II

– La scareûle !… La belle chiqueurée seuvège !… chantait une voix dans la rue. Alice l’écoutait, incrédule. Une partie d’elle-même veillait, une autre partie ne pouvait se libérer d’un songe.

« La scareûle !… C’est trop beau. Je rêve… » rêvait, Alice. « Ou bien j’ai vingt-six ans, et Michel m’a donné rendez-vous pour ce soir au petit théâtre Grévin… »

Un arpège de piano, puis le récitatif-préambule de Schéhérazade l’éveillèrent rituellement. Au creux du toutounier natal elle reposait seule, sous la verrière de l’atelier voilée d’un rideau vert. Unie au demi-queue par le dossier du canapé qui le flanquait, elle s’imprégnait comme autrefois de la musique propagée en vibrations dans ses lombes, ses reins, dans la cage aérée de ses poumons. Elle se sentit si sonore qu’elle rejeta ce qui restait de son rêve et tendit les bras au jour vert, à la mélodie, à la musicienne, à ses anciens vingt-six ans…

Colombe, assise au piano, fumait, un œil fermé, la tête de travers. Elle avait roulé au-dessus des coudes le pyjama du père Eudes, et manœuvrait les pédales à l’aide de ses pieds nus.

– Où est l’autre ? cria Alice.

– Fait le café, mâchonna Colombe.

Elle quitta le piano, ouvrit la fenêtre basse sous la verrière et s’accouda.

– La scareûle… La belle chiqueurée seuvège… chanta la rue.

Alice bondit, sangla la cordelière du peignoir de bain dans lequel elle avait dormi, et rejoignit sa sœur.

– Colombe ! C’est la même marchande ! Colombe !

– Moui !

– Une marchande des quatre-saisons peut donc vivre tant de fois quatre saisons ?

Colombe bâilla pour toute réponse, et le matin de mai éclaira sa fatigue.

– Je t’ai gênée pour dormir, Colombe ?

Un grand bras tomba sur l’épaule d’Alice.

– Dieu non, ma fille. Mais je crois que j’ai trois ans de sommeil en retard. Et toi ? Bonne nuit ? Soun, soun, veni veni ben ? Comme tu es fraîche ! Je ne t’avais pas encore regardée. Alice… Je ne voudrais pas te blesser, mais… Est-ce que vraiment tu peux être telle que tu es ce matin et avoir du chagrin ?

Alice remua les épaules.

– C’est stupide, Colombe… Il y a des chiens qui meurent avec le nez frais. D’ailleurs, il n’est nullement question que je meure. On n’est pas moralement responsable d’une bonne santé.

– Si, dit Colombe. Toujours un peu.

Sous le soleil qui atteignait la fenêtre, Alice clignait des paupières, en fronçant le nez et remontant la lèvre supérieure. Sa grimace découvrait ses gencives roses, ses dents larges profondément plantées, et sur son bonnet de cheveux noirs, coupés à ras des sourcils, jouait un reflet bleu. Elle s’anima brusquement.

– Songe donc, Colombe, j’ai mené là-bas depuis trois semaines, sans le dire à personne, une vie impossible… Et le plus curieux c’est qu’elle m’était possible. Les assureurs, Lascoumettes, le notaire, tous contre moi. Même Michel. Oui, même Michel ! Me laisser comme ça, toute seule, d’une minute à l’autre… Tout ce que tu voudras, mais se noyer par accident à six heures du matin, c’est suspect. Et avant tout, ce n’est pas chic. Quelle meute, à mes trousses ! Qu’est-ce qu’ils s’imaginaient donc ? Qu’ils m’auraient ? Que je lâcherais tout le bazar, maison et terres, pour rien ? Alors j’ai dit : on va voir. Tu sais, Lascoumettes, c’est quelqu’un. Mais si, tu le connais, un râblé, qui a des vignes de coteau tant et plus. Il voulait Cransac. Chevestre aussi, naturellement. Mais Chevestre, non ! Vendre une terre à son régisseur, ça fait vraiment trop moche. Alors, Lascoumettes, je l’invitais à déjeuner, pour discuter la vente. L’armagnac, le bœuf en daube, le lièvre pris au collet… Ah ! ma vieille… Je sais pourquoi les veuves engraissent à la campagne. Et tu sais, Lascoumettes, il n’aurait pas regardé à m’épouser ! À tant faire, il prenait tout le lot, le domaine et la femme. Enfin, quoi, c’est fini. Seulement, hier soir, j’ai pris en grippe et en peur le pied-à-terre. Alors je suis revenue ici. Ce toutounier, ce sommeil dans la même corbeille, avec toi… Le réveil Schéhérazade, la « belle chiqueurée seuvège », tout et tout… Ce que j’en avais besoin, Colombe… Donne-moi encore l’hospitalité de notre temps d’affamées…

