I

En montant l’escalier, Alice tâtait dans sa main la forme de la clef. « La même clef… Elle a toujours son anneau tordu, elles ne l’ont pas remplacée. » L’odeur de l’appartement, dès qu’elle referma la porte et qu’elle rejeta en arrière son petit voile de crêpe, la reconquit. Trente, quarante cigarettes quotidiennes, depuis des années, teignaient, tannaient l’atelier, ternissaient sa verrière oblique. Trente, quarante bouts de cigarettes consumées, écrasés dans la coupe de verre noir, témoignaient de l’habitude obstinée. « Et la coupe de verre noir est toujours là ! Ici, tout a été plus ou moins cassé, usé, détérioré, depuis trente ans. Mais la coupe noire est intacte. Qui donc a changé de parfum, ici ? Colombe ou Hermine ? » Sans avoir besoin d’y penser, elle fit « ventre creux » pour passer entre la demi-queue du piano et le mur, et elle reprit contact d’une manière originelle avec le grand canapé, c’est-à-dire qu’elle s’assit en amazone sur le dossier capitonné, bascula et se laissa rouler sur le siège. Mais le petit étendard de crêpe qui pavoisait son chapeau de deuil s’accrocha à l’angle d’une partition et resta en route. Alice fronça le nez et le front d’un air excédé et se releva. Dans un placard-penderie aménagé sous la partie mansardée du studio, elle trouva tout de suite ce qu’elle cherchait : un deux-pièces couleur moutarde, jupe unie et blouson en jersey imprimé de vert, qu’elle flaira : « À qui ? À Hermine ? Ou à Colombe ?… » Elle quitta prestement sa veste et sa jupe noires, revêtit avec confiance la robe de jersey, tirant la fermeture éclair, nouant à son cou l’écharpe du blouson. Les sœurs Eudes n’étaient pas jumelles, mais égales et ressemblantes par leurs grands beaux corps qui autrefois se servaient d’un costume pour deux, d’un chapeau pour trois, et d’une paire de gants pour quatre…

« C’est moche, ce noir ! » Alice rassembla ses vêtements, les enferma dans la penderie et chercha en vain des cigarettes. « À elles trois, elles ne pouvaient pas m’en laisser une, non ? » Elle se rappela que ces trois n’étaient plus que deux. Bizoute, la puînée, mariée par égarement, tournait des films documentaires, légèrement romancés, du côté des îles Marquises. Son mari prenait les vues, Bizoute mettait en scène une figuration Indigène. À peine alimentés par un commanditaire que poursuivait la malchance, ils traînaient une misère ensoleillée, allaient de goélette en cargo, de « paradis océanien » en « île de rêve », comme en témoignait, sur le poêle froid, une feuille de carton accotée au tuyau, couverte d’instantanés photographiques : Bizoute sur un atoll, Bizoute en paréo, les cheveux épars et couronnée de fleurs de tiaré, Bizoute brandissant un poisson… « Elle est maigre, naturellement. Tout ça est affreusement triste… Si j’avais été là… Il a fallu qu’elle se marie, pendant que Michel et moi nous étions absents. Ça devait être un jour de buffet particulièrement vide, et de tabac en miettes au fond des poches. Une si belle Bizoute, attelée à un Bouttemy râpé… Idiote… »

Sur le bureau couturé, tavelé de petites brûlures rondes, Alice trouva la grosse boîte d’allumettes sous les ébauches de mélodies notées par Colombe. Elle secoua les petits matelas de cendres écrasés entre les feuilles de papier à musique, découvrit une cigarette, une seule, un peu crevée, et une pipe de merisier noir : « La pipe de papa ! » Sa main épousait le fourneau de la pipe en forme d’œuf, qu’elle porta à ses narines. « Pauvre papa… » Deux petites larmes lui montèrent aux yeux, elle haussa l’épaule. « Il se repose. Plus de leçons de solfège, ni de piano. Il avait bien cru qu’il ne se reposerait jamais… C’est Colombe qui continue. »

Elle s’abandonna enfin au « toutounier natal », vaste canapé d’origine anglaise, indestructible, défoncé autant qu’une route forestière dans la saison des pluies. Un coussin vint à la rencontre de la nuque d’Alice. Son cuir était froid et doux comme une joue. Elle flaira le vieux maroquin tout imprégné de tabac et d’un parfum de chevelures et lui donna un petit baiser.

« Qui couche là-dessus ? Hermine, ou Colombe ? Mais à présent qu’elles ont tant de place, peut-être que personne ne dort plus sur le toutounier ?… « Elle plongea son avant-bras entre le dossier et le siège, explora toute la longueur du capitonnage, ramena du tabac pulvérisé, de la cellophane froissée en boule, un crayon, un comprimé d’aspirine, mais ne rencontra aucun pyjama roulé en boudin. Alors elle demeura immobile, écouta la fine averse qui criblait les vitres. « S’il ne pleuvait pas, je donnerais un peu d’air. Mais j’entends encore la pluie. Qui va rentrer la première, Hermine, ou Colombe ?

Le nom, l’image de Michel vinrent la tourmenter. Elle gardait à son mari, d’être mort, une rancune qui la distrayait souvent de son chagrin inégal, capricieux, mal assujetti. Elle pensait à Michel sans soulèvements tumultueux de larmes, sans abandon amer. Mais ce fuyard qu’on avait retrouvé immergé sous le barrage de Sarzat-le-Haut, cet imprudent qui s’était aventuré jusqu’à la rivière en crue, en bordure de ses terres, Alice lui gardait presque autant de sévérité que de regret. Couchée sur le dos, les lèvres refermées sur sa cigarette fendue qui ne tirait pas, Alice regardait encore une fois en elle-même le mort qui n’avait presque pas séjourné dans l’eau, le Michel pâle et reposé, ses cheveux mouillés que l’eau frisait. Elle n’avait pas d’horreur pour ce mort si bien boutonné, ce maladroit qui ne s’était pas méfié de la lourde argile rougeâtre. Mais elle ne trouvait pas en elle d’indulgence.

