames Sammama, c’est des personnes tout ce qu’il y a de bien ! affirme Beppino.

Mais le regard, mais le geste en disent long sur la vertu de Mmes Sammama, mère et fille, juives de Tunis…

Mmes Sammama habitent une maison à la française, en torchis, plâtras, carton et mie de pain ; l’architecte distrait a oublié les paliers, et l’appartement de ces dames ouvre droit sur l’escalier. Avec beaucoup de chance, et en faisant grande attention, on peut ne pas dégringoler jusqu’au bas des marches. C’est une vieille femme, enveloppée de lainages blanchâtres, avec trois tours de fichu sur la tête, qui nous a introduites, sans autre question qu’un long regard de ses yeux encore veloutés, tout charbonnés de koheul…

Ma camarade Lulu piétine, s’exclame, s’impatiente, et son kodak en bandoulière danse tout autour d’elle.

– C’est un salon, ici ? Non, ce n’est pas un salon : il y a un lit. C’est une chambre à coucher ? Mais alors, pourquoi ce buffet Henri II ?

Salon, chambre, salle à manger ? On ne sait pas. C’est une débauche de meubles français, sauvagement rassemblés comme par les hasards d’un pillage. Il y a un buffet en chêne tout neuf, une commode en noyer, une armoire à glace, un piano droit. Il y a aussi un lit, – et quel ! – un lit de cuivre pour trois personnes au moins, solide, élastique, cossu et renflé sous un édredon américain en satin rose. Par la porte entrouverte, dans la pièce voisine, j’aperçois un autre lit, non moins vaste, non moins douillet, flanqué d’un troisième lit pareil aux deux premiers…

J’inventorie, découragée, cet intérieur « tunisien ». Des rideaux en damas de laine beige pendent, de travers, au deux fenêtres ; il pleut des calendriers en chromolithographies, des vide-poches en zinc, des tambourins à paysage Louis XVI… Une mince carpette rosâtre couvre un quart du plancher, mais on a cloué, au long du lit, contre le mur, un assez joli tapis turc… Au-dessus du piano, deux grandes photographies se sourient : une jeune femme en costume tailleur, l’ombrelle ouverte au-dessus de son grand chapeau de plage, et un jeune homme aux cheveux luisants…

– On se croirait à Paris chez ma concierge ! s’écrie Lulu. Je l’épaterai bien, en rentrant, ma pipelette, en lui apprenant qu’elle a un « intérieur tunisien » !

On chuchote dans la pièce à côté… La porte s’ouvre enfin, pour livrer passage à ces dames Sammama, mère et fille.

Mme Sammama mère s’avance la première, énorme, lourde, avec un dandinement de cane grasse. Sa partie inférieure est drapée, comme un cache-pot géant, d’une fouta rayée de rose, de vert turquoise et de violet. Entre la fouta et le petit boléro mauve, pomponné de nœuds bleu ciel et de cannetille d’argent, hors de ses manches courtes, on voit dépasser l’affreux et traditionnel maillot marron, chiné de fils verdâtres.

Elle s’avance, muette, sans sourire, comme si elle ne nous voyait pas, et nous tend une main grasse qui ne serre pas les nôtres… L’audacieuse Lulu elle-même est un peu décontenancée. Mais sur les talons de Mme Sammama mère s’élance madame – ou mademoiselle – Sammama fille, le plus aimable, le plus paré, le plus bavard des oiseaux exotiques !

– Bonjour ! comment que vous allez ? Que c’est gentil de venir nous voir ! Beppino, il a prévenu mon frère de votre visite ! Ne faites pas attention : maman ne dit pas un mot de français. Asseyez-vous : on apporte le café tout de suite.

Elle parle le français presque sans faute, avec une voix de fillette ; son accent passerait pour slave, ou roumain, avec des longues et des brèves inattendues comme à Marseille. Elle est charmante, ni juive, ni tunisienne. Un nez court, un peu retroussé, de très fraîches joues rondes, une bouche saine, et des yeux noirs brillants, remuants, des yeux vifs de Bordelaise, un regard gai que ne voile nulle langueur orientale… Une frange coupée frôle ses sourcils, et un ruban blanc noue en arrière une queue de cheveux rudes, d’un noir roussi.