Elle s’arrêta essoufflée, s’étira, heurta des deux mains le cadre de la fenêtre, ferma ses yeux envahis de soleil et de larmes. Son peignoir de bain s’entrouvrit sur un sein qui manquait de saillie mais se tenait bien accroché à sa base.

– Dire que j’étais comme ça, soupira Colombe, qui l’admirait. Ah ! pauvre Balabi… Il méritait mieux que ce qui l’attend… ce qui ne l’attend plus guère…

Elle repoussa en arrière son rideau oblique de cheveux et cria vers la chambre du fond :

– Non, mais, ce café ? Dix heures moins le quart, bon Dieu !

Elle baissa la voix.

– Alice, tu sais ce qu’elle fait, Hermine ? Elle téléphone. Ce matin à sept heures je l’entendais.

– Qu’est-ce qu’elle disait ?

– Je ne distinguais pas les mots. Mais l’intonation ne me plaisait pas. Une voix plate, sans inflexion. J’ai entendu seulement : « Je vous expliquerai. Non. Non. Sous aucun prétexte. » Et puis des larmes.

Elles se regardèrent avec perplexité. Un coup de pied repoussa la porte qui séparait l’atelier du couloir. Chargée d’un plateau, Hermine entra en même temps que l’odeur du café et du pain grillé.

– Deux crèmes et un noir ! annonça-t-elle. La concierge avait simplement gardé le lait en bas. Le beurre est invertébré, ce matin. Bonjour chéries avec unes.

Elle montra, à évoluer entre le canapé et le piano, à équilibrer le plateau sur la houle de papiers qui couvrait le bureau, une adresse, une gentillesse de jeune fille bien apprise. Les tasses emplies, les toasts distribués, Hermine s’assit en amazone sur le bras du toutounier.

– Tu as bien dormi, Alice ?

Alice répondit d’un signe et d’un sourire. Elle détaillait, stupéfaite, le pyjama d’Hermine, le pantalon persan en crêpe satin rose, la ceinture à frange de soie, l’empiècement de dentelle rousse, transparent sur des seins bruns de fausse blonde… Le pied nu d’Hermine balançait une mule rose, à grosse fleur d’argent.

– Ce qu’on arrive à faire pour trente-neuf francs, tout de même, dit Alice.

Les petites oreilles d’Hermine, pâles sous ses cheveux d’un blond froid, s’empourprèrent. Elle jeta à sa sœur un farouche regard, ne parla plus, rassembla les tasses vides sur le plateau de laque écaillée et sortit.

– On ne peut plus rigoler, je vois, dit Alice à Colombe. Elle n’était pas comme ça. Il s’agit pourtant bien du même monsieur Weekend ?

– Oui. Mais on ne dirait plus la même Hermine. Et tu trouves ça convenable, toi, qu’elle connaisse madame Weekend ? Moi, je dis que quand deux femmes qui feraient mieux de ne pas se connaître se connaissent, c’est là que réside l’immoralité.

– Tu dis souvent des paroles impérissables comme celle-là, ma Colombe Noire ? Qu’est-ce que tu peux bien en savoir, toi, de l’immoralité ?

Alice laissait paraître dans son rire l’espèce de vénération irrévérencieuse que lui inspirait sa sœur. Celle-ci lui livra en retour dans son regard la profonde, la puérile honnêteté d’une âme que rien n’abaissait ni ne rendait amère.

– Écoute, Alice, je te fais une affaire. Je te laisse la coiffeuse, donne-moi la baignoire, je suis en retard.

– Foin de la spéculation ! Garde tout. Je me baignerai chez moi. Déjeuner ? Ici ou dehors ?

La grande Colombe ouvrit des bras découragés.

– Deux leçons au Val-de-Grâce, et mon cours de chorale à deux heures et demie, dans le fond d’Auteuil… Comment veux-tu… J’ai une crémerie chaude sur ma route.

