École de danse

Le Matin, 28 mai 1914

Une célèbre danseuse étrangère, salamandre un peu roussie de trop de flammes, forme à présent des jeunes filles à l’art de la danse. C’est, sur une vaste scène bornée de rideaux sombres, un charmant spectacle, et je me suis demandé pourquoi l’agrément s’en use si vite. De jolies enfants saines, en tuniques blanches ou en pagnes bigarrés, un choix de musiques généralement heureux, cela ne suffit donc pas ? Cela suffit, certes, à une procession, à des tableaux vivants, à deux ou trois divertissements païens ; cela suffit à une pantomime d’un comique enfantin et frais ; cela ne suffit pas tout à fait, il me semble, à la composition d’un spectacle de danse. On tente de nous apprendre, ici et ailleurs, que la danse, c’est la grâce, la jeunesse intacte, le voile qui épouse, au vent de la course, un corps demi-nu, la ronde enivrée, la farandole où les pieds nus foulent des roses effeuillées… Ceci, nous dit-on, c’est la Danse, avec un grand D, la danse éternelle. Nous arriverons peut-être à le croire, si l’on insiste beaucoup. Car une autre éducation, qui date de loin, nous détache assez vite de la grâce pure – qui n’exclut d’ailleurs aucune monotonie – au profit d’une chorégraphie plus sensiblement acrobatique. Combien de spectatrices, aux soirées que donnent l’artiste étrangère et son école, se disent avec froideur :

– Ravissant ! Mais au bout de trois semaines de leçons, je parie que nous pouvons figurer très honorablement là-dedans, ma fillette et moi…

Nous n’avons plus les sens assez fins pour ne pas préférer le prodige à la beauté. Nous voulons le prodige, qu’il soit le fruit du don ou celui de la longue patience. Nous nous délecterions moins de la Karsavina, ensemble malicieuse et plaintive, si ses « pointes » inimitables, si sa légèreté de feuille emportée, son tournoiement de calice détaché qui se visse dans l’air ne la tenaient éloignée du commun des mortels. La plus grande gloire, chez nous, d’un célèbre danseur russe, ce ne sera pas d’avoir été un mime subtil, ni de porter en lui ce bonheur du rythme, d’imposer, lorsqu’il dansait, l’illusion qu’il dansait involontairement… Nous nous passionnons surtout pour le côté extra-humain d’une chorégraphie inaccessible aux forces normales : ses bonds d’insecte, ses élans de jet d’eau, même ses embrassements singuliers d’anthropoïde amoureux.

Il est visible qu’on n’impose pas, aux jolies fillettes de l’école étrangère, l’apprentissage ardu des danses prodigieuses. Il est évident qu’elles obéissent à une fantaisie directrice d’invention un peu courte qui se trompe parfois, car on pourrait les occuper mieux, ces anges anglo-saxons en chemises de nuit, qu’à souffler dans des trompettes de mail-coach une regrettable musique de Mendelssohn.

Mais les calmes moments de cette soirée encadrent, rehaussent une stupéfiante minute : celle où fuse, de l’orchestre comme de la scène, le Feu d’artifice de Stravinsky. La « Maîtresse du Feu » y invente – peut-être inconsciemment sans décors, sans danseurs, le véritable ballet de l’avenir. Nous voici loin déjà des premières révélations de Loïe Fuller, de la femme-lis, de la femme-papillon ou oiseau, enchaînée à sa fournaise, agitant des ailes et des pétales. Sur la nuit sans étoiles du Feu d’artifice fleurissent soudain des roues embrasées, des serpents, des soleils, des fusées silencieuses ; les roues cheminent en tous sens inconcevablement, les serpents fulgurent et s’éteignent, la fusée crève en bulles d’or rose et vert, et cette reposante féerie, purifiée de toute présence humaine, ne dépend que de quelques chiffons trempés dans la lumière…

Musique et vision, il n’y a rien de pareil à ceci – sauf ces peintures, qu’on n’a jamais copiées, que l’on hésite à décrire, et qui sont, sous nos paupières fermées, les pétales, les guirlandes, les astres brodés sur l’envers de la tente noire du sommeil.

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