La glissade brusque, sur la rive lisse et délayée, aboutissait à une autre rive invisible. « M’avoir fait ça, à moi… » La surprise, l’évasion facile, sans maladie ni malaise, elle se refusait, dès qu’elle était seule, à les accepter.

Son regard, errant sur les murs jaunis, s’arrêtait à des pochades familières, à des tableautins sans cadres. Une grande ombre écailleuse, derrière le tuyau du poêle, marquait le chemin de la chaleur.

« Et si Hermine ne rentrait pas ? Et Colombe non plus ?… » Une conjecture aussi folle la fit sourire. La fine averse, sablant le vitrage, mena la voyageuse jusqu’au seuil du sommeil, et elle tressaillit au bruit de la clef tordue qui tournait dans la serrure.

– Hermine ? cria-t-elle.

– Non. Ici Colombe.

Alice s’assit d’un coup de reins.

– Tu n’as pas toussé, alors je croyais que c’était Hermine. Si on foule aux pieds toutes les traditions ! Au nom du Ciel, as-tu des cigarettes ?

Une boîte de cigarettes blondes tomba sur ses genoux. Les deux sœurs ne s’embrassèrent, sur la tempe et le bout de l’oreille, qu’après avoir aspiré, rejeté les premières bouffées.

– Quelle sale habitude, dit Colombe. Alors ? Te voilà ? Mais dis donc, dis donc, il me semble que je connais cette étoffe-là ?

Elle pinçait la jupe moutarde.

– Ah ! c’est à toi ? Je te repasse mon deuil en échange, si tu veux.

Elles reprenaient le « ton toutounier », ainsi elles nommaient une liberté invétérée de plaisanter sans rire, de n’éviter aucun sujet de conversation, de garder leur sang-froid presque en toutes circonstances, et de s’abstenir des larmes.

– Hermine ?… demanda Alice.

– Va bien… À peu près bien.

– C’est toujours monsieur Weekend qui l’occupe ?

– Toujours.

– Mais… Est-ce que c’est le même ?

– Sûr. Une tourte comme Hermine, si elle changeait d’homme, ça se verrait sur sa figure. Plus monogames que nous quatre, ça n’existe nulle part.

– Non… dit Alice d’un ton morne.

Colombe s’excusa en allongeant sur l’épaule de sa sœur une caresse brève comme une tape.

– Pardon !… Je ferai attention. Dis-moi, j’ai bien fait, ou non, de ne pas aller à… là-bas…

– À l’enterrement de Michel ? Oh ! oui, bien fait !… Oh !…

Elle aplatit d’un coup de poing le coussin de cuir. Sa main intolérante ouvrit sur son front sa frange épaisse et rigide de cheveux noirs, et ses yeux pâles, que verdissait la moindre émotion, menacèrent tout ce qu’elle venait de laisser dans une province malveillante, et même celui qui reposait, indifférent, dans un petit cimetière de village, au bout d’une allée de pommiers en fleurs…

– Oh ! Colombe, cet enterrement ! La pluie qui ne cessait pas, les yeux des gens, ce curé que je n’avais jamais vu, et des types, des centaines de types, une foule que je n’avais jamais vue non plus, en sept ans… Tu sais, quand on tape du pied sur le dessus d’une fourmilière et que ça sort de partout… Une manière de me regarder… Tout juste si je ne faisais pas figure d’accusée, tu sais !

Elle plongea son regard dans les yeux de Colombe, laissa tomber sa colère. Ses lèvres gercées tremblèrent en même temps que ses narines. La faiblesse, même passagère, convenait mal à son visage irrégulier, hardi, un peu écrasé, à ses yeux en forme de feuille de saule.

– Tt, tt, tt… lui reprocha Colombe.

– Et puis, reprit Alice, il y avait, en plus, ce… cet accident, cette surprise… On ne meurt pas si bêtement, Colombe, voyons ! On ne tombe pas à l’eau, comme un idiot, ou bien on nage ! Ces Méridionaux, ça ne nage donc pas ?… Oh ! je ne sais pas ce que je lui ferais !

Elle se rejeta en arrière, fuma d’une manière emportée.

– Je t’aime mieux comme ça, dit Colombe.

– Moi aussi, dit Alice. Pourtant je m’étais fait, jusqu’ici, une autre idée de la douleur des veuves…

L’ironie lui donnait tout de suite l’air de rire. Combien de fois Michel, à cause de cet air de rire, s’était-il senti atteint dans ce qu’il appelait sa dignité d’homme ?…

Colombe haussa ses longs sourcils vers ses cheveux noirs ondés, divisés par une raie au-dessus de la tempe gauche. Un seul bandeau traversait son front et se fixait, comme un rideau, derrière son oreille droite. Le reste de l’épaisse chevelure – les vigoureux cheveux des quatre filles Eudes – se massait, à grosses boucles, sur la nuque.

– Je n’ai eu que Maria pour venir à mon secours. Maria, oui, la gardienne. Elle a été épatante. Un tact, une espèce de miséricorde cachée et présente…

– Mais c’est nouveau, Alice ! Maria, tu m’avais toujours dit que cette vieille finaude était une créature à Michel !

– Oui. Le type de la gouvernante « pour monsieur seul ».

Eh bien, c’était changé, même avant la disparition de Michel. Il avait dû lui déplaire, je ne sais trop comment. Elle voyait à travers les murs, celle-là ! Elle couchait à côté de moi, dans le salon. Moi sur un canapé, elle sur l’autre, dans sa grande chemise de nonne.

– Dans le salon ? Pourquoi le salon ?

– Parce que j’avais peur, dit Alice.

Elle leva son long bras, le laissa retomber sur l’épaule de sa sœur.

– Peur, Colombe. Une vraie peur. Peur de tout, de la maison vide, peur quand on claquait une porte, peur quand la nuit venait… Peur de la manière dont… dont Michel était parti…

Colombe plongea dans les yeux de sa sœur son regard intelligent.

– Oui ?… Tu croirais ?…

– Non, dit nettement Alice. Mais c’est possible, ajouta-t-elle d’une voix molle.

– Histoires ? Affaires ?

