Les voilà, les voilà !

24 avril 1914

Paris, enchanté, attend un roi. Rien ne manque à sa joie républicaine ; il aura, outre un monarque, une reine à acclamer. Il a des drapeaux, des soldats, des cuivres belliqueux ; il a du soleil, de la poussière, et l’école buissonnière pendant un long après-midi, en semaine !

C’est presque le 14 juillet, en mieux, car le luxe de la fleur naturelle, sur les façades et dans les corbeilles des pylônes, remplace la banderole peinte et le triste écusson de carton. C’est une joie neuve, qu’aucun anniversaire n’a pâlie ni diminuée ; c’est une soudaine, une éclatante et confiante tendresse qui porte sur ces voies, dans une heure triomphale, un peuple un peu surpris de son propre enthousiasme, étonné d’être si nombreux et si chaud. La rue de la Paix palpite de drapeaux et de ramures, le rouge des oriflammes propage sur les murailles un reflet sanguin, des arcades électriques brûlent au plein jour, des agrès de fleurs semblent balancer toute, comme une jonque parée, l’avenue de l’Opéra, et une nue orageuse s’avance au-dessus de la ville, en dais d’un bleu sourd, ourlé de feu.

Au coin d’un trottoir, me voilà aussi prisonnière qu’un épi dans un champ d’épis. Devant moi, trois rangs de têtes et d’épaules, puis des dos bleus d’agents. Derrière moi, une échelle double, à tant l’échelon, qui plie sous un poids féminin très élégant, taffetas, souliers perlés, aigrettes, rubans, cerises… Vit-on jamais, depuis la visite des souverains russes, échelles si précieusement chargées ?… Le sac à outils d’un ouvrier plombier me presse assez durement à droite ; à gauche, un jeune homme bien mis cherche à engager la conversation avec un trottin vipérin, dressé sur deux sabots de velours poussiéreux, un parfait trottin acide et indomptable…

– Pardon, mademoiselle, c’est bien à 4 h 30 qu’il doit arriver, le roi George ?

– J’en sais rien ! réplique le trottin. Il vient me prendre à 6 heures pour l’apéritif.

Tous mes voisins montrent de la patience, peu d’émotion, de la gentillesse, un respect verbal très relatif ; mais ils restent là et n’en bougeront jusqu’à la fin. Ces dames de l’échelle paraissent se soucier des souverains anglais comme d’une jupe pratique, d’ailleurs, et témoignent seulement, en se contant à tue-tête leurs petites histoires intimes, qu’elles appartiennent probablement au meilleur monde.

– Le dîner chez les Breteuil sera très froid ! crie l’une d’elles.

– Parce que ?… glapit sa voisine d’en dessous.

– Parce que la princesse M… et la duchesse de L… y sont invitées toutes les deux, qu’elles y vont toutes les deux et qu’elles ne peuvent pas se sentir !

J’entends, sans la voir, la première partie de l’escorte et le premier landau, passage accueilli paisiblement dans notre coin de foule et commenté brièvement par le trottin :

– C’est rien, c’est Hennion… C’est rien, c’est h’un général…

– Ma chère, ulule une des dames de l’échelle, quels landaus miteux !

– Ces types en bicorne à plumes, remarque le trottin, ils n’ont pas l’air de se douter que les bordures en autruche ne se portent pas cette année !

Mais soudain elle pâlit, pince la bouche, danse sur place et s’écrie nerveusement :

– Les voilà ! Les voilà !

– Les voilà ! répètent les dames de l’échelle, le plombier jusque-là taciturne, le jeune homme serin et bien mis, tendus vers des arrivants que je ne vois toujours pas…

– Vive le roi !… Vive la reine !… Vive l’Angleterre !…

Les dames glapissantes, le trottin blême et enivré, qui a deux larmes au bout des cils, le plombier qui acclame sans lâcher son mégot, mes voisins jusqu’ici insignifiants, indifférents, tous donnent de la voix, lèvent les mains, agitent des mouchoirs, chacun dardant, pour aviver d’autant le foyer d’enthousiasme populaire, sa petite flamme personnelle, courte, ironique exprès, tutoyeuse ou respectueuse, sincère partout, et qui se moque de soi par respect humain, dès que le cortège a tourné le coin de l’avenue :

– Pas mal, tout ça, pas mal !… juge le trottin, que l’émotion enroue encore. Y a qu’une chose à supprimer : le chapeau bleu de la reine Mary.

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