Un dîner le 17 mars

Le Matin, 26 mars 1914

– Huit heures et demie !…

– Vous avancez de cinq minutes…

– C’est égal… Ils vont arriver dans un joli état…

L’hôtesse – la femme d’un ministre d’hier, qui sera ministre demain – surveille la pendule et tend l’oreille. Rien que des femmes ; les hommes sont à la Chambre, et l’on attend la fin de la sinistre séance du 17 mars.

– On a sonné… Lequel est-ce ?

– Non, c’est le téléphone.

Elles rient, elles parient sur le nom de celui qui arrivera le premier, elles bavardent avec l’air de penser à autre chose et des yeux mobiles d’oiseaux inquiets. Leur préoccupation est si vive qu’elles ne s’astreignent plus à une causerie ; ce n’est entre elles qu’un échange puéril de gentillesses quasi orientales, des compliments sur une robe, sur une coiffure, des comparaisons entre deux sacs brodés de verroterie…

– On a sonné, cette fois !… C’en est un !…

Elles s’élancent, elles entourent le plus jeune et le plus gai des sous-secrétaires d’État. Il est en veston, toujours gai, mais las, avec les traits allongés et comme vernis de fatigue et de chaleur.

– Eh bien, c’est fini ? Ils viennent ? Vous les avez vus ?

Car elles pensent plus à leurs maris qu’à l’affaire, la nouvelle Affaire.

– On a sonné, on a sonné !…

C’est le maître de la maison, cette fois, puis deux journalistes politiques, un député, deux députés, qui portant veston et qui jaquette ou redingote… Congestionnés ou aigres, ils ont tous l’air d’avoir un peu fondu et noirci à un feu malfaisant. Ils sont enroués, de chaleur ou de courroux. On entend qu’ils ont soif, et l’on sent, à leur poignée de main, que pendant tout l’après-midi interminable cette main chaude a tourmenté, avec une irritation maniaque, le coupe-papier, le stylographe, les maillons d’une chaîne de montre…

Les femmes, parées et fraîches, semblent fêter des paladins recrus, qui réclament l’eau fraîche, le bassin et l’aiguière, et les parfums. Une main fine se glisse dans une grosse main d’homme ; une autre se pose à la dérobée sur un front dégarni, pour palper et éteindre la fièvre – gestes d’amoureuses moins que de gardes-malades tendres…

À table, les hommes avalent le potage comme une tisane, à grandes cuillerées, pour s’en débarrasser, et goûtent ensuite un moment de silence abattu. Le plus élégant d’entre eux n’est, à cette heure, qu’une bête de travail qui vient de quitter une besogne sans joie. Le maître de la maison s’accoude sur la table, effeuille une rose sans la voir et dit à mi-voix :

– Que c’est triste, mon Dieu, que c’est triste !…

Cependant les femmes, fidèles à leur emploi, savent qu’il sied de n’imiter point la tristesse des hommes, et que c’est l’heure de gazouiller, de se récrier sur les fleurs du surtout, sur la sauce crémeuse du poisson ; elles baignent les hommes moroses dans un bruit reposant, anodin de voix jeunes, de rires modérés, jusqu’à ce que l’un des convives, réconforté, jette, comme un petit tison au bûcher, le mot qui embrase toute la table et change le gazouillis en coups de gueule…

Ils sont du même avis, tous ceux qui dînent là – à si peu près ! – mais ils ont un tel excès d’indignation à dépenser que le moindre lapsus les tourne l’un contre l’autre, intolérants, blessés, méchants ; un valet de pied qui s’empresse reçoit en remerciement un très sec : « Je ne vous parle pas, à vous ! », ni plus ni moins que s’il était membre du Parlement… Les voix montent, s’enrouent ; un cri virulent de femme perce un instant le bruit, puis les dîneurs prennent, tous à la fois et brusquement, conscience de leur désordre et du lieu où ils sont, se maîtrisent, se font cordiaux, rient d’eux-mêmes, pour recommencer l’instant d’après…

Mais à la longue une chère fine, des vins à propos frappés ou tiédis animent d’une flamme égale et légère telle joue terreuse, tel œil morne de combattant trahi, telles pâles oreilles exsangues de bureaucrate privé de soleil. Les forces reviennent avec le rire, avec l’envie de plaire… Les convives se souviennent qu’il y a là des femmes qui sont leurs femmes, attentives à leur rôle et toutes passionnées de dévouement muet, sous leur fausse légèreté de favorites – des femmes qui maintenant parlent haut à leur tour, questionnent, offrent leur beauté comme une danseuse sa danse… Pour le repos et le salutaire plaisir d’un soir, les voilà redevenus simplement des hommes, sous le regard attendri et comme récompensé de leurs bonnes femelles.

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