Alice ne détourna pas les yeux.

– Laisse, va. Il y a des moments où la vie d’un homme et d’une femme m’apparaît comme quelque chose d’un peu indigne, un peu cabinet de toilette dans un placard… Ce n’est bon qu’à être caché. La preuve, c’est que j’avais peur de tout ce qui nous avait vus, à Cransac. Des deux bibliothèques noires au fond du salon. Des rossignols qui chantaient toute la nuit, oh ! toute la nuit… De cette caisse où on avait couché Michel, et après, de la disparition de cette caisse. Oh ! je déteste les morts, Colombe. Ils ne sont pas de la même espèce que nous. Je te scandalise ? Un homme… comme ça… enfin, sans vie, est-ce que c’est vraiment le même que celui qu’on a aimé ?… Tu ne peux pas comprendre…

D’une main conjuratrice, Colombe toucha le bois terni du demi-queue. Alice se rasséréna, sourit.

– Bon, bon. Je vois. Je vois que ça tient toujours, le Balabi et toi. Bons amis ? Ou bons amants ?

– Qu’est-ce que tu veux qu’on soit d’autre que des amis ? On est à moitié claqués de travail, l’un comme l’autre.

Elle bâilla, puis s’éclaira brusquement :

– Ça a pourtant l’air de s’arranger un peu pour lui. Il va diriger l’opérette de Pouric, à la rentrée.

Elle baissa la voix pour confier à Alice, sur un ton de gourmandise et d’espoir :

– Sa femme est malade !

– Non ?

– Si, mon petit ! Et sérieusement. Elle perd l’usage de ses jambes, et il paraît que si les piqûres qu’on lui fait n’agissent pas, le cœur peut flancher à tout instant et, parfaitement, pouf !…

Elle s’interrompit, contempla quelque chose d’heureux et d’invisible dont la vue rajeunit sa joue fatiguée, ses paupières plissées de myope.

– Mais, tu sais, il ne faut pas s’emballer comme ça. Pauvre Carrine… il a une de ces gueules… C’est surtout le manque de sommeil. On ne dort jamais assez. On est trop fatigués, on n’a plus le cœur à dormir. Je lui fais des bouts d’orchestration, des transcriptions, ce que je peux, après mes leçons…

Elle rajeunit brusquement, ouvrit grands ses très beaux yeux fatigués :

– Oh ! tu sais, il a une de ses chansons prise par Maurice Chevalier ! Ça, alors… Et tu sais, sauf le refrain, la chanson est de moi… Elle est gentille…

Elle chercha à atteindre le clavier derrière elle à tâtons, par-dessus le dossier du canapé, puis y renonça :

– Alice, je ne te parle peut-être pas assez de… de ce qui t’est arrivé…

– Mais si, mais si, bien assez, dit Alice froidement.

Leurs yeux presque pareils se croisèrent. Elles cachaient le plaisir qu’elles ressentaient à se retrouver si parentes, dures à elles-mêmes, cyniques par affectation et par pudeur.

– J’entends l’autre, dit Colombe. Je lui ouvre.

Avec une facilité qui venait de la longue habitude, elle passa ses jambes par-dessus le dossier du canapé, retomba sur ses pieds.

– Entre, toi. Oui, Alice est là. Embrasse-la et laisse-nous causer.

Hermine jeta son chapeau sur le piano et se glissa à côté de ses sœurs.

Elle appuya contre la joue d’Alice sa joue plus maigre, ses cheveux blonds qu’elle décolorait, et ferma tendrement les yeux.

– Tu sens bien bon, ma petite fille, dit Alice. Reste là.

– Qu’est-ce que vous disiez ? demanda Hermine sans ouvrir les yeux.

– Oh ! pas grand-chose de beau, va… Je disais que j’en ai ma claque, de tout ce que j’ai vu là-bas…

Toutes trois se turent. Alice lissait de la main les cheveux dorés de la fausse blonde. Colombe pianotait sur le bois sonore et déverni du Pleyel. Au soupir d’Alice, Hermine se souleva, interrogea le visage de sa sœur.

– Mais non, je ne pleure pas ! protesta Alice. Je suis éreintée. Je pense à tout ça… Pauvre Michou, il avait payé l’assurance…

– Quelle assurance ?

– Un truc, une assurance sur la vie. La Compagnie d’assurances aussi m’a fait la tête… Une politesse soupçonneuse… Une enquête, mes enfants, ils ont fait une enquête !… Je vous dis, j’en ai vu, là-bas, de plus d’une couleur… Enfin, c’est arrangé. Et Lascoumettes, oui, Lascoumettes, voyons le type du moulin ! il m’a lâché le paquet : il veut la maison et les terres autour ! Il va les avoir. Ah ! Seigneur, oui, il va les avoir ! S’il n’y a que moi pour les lui refuser !

– Mais alors, dit lentement Colombe, mais alors tu vas avoir de l’argent ?

– J’en ai déjà, j’aurai l’assurance, la vente de la propriété… quelque chose comme… deux cent quatre-vingt-cinq mille francs, mes petites filles.

– C’est fou… Mais alors, dit Colombe du même ton rêveur, alors tu me donnerais… tu pourrais me donner cinq cents francs ?

– Les voilà, dit Alice en fouillant son sac. Imbécile, tu en avais si besoin que ça ?

– Presque, dit Colombe.

Elle toussa pour se donner une contenance, baissa les yeux, fit tourner le bout de ses deux index dans l’angle interne de ses paupières, contre son nez. Alice faillit s’attendrir en contemplant les beaux traits ravagés de sa sœur, puis se souvint à temps que leur code particulier leur interdisait l’effusion. Elle jeta ses bras sur les épaules de ses sœurs.

– Oh ! mes enfants, venez ! Venez avec moi dîner, boire… Empêchez-moi de penser que Michel ne viendra pas nous rejoindre au dessert, mon gros Michel, mon Michel assez stupide pour être mort…

– Tt, tt, tt… blâma Colombe.

Alice reçut sans protester ce rappel à la convention de légèreté, de silence et d’ironie qui régissait leurs rapports. Mais elle fléchit un moment, resserra sa double étreinte.

