Métiers de femmes

Le Matin, 2 avril 1914

Blondes toutes deux – douze, treize ans ? – elles ont de petites figures pâles, fines, très habilement et discrètement poudrées, entre les longues anglaises de cheveux soignés. Un ruban bleu sur la tempe droite, un autre ruban bleu, à gauche, au bord du béguin de velours noir attaché sous le menton. Les deux paletots sacs, solides et simples, s’arrêtent au genou, les bas noirs bien tendus ne laissent rien deviner de la peau entre leurs mailles serrées, et les souliers Richelieu à forte semelle brillent d’un cirage dûment brossé.

Fausses mineures ? Non. Les bas seraient plus fins et la jupe plus indiscrète. Petites filles ? Mais les petites filles, les vraies, ne se promènent pas toutes seules, par paires, entre Saint-Augustin et la Trinité, et ne passent pas, d’un pied assuré, le seuil des music-halls !…

Celles-ci, que vient d’avaler le porche sombre d’une « entrée d’artistes », sont danseuses, tout bonnement. Mais comme la chance (?) les a faites, à dix-huit ans, malingres et légères, avec de gracieux corps qui ne veulent pas s’épanouir, petits lilas de jardin parisien, elles ont mis en exploitation leur misère, en ouvrières ingénieuses. Elles profitent honnêtement d’une vogue déshonnête, celle du « numéro d’enfants ». On les verra en boys aux genoux nus, en naïf couple de gosses hollandais, en cosaque et en petite-russienne, dans toutes les danses, dans tous les costumes qui soulignent leur agilité garçonnière, la sèche précision de leur corps sans chair. À la ville, à la scène, elles portent le costume de leur bizarre condition et s’en vont court vêtues, nettes, actives ; mais le passant qui s’y trompe ne se trompe pas deux fois, renseigné par un regard, une mine revêche et pointue de chatte maigre…

Les temps sont durs et rares les places ; ne devient pas caissière ou dactylographe qui veut… Résolument, raisonnablement, ces deux jeunes femmes-ci se sont « établies » petites filles.

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