Mlle Sammama a revêtu, en notre honneur, une ample culotte – que dis-je ! une jupe-culotte ! – en satin broché lilas, un damas lyonnais si beau qu’« il se tient debout tout seul », comme on dit dans le Midi. Et son boléro est un chef-d’œuvre compliqué de métal, de dentelles, de roses fausses et de rubans.

Consciente de sa beauté encore toute fraîche, Mlle Sammama ne tarit pas en paroles, en rires surtout, en prévenances très parisiennes. Pour nous offrir le café, servi dans de petites tasses de Limoges, ébréchées, elle se lève dix fois, tourne, nous montre sa croupe déjà opulente, traîne, au bout de ses orteils chaussés de bas blancs, deux babouches très petites, puis s’assied enfin, arrange les plis de son grand pantalon lilas, et « fait salon », les mains croisées, en vraie dame.

Lulu est enchantée d’elle et ne le lui envoie pas dire :

– Qu’elle est gentille ! une vraie poupée ! Voulez-vous venir dîner avec nous ? ou promener en auto ? Comment ça s’appelle, ce bijou-là ? et cette petite veste ? Et pourquoi mettez-vous cette espèce de gilet en tricot ? Et votre mère, pourquoi a-t-elle les cheveux coupés tout courts, comme un garçon ? Ça ne vous ennuie pas que je vous photographie ?

En dix minutes, elles sont intimes. Mlle Sammama nous convie à un « couscous » familial, et nous apprenons qu’elle joue du piano, qu’elle parle anglais, que sa mère est « un peu à l’ancienne mode » et n’a jamais voulu parler français, que le bateau Carthage emmènera toute la famille dans quinze jours, à Paris, « comme tous les ans » !

– Mais vous savez, dit Mlle Sammama en riant, à Paris je ne m’habille pas comme ça ! je ne veux pas sembler l’air d’un singe ! Tenez, me voilà à Paris, l’an passé.

Elle désigne, vaniteuse, la photographie de la jeune femme à l’ombrelle, en costume tailleur.

– Moi, je vous préfère en culotte, déclare Lulu qui prise la couleur locale. Quel joli teint vous avez, dans tout ce mauve !

Ce n’est pas assez dire : Mlle Sammama semble ciselée dans un ambre très clair, sans fêlure, sans veines ; les joues, le cou, les bras, d’une chair froide, veloutée, inspirent le désir de s’y caresser… Pourtant, elle minaude, en frottant de la main ses belles joues :

– Oh ! vous plaisantez ! Moi que je suis si fatiguée ! Et puis, je ne serai jamais si belle que mama.

C’est l’évidence même, et nous ne protestons pas. Nous regardons Mme Sammama, énorme, écroulée dans un fauteuil. Elle ne remue pas, ne cherche pas à nous comprendre et ne vous regarde point. Ses bras et ses mains reposent, informes, sur ses genoux. Mais la nuque, le menton, le visage ont échappé, par miracle, à l’envahissement de la graisse et montrent, sans fards, les restes d’une beauté rare en tous les pays du monde. Les yeux, presque jaunes, rigoureusement horizontaux, dorment sous des sourcils à peine courbés, qui s’effilent au-dessus de la paupière comme un long nuage fin au-dessus du soleil couchant. La bouche, petite et fatiguée, ne s’est pas ouverte depuis le commencement de la visite ; seul, le bref nez léonin palpite et témoigne d’un dédain, d’une majesté tout animale…

Elle consent, pourtant, d’un signe, à se laisser kodaker par Lulu, à côté de sa fille qui joint les mains comme une accordée de village, et qui a disposé sur sa gorge rebondie, au bout d’une chaîne d’or, son bijou favori, le joyau de ses écrins : une petite bourse en mailles d’or, vide, qui vient de la rue de la Paix…

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