– Mes enfants, je suis ici. Enfin, je suis ici, chuchota-t-elle avec un accent contenu.

– Ce n’est pas la première fois, dit Colombe froidement.

– Ni, que je pense, la dernière ? jeta Hermine.

Pour la mieux voir, Alice repoussa la tête blonde. Au col de sa robe noire étroite, Hermine avait épinglé une rose d’or. Sur l’un des pétales, une gouttelette de diamant brillait.

– Oh ! c’est joli, s’écria Alice, C’est monsieur Weekend qui te l’a donnée ?

Hermine rougit.

– Mais naturellement… Qui veux-tu…

– Mais je ne veux personne ! Je me contente parfaitement de monsieur Weekend !

– Un si bon patron, insinua Colombe.

Hermine se fit brave, toisa sa sœur.

– Il vaut Carrine, tu sais. Sans se fouler.

Alice caressa la tête dorée de celle qui avait choisi d’être blonde.

– Laisse-la tranquille, Colombe. Elle a vingt-neuf ans. Elle sait ce qu’elle a à faire. Hermine, le Balabi de Colombe, c’est un vieux zog très gentil…

– Un idiot comme moi, soupira Colombe.

– Oui, enfin un cœur d’or…

– Ah ! tout de même, ménage tes expressions, dit Colombe offensée.

– Mais je ne vois pas pourquoi monsieur Weekend ne présenterait pas, lui aussi, un choix de ces qualités solides qui…

– Qui vous dégoûtent d’un homme, acheva Colombe.

Personnellement je n’ai rien contre monsieur Weekend. À moins qu’il ne soit octogénaire.

– Ou couvert de pustules.

– Ou blond très clair…

– Ou officier de l’active…

Ou chef d’orchestre. Nous n’avons droit qu’à un chef d’orchestre pour quatre. Hermine, tu m’entends ? Hermine, je te cause.

Hermine, la tête penchée, écaillait de l’ongle du pouce le vernis de ses autres ongles. La chevelure blonde suffisait à atténuer sa ressemblance avec Alice, en dépit du nez un peu épaté, le nez annamite de la famille. Une petite raie lumineuse glissa le long de la narine charnue, brilla suspendue à la lèvre d’Hermine, se perdit dans la robe sombre.

– Hermine ! cria Alice sur le ton de l’indignation.

Hermine inclina la tête un peu plus bas.

– Prête-moi ton mouchoir, bégaya-t-elle.

– Laisse-la, elle est folle, dit Colombe dédaigneusement. On ne peut pas lui parler. Ou elle fait une scène, ou elle pleure.

– Laisse-la, toi-même. D’abord elle doit avoir de l’ennui. Elle est maigre.

Elle toucha le haut du bras d’Hermine, puis lui prit le sein, le pressa dans sa main et le soupesa.

– Pas assez plein, dit-elle. Que fait donc de toi monsieur Weekend ? Il ne te donne pas à manger ?

– Si, pleurnicha Hermine. Il est très gentil. Il m’a augmentée. Seulement, n’est-ce pas…

– Quoi ?

– Il est marié…

– Encore ! s’écria Alice. Vous ne plaisez donc qu’à des types mariés, vous deux ? Et tu es sa maîtresse, naturellement !

– Non, dit Hermine dans son mouchoir.

Par-dessus la tête penchée, Colombe et Alice échangèrent un regard.

– Pourquoi ?

– Je ne sais pas, dit Hermine. Je me retiens. Oh ! tout ça m’agace… Et les blagues idiotes de Colombe, par-dessus le marché…

– Nous sommes nerveuses, dit Colombe d’un ton affecté. Chaste et nerveuse.

– Écoute-la ! cria Hermine. Elle dit ça comme elle dirait que j’ai des poux ! Après tout, je suis libre ! Ça te regarde, si je suis nerveuse ?

Elle se recroquevillait dans son étroite robe noire, remontait ses épaules, croisait ses bras sur ses seins. En même temps elle récriminait avec violence, d’une bouche âpre et bien endentée, et Alice s’étonna :

– Mon Dieu, petite, tu ne peux pas prendre ça du bon côté ? Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on se charrie, entre toutounières, sur le toutounier natal. Personne n’a prétendu que tu n’étais pas libre. Tu ressembles à la petite chauve-souris que j’avais prise dans un filet à papillons…

Un bâillement lui coupa la parole.

– Oôh ! manger… N’importe quoi mais manger ! Neuf heures dix ! Il n’y a rien à croûter, ici ?

– Je voulais faire des œufs sur du jambon, offrit Colombe.

– Cache ça. Nous avons quinze ans de jambon et d’œufs à amortir. Je vous emmène chez Gustave. Une andouillette grosse comme mon bras, voilà ce qu’il me faut. Elles sont toujours bouennes-bouennes-bouennes, les andouillettes, chez Gustave ?

– Pas tellement, dit Hermine.

– Ne l’écoute pas ! protesta Colombe. Grasses comme des asticots, et fondantes…

– Vous avez fini ? coupa Alice. Moi, je m’en ressens pour Gustave et le chavignole. Au trot, c’est moi qui commande ! Colombe, tu as un tricbalous pour aller avec ta tenue moutarde ?

– J’ai un petit calot vert tricoté. Une merveille, dix-sept francs.

– Alice, tu ne vas pas sortir comme ça ? demande Hermine alarmée.

Alice la regarda durement.

– Rapport ? Parce que j’ai laissé le noir ? Oui, j’ai laissé tout le crêpe dans le padirac.

Elle tendit le bras vers le placard.

– Demain matin je le reprendrai.

– Ça ne te fait rien, à cause de…

– De Michel ? Non. À lui non plus, sûrement.

Elle s’interrompit, secoua la tête.

– Venez. Ça ne regarde que moi.

