Spectacle mondain

Le Matin, 18 juin 1914

Paraître sur une scène… On dit qu’il n’en faut pas plus pour enivrer nombre de personnes honnêtes, qui pensent bien et ne vivent pas mal, occupées, le reste du temps, de leurs relations, du bon renom de leurs proches, de leurs alliances, enfin d’affaires uniquement mondaines. On assure que la manie théâtrale se gagne vite et crée ce type, ce monomane spécial, appelé l’amateur, celui de qui le comédien professionnel dit, en haussant les épaules : « Il jouerait sur la tête ! »

En contemplant les ébats bien réglés d’une « compagnie » improvisée et tout aristocratique, en écoutant autour de moi l’estimation détaillée qu’on fait de ses mérites, je crois découvrir – au-delà du plaisir explicable de paraître, de se déguiser, de s’embellir – ce qui amène, puis ramène, puis retient passionnément un artiste mondain sur les planches d’un théâtre : c’est l’envie, le besoin d’être jugé par ses pairs.

– Ah ! vous diront, à l’issue d’une représentation, le jeune premier fiévreux, la désinvolte ingénue tigrée, ah ! jouer sur un vrai théâtre, ah ! le grand public…

Je n’en jurerais pas, mais j’incline à penser que leur surexcitation passagère les trompe. Le vrai, le grand public, pour eux, c’est le « monde ». C’est le cénacle, aujourd’hui sévère, demain indulgent, plus têtu qu’austère et plus capricieux que clairvoyant, de leurs égaux, de leurs semblables. C’est leurs amis, leurs parents, l’oncle chez qui l’on chassa, le voisin de campagne, le lointain cousin, la jolie belle-sœur, le camarade de cercle, l’hôte fastueux, l’abonné du Français, l’altesse et le prétendant…

À en croire mes oreilles, ce « grand » public-là vaut en effet qu’on s’en soucie, et il me paraît bien plus difficile à séduire que l’autre. Et quelle sincérité terrible ! Aucun de mes voisins ne se soucie de ménager les interprètes que mêle, à cette heure, un ballet antique. Des voix de tête bravent toute musique, et même toute amitié, au profit de la vérité pure :

– C’est Mme de X… qui danse seule au milieu ? Ah ! qu’elle a tort de faire ça ! Elle est devenue beaucoup trop lourde pour ce genre d’exercices.

– Et ce pauvre Z… avec sa lance ! Si au moins il avait l’air de s’amuser !… Charmants, ces petits gestes natatoires des jeunes personnes !… Hé là ! Cher ami, dites-moi donc pourquoi diable Mlle de B. s’est-elle fait épiler le dessous des bras ?

– C’est la tenue d’été, mon vieux. Penche-toi un peu, que je puisse dire des choses pénibles à ta femme… oui, à vous, chère madame, à vous qui m’avez affirmé que le jeune V… était si joli garçon !…

– Qu’est-ce que vous voulez, je ne pouvais pas savoir qu’il avait des genoux de cheval de fiacre !… Mais au moins, vous la trouvez gentille, la petite de X…, avec sa tunique qui s’arrête au-dessus de… non, au-dessous du… enfin sa tunique courte ? C’est une si bonne enfant !…

(Silence bref, puis l’interlocuteur, à tue-tête :)

– Oui, pas mal, pas mal ! Elle m’inspirait assez, pas plus tard qu’avant-hier, mais depuis qu’elle nous en montre tant que ça à la fois, je me refroidis. Et c’est curieux, ma bonne amie, voyez donc, Mme de W., qui a le visage si parlant et si animé chez elle, elle a autant d’expression sur la scène qu’une poupée de cire ! (etc.).

Pour de tels juges, ceux-ci bavards, ceux-là pincés, les autres envieux et muets, de nobles jeunes femmes dansent, si fort attentives à leur pas de danse que certaines oublient sur leur visage un air préoccupé d’honnêtes employées ; de nobles jeunes hommes brandissent des épieux et bondissent, le jarret un peu raide… Le tableau final groupe, sur un fond, des costumes lourds d’or, peints, brodés de perles et de pierres, cinquante figures d’hommes et de femmes conscients de leur effort, respectueux d’une tâche accomplie devant un public qui les reflète comme un sévère miroir ; il y a là un demi-cent de faces singulièrement variées, où les origines ont laissé un « étampage » mystérieux, ici sur un nez busqué, là sur un front bossu fait pour le dur morion – sur un long menton anglais, sur un suave ovale sarrasin ou un front laiteux frangé de cheveux roux – sur la joue pleine et dans les grands yeux d’une Juive, noirs et magnifiques au-dessous d’un large diamant ancien au feu lent…

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