La Revue

24 avril 1914

Je n’avais jamais vu cela. Je ne puis rapprocher ce spectacle d’aucun souvenir, d’aucune image déjà connu et enregistrée. La fourmilière ?… Non ; ni les vagues sans nombre… Je n’ai rien vu d’aussi inquiétant, qui occupe aussi totalement l’esprit que l’apparition, sur la plaine, là-bas, très loin, des premiers régiments, en marche sur nous. Il n’y a rien qui puisse inspirer une crainte aussi saine, aussi avouable, que la progression de ces parallélogrammes conscients, au mouvement insensible et sûr, sombres, ras au loin comme l’herbe, grandissants, soulignés d’une plinthe rouge – l’infanterie – barrés d’une frise d’argent fourbi – les cuirassiers…

J’ai de mauvais yeux, point de lorgnette, aussi le spectacle est-il plus beau encore pour moi. Je ne vois pas les hommes, ni les perfections de détail, ni les chevaux en ligne inflexible – je vois l’Armée… Ces atomes égrenés à son flanc, ce sont ses chefs, qu’on nomme autour de moi ? Qu’importe ? Ce qui atteint les fibres les plus désintéressées, les plus nobles, c’est la mystérieuse beauté du mouvement humain, par masses prodiguées ; c’est l’attrait du nombre, la géométrie rigide, puis tout à coup fondante, d’une multitude obéissante qui écrit, lisible sur la plaine plate, l’arabesque offensive ou défensive, la pensée d’un tout petit chef, caché quelque part.

Cela m’est bien égal que « Saint-Cyr » balance, en marchant, une main gauche que « Polytechnique » tient immobile et raide ; et je ne distingue le pas dansant des zouaves que parce qu’il met aux pieds du 4ème régiment deux ailes de poussière blanche… Les rangs des lignards, je les voudrais inépuisables, pour me complaire longtemps à l’impeccable chorégraphie qu’imprime, à leurs longs sillons d’hommes, le joli pas, relevé, léger, le joli pas du fantassin français.

Bleu sévère, rouge gai, noir piqué d’argent, j’ai là, sous les yeux, un bien grand morceau de notre armée… Avec l’émotion monte un souhait barbare, un souhait de possession vers cette mouvante richesse ; on voudrait détenir, au moins, le maître mot, le commandement qu’on n’entend pas et qui devant nous joue de cette armée, éprouve son infinie souplesse, sa vitesse racée, la brasse, la divise, dispose ses fragments en mosaïque précise, épanouit un rectangle en éventail, et projette magiquement, sous la forme d’une ligne déliée, hardie, la substance de deux carrés massifs de cavalerie…

Le vent croissant emporte la poussière, masque ici les bataillons, découvre là des cuirasses, là les tiges couchées d’une moisson de baïonnettes ; le beau tonnerre, la foudre brève et rose des canons, le crépitement des mitrailleuses, les bouffées haletantes des musiques, les perçantes trompettes, tout cela allume dans l’âme les plus anciennes, peut-être, des joies humaines, joie de servir et joie de combattre… Ils n’oublieront pas plus que moi, les spectateurs des tribunes, l’héroïque fredon, contenu, perceptible pourtant, qui accompagne les cuivres, murmuré par mille bouches à demi fermées :

Mourir pour la patrie…

L’instant d’après, un foudroyant nuage roule devant nous – fumée, poussière, vapeur des croupes ruisselantes – emportant la charge dernière, la Charge, divine par le nuage, humaine par l’éclair deviné d’une cuirasse, l’élan d’un bras et d’un sabre crevant le voile, par le col recourbé, les sabots jaillissants d’un cheval fou d’ardeur…

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