Elles se bousculèrent dans l’étroit cabinet de toilette, creusèrent le ventre, rentrèrent la croupe pour circuler entre le lavabo et la baignoire de zinc repeinte dix fois, se délassèrent en propos inutiles. À tour de rôle elles outrèrent le rouge de leurs lèvres, l’orange de leurs joues, grimacèrent identiquement pour vérifier l’éclat de leurs dents, enfin se ressemblèrent d’une manière banale et frappante. Mais elles cessèrent de se ressembler dès qu’elles eurent coiffé trois chapeaux différents. Colombe et Alice n’eurent pas l’air de remarquer une seconde petite rose d’or, épinglée dans le béret de velours noir, sur les cheveux blonds d’Hermine. Elles eurent toutes trois le même geste infaillible en inclinant sur l’œil droit le béret, le feutre usagé, le bonnet de laine verte. Colombe ne possédant pas de manteau moutarde, Alice noua sous son menton un gros foulard violet. Leurs mouvements, quand il s’agissait de parure, atteignaient le but avec virtuosité, utilisaient magistralement des parures et des tissus de rencontre.

– Tu te souviens, Colombe, du cache-col de papa, le chiné ? Ce qu’il m’allait bien…

Toutes trois se sourirent dans le miroir au tain taché. Elles échangèrent des mots rituels avant de descendre :

– La busette ?

– Elle est restée dans la serrure. Je la prends. Les sisibecques ?

– On passe devant le tabac, dit Alice, j’en achèterai pour tout le monde.

Elles allèrent bras sur bras, parlant haut, en travers de la rue déserte, respirant le crépuscule humide. Alice poussa du pied, en habituée, la porte du restaurant Gustave. Elle se coula jusqu’à la table qu’elle préférait, contre une cheminée à hotte, s’assit en soupirant de plaisir. La longue salle, forée à même une épaisse et vieille bâtisse parisienne, étouffait les bruits. Rien n’y avait jamais été sacrifié à un goût personnel, ni à un raffinement.

– Tu vois, dit Colombe, c’est immuable. On vient ici pour manger, comme au confessionnal pour se confesser.

– Encore le confessionnal se permet des guirlandes et des sculptures dans le goût temporel… Où est donc Hermine ?

Hermine, attardée près d’une table, causait avec une dîneuse seule, simple, un peu replète.

– Qui c’est, cette rombière ? demanda Alice.

Colombe mit sa bouche près de l’oreille d’Alice.

– Madame Weekend. La vraie. La légitime.

– Comment ?

– Oui. De son nom Rosita Lacoste.

– Mais lui, celui que nous appelons monsieur Weekend… il s’appelle ?…

– Ben, il s’appelle Lacoste, voyons. Pas dans sa maison de commerce, sa maison de commerce c’est Lindauer.

– À ton idée, Colombe, qu’est-ce qu’il fera de la petite ?

Colombe haussa les épaules.

– La petite, ce n’est pas une raison pour qu’il ne l’épouse pas, un jour. Si on n’épousait que les célibataires !… Mais il y a un tas de choses que j’ignore. Hermine est changée, comme tu as vu.

– Et si je lui posais nettement la question ?

– Ça ne me paraît pas très indiqué… Fais attention, elle revient.

– Qu’est-ce que tu mangeras, petit ? Dis, Hermine ?

– Je… La même chose que vous, dit Hermine au hasard.

– Moi, c’est la brandade de morue et une andouillette, dit Alice.

– Moi, dit Colombe, un truc en bœuf haché avec un œuf dessus et de l’oignon cru tout autour. Et de la crème au chocolat après le fromage.

– Champagne nature, ou beaujolais, Hermine ? Hermine ! Où es-tu ?

– J’ai froid, dit Hermine en se frottant les mains. Un steak au poivre et de la salade.

– Froid ? Par ce temps ? Le huit mai ? Colombe, tu l’entends.

Colombe lui répondit par un signe à la dérobée, et Alice n’insista pas.

– Bois, Hermine, tu te réchaufferas.

Elles vidèrent à jeun leur premier pichet de chavignole. Alice respirait plus profondément, desserrait la contracture nerveuse de ses côtes. Elle entra, à la faveur du vin et du besoin de manger, dans une phase de bien-être, et toutes les lumières lui parurent d’un jaune très clair.

En face d’elle, les visages de ses deux sœurs, perdant soudain les caractéristiques imposées par l’aveugle habitude, se changèrent en visages étrangers, comme ceux que l’on rencontre une seule fois et qui ne cachent rien. Colombe laissait voir ses trente-quatre ans épuisés et ne cessait de fournir de nicotine sa trachéite chronique.

« Belle figure, songeait Alice. Elle a des virgules dans les coins de la bouche, des lèvres comme les miennes, mais devenues plus minces à force de serrer la cigarette en lisant, en jouant du piano, en chantant, en parlant. Un regard d’honnête homme découragé, une ravine en long dans les joues… Je parie qu’elle n’a jamais fait de l’œil qu’au Balabi, autre exemplaire de pure vertu et de fidélité. La petite est bien jolie, malgré ses cheveux blonds, ou à cause de ses cheveux blonds. Mais elle cloche de je ne sais où. Santé ? Embêtements ? Jalousie ? Cette histoire de « monsieur Weekend » n’est pas claire… Qu’est-ce qu’elle est venue faire ici, l’autre Mme Weekend ? C’est doux, d’être ici avec mes toutounières, et la brandade est en velours… »

Elle lampa encore un verre de vin fruité et froid, et le bourdonnement de la mer s’éveilla dans ses oreilles. Son bien-être s’en accrut, troublé seulement par un souci indistinct, quelque chose de noir comme un plafond enfumé, ou une nue basse, traînante. Le front plissé, elle chercha… « Ah ! oui, se dit-elle, ce qu’il y a, c’est que Michel est mort. Il est mort et ça dure déjà depuis des jours et des jours, et je me demande si ça va durer encore longtemps… Qu’est-ce qu’elles ont encore à se chamailler, ces deux-là ? »

– Non, je n’y suis pas allée, disait Hermine.

– Je le sais bien, dit Colombe.

– Mais parfaitement, je n’y suis pas allée, je ne m’en cache pas.

– Tu ne t’en caches pas, mais tu ne me l’as pas dit. Tu m’as dit « il faut que j’attende », de manière à me faire croire que c’était la direction du théâtre qui te demandait d’atteindre que la préposée à la location soit partie. Alors moi, bonne bête, je faisais des pieds et des mains pour que personne d’autre n’ait la place. Tu aurais pu dire simplement que ça ne t’intéressait pas, que tu n’avais pas besoin, – et je t’en félicite – de mille balles supplémentaires par mois.

– D’abord, je ne t’avais rien demandé !

Hermine n’élevait pas la voix, mais reprenait son expression de victime hargneuse, son regard de bas en haut, un petit gémissement râpeux à la fin des phrases. Colombe la traitait sans acrimonie, mais avec assez d’insistance pour qu’elle s’exaspérât peu à peu. Alice fit effort pour sortir de sa zone bourdonnante et jaune clair.

– Hé là, hé là, qu’est-ce que c’est que ces façons ? Pas d’histoires pendant qu’on mange, paragraphe III du code Toutounier. Paragraphe IV : jamais de discussions en public.

– Il n’y a plus personne, dit Colombe.

– Il y a la rombière d’Hermine. Elle paie son addition.

– Elle n’aura pas d’indigestion, elle a pris un cocktail, remarqua Colombe.

– Qui est-ce, cette forte personne ? demanda négligemment Alice.

– Une ancienne modéliste de chez Vertuchou, je crois, répondit Hermine sur le même ton. Je l’ai connue au studio d’Épinay, quand je figurais dans Sa Majesté Mimi.

– Elle est chez Vertuchou ?

– Elle y était, je crois… À présent, je ne sais pas… Verse-moi quelque chose, j’ai soif…

Elle mouilla d’eau son vin, et le col de la carafe grelotta contre le bord du verre. Alice chercha du regard la femme aux cheveux gris, qui atteignait la porte. Hermine cessa de manger, et posa son couvert en travers de son assiette.

– Plus faim ?

– Plus guère…

– Dommage. On change de vin, Colombe ?

– Une goutte de beaujolais, pour faire plaisir au fromage…

Colombe devenait un peu rouge, sur les pommettes et les ailes du nez. Un œil cligné par l’habitude de la cigarette, elle jouait du piano sur le bord de la table. Alice ne s’étonnait pas qu’aucune de ses sœurs ne lui parlât de Michel. Elle-même, assaillie de moment en moment par le souvenir engourdi, refoulait la sollicitation du mort comme s’il l’eût attendue à la maison. « Tout à l’heure… Un peu de patience… » Il avait cessé d’être un corps repêché, humide, horizontal. Peut-être se tenait-il chez lui, assis et le téléphone à l’oreille, ou debout et les coudes appuyés sur le pupitre supérieur du bureau Tronchin. « Un instant, Michel… Laisse-nous… Tu sais bien que c’est notre délassement, à nous autres les filles Eudes, ces petits repas où nous ne voulons pas de convives… »

– Un fruit, Hermine ? La tarte maison ?

– Merci non.

– Quelque chose qui ne va pas ?

– Tout va très bien.

Et pour preuve, Hermine repoussa son assiette, pressa sa serviette sur ses yeux et sanglota avec violence.

– Hermine ! s’écria Colombe.

– Laisse-la. Elle aura plus vite fini si elle ne se retient pas.

Alice se remit à manger, imitée par Colombe qui refleurissait sous le bienfait de la viande rouge et du vin honnête, pansée en outre et comme guérie à jamais de tout souci par le grand billet de cinq cents francs plié dans son sac.

Une pudeur fraternelle les détournait de la sœur atteinte, et elles s’abstinrent de la regarder comme si elle eût, en public, souffert du ventre ou saigné du nez. Hermine s’apaisa, s’essuya les cils et se poudra.

– Guézézi, guézézi, lui dit Alice d’un ton encourageant.

Les yeux clairs d’Hermine, qui semblaient bleus depuis qu’elle était blonde, brillèrent entre ses paupières irritées.

– Guézézi, répéta-t-elle. C’est bientôt dit. Il faudrait pouvoir.

Elle demanda des cerises de primeur, cueillies très loin de Paris, déjà flétries au bout de leurs queues sèches. « Au bord du bois, tout près de l’eau, les cerisiers étaient encore fleuris… » se rappela Alice. « Sur les cheveux mouillés de Michel, il y avait deux ou trois pétales de cerisier… » Elle fronça les sourcils, fit mauvais visage au paysage qui ressuscitait, à son hôte immobile et devenu mystérieux, et appliqua toute la force défensive de son esprit à observer sa cadette.

Hermine restait pâle et troublée, pinçait distraitement ses noyaux de cerises entre le pouce et l’index. Avec appréhension, avec une sorte de répugnance, Alice songeait qu’il lui faudrait peut-être forcer le silence de cette sœur blonde et dissimulée. « Dissimulée ? Nous nous sommes surtout caché nos embêtements, depuis notre enfance… » Elles n’avaient pas connu de luttes intestines, ni de rivalités familiales. Leurs combats étaient d’autre sorte. Lutte pour manger, pour enlever un poste de dessinatrice, un emploi de vendeuse, de secrétaire d’accompagnatrice dans un beuglant de quartier ; former, à elles quatre, un quatuor à cordes, médiocre, pour les grands cafés… Hermine avait été plusieurs fois mannequin. Beau moyen de dépérir rapidement, d’arriver à la limite de ses forces, à l’écœurement du café noir, après quoi elle cherchait dans les studios… Et Bizoute ? Que Bizoute était jolie, encadrée dans le guichet de la location, aux Bouffes !… Mais on s’édifie vite, quand on est une des quatre filles Eudes, sur la persistance des desseins formés par l’administration des hommes, qui bute contre une paroi de verre, un grillage en cuivre, un seuil de couturier, et n’essaie guère de les franchir… « C’est au point, pensait Alice, que je me demande si la plupart des prétendues victimes trop aimées ne se bourrent pas le crâne… »

Colombe, la musicienne, n’eût pas, pendant les pires semaines, lâché la musique pour une oie aux marrons… Alice, elle, savait tout faire. Elle avait même su se marier… Des vies pures, en somme, des vies de filles pauvres et dédaigneuses, fringantes sur leurs talons tournés, et qui toisaient l’amour sans considération, d’un air de dire : « Pousse-toi un peu, mon vieux, fais-toi petit… Avant toi, il y a la faim, la férocité et le besoin de rire… »

Alice regardait à la dérobée la figure d’Hermine, son menton qui s’effilait, une ombre dans sa joue, sous une molle boucle de cheveux blonds… Elle soupira, sortit de sa solitude.

– Café, les toutounières ?

Colombe repoussa du geste, violemment, la tentation, puis l’accueillit avec un rire humble.

– Oh ! oui, café ! Café, et puis tant pis ! Café, calva, tout !

Elle retourna le menu, y jeta d’une main vive des signes d’écriture musicale. Son feutre sur l’œil, sa cigarette qui lui tirait la bouche à droite n’ôtaient à ses traits que la symétrie, respectaient leur expression de fatigue noble et distraite. « Celle-ci méritait mieux que ce qu’elle a », jugea Alice, « même en y comprenant Carinne, dit le Balabi. »

– Tu ne devrais pas prendre de café le soir, Hermine…

– Crois-tu ?

La cadette souriait, mais Alice discerna la froideur, le défi du sourire, s’alarma en silence.

– Comme tu voudras, mon petit.

Sur la table desservie, le garçon à moustaches grises disposa une nappe de papier, un calvados couleur de caramel clair et les tasses ébouillantées, puis le pot de terre coiffé d’un filtre, et Colombe s’anima.

– Il sent toujours bon, leur café, hein, Alice… Alors ? Qu’est-ce que tu comptes faire après tout ça ?

– Tout ça quoi ?

– Mais, Alice, je voulais dire… enfin, Michel…

– Ah ! oui… Rien. Rien pour l’instant. Il y a encore un tas de trucs légaux… Ah ! là là… Par chance, Michel n’a aucune famille. Je compte surtout parler de lui le moins possible.

– Bon. Comme tu voudras.

– Parce que, pour dire la vérité, je… je ne suis pas très contente de lui, dans cette affaire…

– Quelle affaire ?

– Mais… je trouve qu’il n’aurait pas dû mourir.

Elle écrasa sa cigarette dans une soucoupe, et répéta, avec une expression de scrupule :

– Voilà, je trouve qu’il n’aurait pas dû mourir. Je ne sais pas si tu me comprends…

– Très bien. Je crois. Tu es aussi sévère, en somme, pour un accident imbécile que tu le serais pour… pour un suicide.

– Exact. Un suicide, ce n’est pas très reluisant.

– Quelle qu’en soit la cause ? demanda Hermine.

Elle écoutait ses sœurs avec agitation, festonnait d’un ongle aigu la nappe de papier.

– Quelle qu’en soit la cause, dit Alice.

– Quelle qu’en soit la cause, répéta Colombe.

Elle échangea avec Alice un calme et fidèle regard.

– Mais enfin, s’écria Hermine, il y a des suicides qui ont pour motif le… le désespoir… l’amour…

– Que tu dis ! Hein, Alice ? Moi, risqua Colombe, je crois que si un homme m’aime, il ne doit pas me préférer quelque chose d’autre, même le suicide.

– Mais si tu l’avais désespéré, Colombe ?

Colombe regarda sa sœur avec une sorte de naïveté majestueuse.

– Comment veux-tu qu’il soit désespéré si je suis là ? Il ne pourrait l’être logiquement que si je n’étais plus là…

– J’aime « logiquement », dit Alice, en souriant à Colombe.

Mais Hermine rougissait jusqu’aux cheveux. Plus secrète que ses sœurs, il lui arrivait par moments d’être plus déchiffrable.

– Je vous trouve… je vous trouve inouïes ! cria-t-elle. Vous chicanez à un homme son droit de tomber à l’eau sans le faire exprès !

– Mais bien entendu, dit Alice.

– Oh !… Cet homme qui a pensé à toi jusqu’après la vie, qui a songé à assurer ton existence…

– Et puis ? dit rudement Alice. Les bienfaits matériels, tu sais, moi… Il aurait mieux fait de préserver la sienne, d’existence.

– Oh ! Tu es… Tu es…

Hermine déchira un long ruban de la nappe en papier, et jeta, en baissant la voix, quelques paroles injurieuses. Colombe et Alice attendaient qu’elle se calmât, et leur patience, leur réserve parurent la blesser. Lorsqu’elle soupira imprudemment : « Pauvre Michel ! » Alice lui posa la main sur le bras :

– Attention, ma petite fille. Tu as bu un peu de vin ce soir. Tu es la seule de nous quatre qui n’entende rien au vin. Michel, ça me regarde. Même là où il est. Si je ne peux plus, devant vous deux, dire ce que je pense, si je ne peux plus avoir tort tranquillement, par injustice naturelle, ou par… amour…

Hermine dégagea impétueusement son bras, colla sa joue sur la main d’Alice :

– Si ! Si ! Tu peux ! s’écria-t-elle tout bas. Aie tort ! Aie tort ! Ne fais pas attention ! Tu sais bien que je suis la plus petite !

– Tt, tt, tt… blâma Colombe.

– Ne la gronde pas, dit Alice.

Elle supportait, avec autant d’attendrissement que d’inquiétude, la joue chaude sur sa main, et sur sa manche verte et marron qu’elle ne reconnaissait pas, glissaient les doux cheveux blonds désordonnés.

– Tiens-toi bien, petit. Il y a encore l’honnête serviteur et sa moustache de garçon de bains… Viens, on s’en va se coucher. Colombe, tu vois le Balabi à sa boîte, ce soir ?

Colombe ne répondit que par un grand hochement de tête mélancolique et négatif.

– Et toi, Hermine ? Tu es de sortie ?

– Non, dit Hermine sourdement. Où veux-tu que j’aille ?

– Alors déposez-moi, je paie un taxi. Je fonds de fatigue.

– Mais, dit Colombe, qui as-tu chez toi, pour t’aider ?

– Demain matin, j’ai la Non-Couchée.

– Et ce soir ?

– Ce soir, personne.

Elles se turent toutes trois, et s’apprêtèrent à sortir, en dissimulant que leurs pensées prenaient, toutes trois, le chemin d’un appartement où Alice allait entrer seule, et seule passer la nuit.

– Alice, dit Hermine, tu vas garder cet appartement, je veux dire, ton appartement ?

Alice leva ses longs bras.

– Tu me demandes ça !… Est-ce que je sais ? Non, je ne le garde pas. Oui, je le garde, – pour le moment. Et puis filons, ou je dors sur la table…

La nuit, embuée et douce, était sans brise ni parfums. Dans le taxi, Alice s’assit entre ses deux sœurs, passa ses bras sous deux bras pareils aux siens, et aussi beaux. Mais du côté d’Hermine, elle étreignait une chair diminuée, un coude pointu. « Qu’est-ce que ça peut être, l’histoire de la petite Hermine ?… »

– Si tu avais besoin de quelque chose… dit soudain Colombe. Odéon 28-27.

– Tu as enfin fait mettre le téléphone ? C’est une grande date !

– Ce n’est pas moi, dit brièvement Colombe. Il est dans la chambre d’Hermine.

Debout sur le trottoir, elles levèrent toutes trois la tête vers le troisième étage comme si elles craignaient d’y voir de la lumière. Alice laissa partir ses sœurs, et referma la lourde porte. Dès l’ascenseur, lent et orné de ferronneries gothiques, elle fut édifiée sur sa propre lâcheté. Le bruit que fit la clef en tournant dans la serrure, une volige du parquet qui geignit sous le tapis lorsqu’elle traversa le vestibule, d’autres craquements familiers, ceux-là mêmes qui accompagnaient les retours de Michel, la nuit, lui annoncèrent clairement la déroute de son sang-froid. Brave, elle supportait la peur comme un autre malaise, l’admettait en la discutant. « Je n’ai qu’à garder de la lumière toute la nuit », pensa-t-elle.

Elle alla ouvrir, d’une main ferme, le cabinet de travail de Michel, éclaira largement la pièce, respira la faible odeur de cuir, d’eau de toilette parfumée, de tabac et de papier imprimé, qui fit monter à sa gorge un sanglot affectueux, des larmes de regret pur, qu’il lui eût été doux de verser longuement. Mais elle aperçut, posés sur le bureau, une paire de gants d’homme, en grosse peau d’un jaune sulfureux, les gants de Michel, et elle se mit à suer légèrement, en regardant de biais ces gants jaunes dont les doigts renflés, infléchis, imitaient l’attitude d’une main connue et vivante. Elle baissa la tête, exigea d’elle-même de la docilité, de l’attention, écouta les battements de son cœur, en supputant les chances qui lui restaient de passer une nuit à peu près tranquille. Elle escompta aussi la rencontre inévitable d’un pyjama de Michel accroché dans la salle de bains, et surtout la présence du lit jumeau qui serait, à côté du sien, vide et houssé de velours fauve… Depuis qu’elle avait affronté, à Cransac, un Michel à jamais couché, elle renâclait, de toute sa force, contre l’image d’un lit inaccessible au repos, au plaisir, le lit de Michel.

Par orgueil, par bon sens, elle ne voulut pas céder tout de suite, et se tint debout au milieu du cabinet de travail, devant le bureau, sur lequel régnait l’ordre que maintiennent aisément ceux qui écrivent peu. Au centre, le sous-main à coins de cuir, flanqué du tampon buvard, de crayons rouges et bleus, d’une règle en métal chromé. « Une règle, constata Alice. Qui se sert d’une règle ? Je ne m’étais jamais aperçue qu’il y avait une règle… Et ce cendrier… Comment ai-je pu lui laisser ce cendrier de brasserie… » Elle se força à sourire. Mais elle savait bien qu’elle céderait. Sa frange de cheveux noirs lui collait au front. Venu entre les lames des persiennes closes, un souffle marcha dans la pièce, et l’un des feuillets posés sur le bureau se souleva…

« C’est assez », pensa Alice. Une goutte de transpiration descendit de sa tempe. D’un effort lucide, elle bannit de son cerveau et de ses yeux le nuage qui enfante les apparitions, et sortit de la pièce sans oublier d’éteindre l’électricité.

L’escalier, qu’elle éclaira, servit d’épreuve à ses genoux tremblants. « C’est presque fini… Encore un étage… Voilà, c’est fini. » La rue était devant elle, et ses rapides passants de minuit, et sur sa tête les étoiles poussiéreuses. Elle souriait, fourbue, et appelait machinalement : « Le toutounier… Le toutounier… »

Sur le palier de l’appartement natal elle entendit la voix de Colombe qui répondait à celle d’Hermine, et elle frappa doucement, selon le rythme convenu. Colombe s’exclama : « Ah ! par exemple ! » et vint ouvrir, ensachée dans un pyjama du père Eudes, les cheveux brossés, tout humides, en arrière de son front plus blanc que le reste de son visage.

– Entre, ma toutounière ! Te voilà revenue ? Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Alice baissa son petit nez écrasé, fit une grimace pleine de larmes :

– J’avais peur toute seule, dit-elle sans honte. Où couche la petite ?

– Dans la chambre. Dans le vrai lit. Moi, j’ai gardé le toutounier.

Alice regardait le vaste divan, ses draps bordés à la diable, son vallon au milieu, les journaux du soir sur le plaid qui servait de couverture, et la lampe du piano, coiffée pour la nuit d’un cornet de papier bleu…

Une demi-heure plus tard, elle gisait dans un sommeil mi-conscient comme celui que goûtent les animaux. Endormie, Alice déplia, lorsque Colombe la rejoignit, l’un de ses bras.

Elle sut vaguement que sa longue jambe se modelait, genou fléchi, contre une jambe pareille. Un bras tâta l’air, trouva sa place protectrice en travers d’un sein. La bouche de Colombe baisa au hasard un bout d’oreille, des cheveux plats, soupira : « Guézézi, guézézi », pour éloigner les mauvais songes, et se tut jusqu’au matin.

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