– Et Hermine ?

– Oh ! la petite ne rentre pas déjeuner. Son travail ne lui en laisse pas le temps… Qu’elle dit. Tu vas être bien seule.

–J’ai à faire, tu penses ! dit Alice d’un ton important pour cacher sa déception. C’est toujours la concierge qui monte à midi ? Je voudrais lui donner de l’argent pour le ménage.

– Tu m’en as donné hier soir.

– Oh ! pas d’histoires. Je reprends les finances. Laisse-moi faire. Je n’aime pas l’argent que j’ai. Rendez-vous ?…

– Sur le toutounier natal, six heures et demie, sept heures.

– Et Hermine ?

– N’y compte pas trop… Hermine ! cria-t-elle à pleine voix, tu dînes avec nous ?

Nulle réponse ne vint, mais au bout de quelques secondes, Hermine entra, et claqua la porte derrière elle. Un désordre incompréhensible la dévastait. Sa ceinture frangée de soie traînait, dénouée, une de ses épaules, nue, échappait à l’empiècement de dentelle et son visage portait les traces d’un maquillage interrompu. Alice imita le sang-froid rituel de Colombe et attendit. L’expression de violence qui parlait sur les traits d’Hermine fléchit, et elle s’adossa à la porte.

– Tu viens de te battre ? dit Colombe sans élever la voix.

– À peu près, répondit Hermine.

– On peut savoir, ou on ne peut pas ?

– On ne peut pas.

Elle renoua sa ceinture et couvrit son épaule nue.

– Bon, dit Colombe. Alice demandait si tu dînais avec nous ?

– Oh ! dîner… Oui, certainement.

Elle ajouta, sur un ton de politesse égarée : « Avec plaisir », et sourit machinalement, montrant les belles dents larges de la famille et des gencives d’anémique. Puis elle jeta sur Alice un regard d’enfant malade et s’en alla.

– Hein ? dit Colombe. Tu as vu ? Bon Dieu, mon métro…

– Mais, Colombe… On va la laisser comme ça ? Nous n’allons pas tâcher de savoir… d’arranger… Je ne la reconnais plus, moi, cette petite…

La tête penchée et l’œil cligné pour éviter le fil de fumée, Colombe haussa les épaules.

– Tu peux toujours essayer. Moi, j’y renonce. Ces histoires de monsieur Weekend, de téléphone, de divorce, et même de lettres anonymes… Ah ! là là…

Elle secoua ses doigts musculeux, tachés de nicotine, habiles à toucher le clavier, à pincer les cordes…

– De lettres anonymes ? dit vivement Alice. Adressées à qui ?

– Peut-être bien qu’Hermine en a reçu aussi, dit Colombe avec hésitation. On l’a fait venir une fois…

– Venir ? Où ça ? Qui, où ?

– Ça s’appelle un… commissaire aux délégations judiciaires, je crois… Là où on va se plaindre pour les scandales de famille et les… enfin les chantages…

– Mais ce n’est pas Hermine qui avait porté plainte ? Parle donc, il faut tout t’arracher !

– Ces trucs-là, moi, tu sais, je ne suis pas très versée…

– Ça se passait quand ?

– Attends… au mois de janvier.

– Elle était donc soupçonnée ? dit Alice après un silence. Mais de quoi ?

– Je ne sais pas, dit Colombe sincèrement. Ce que je sais, ce que je te dis, c’est venu après, par petits bouts, par des choses entendues au téléphone, des déductions… Tu vois bien qu’elle est inabordable… Oh ! là là, mon métro, mes deux gosses qui attendent leur leçon…

Alice sortit sans revoir la cadette, qu’une pudeur insolite verrouillait dans l’unique chambre à coucher. À travers la porte close, elle criait : « On n’entre pas, je suis nue et tatouée ! Oui, mon chou, à ce soir dîner ! Guézézi, guézézi ! Et le cinéma après ! Oui, mon chou ! »

Alice perdit patience et s’en alla, de noir vêtue, son petit voile de crêpe en travers du nez.

Elle suivit sans préméditation l’itinéraire familier. Son long pas la menait sûrement, comme dans le temps où elle allait retrouver, au sortir d’une innocente débauche toutounière de bavardage, de silence et de tabac, son mari et leur pied-à-terre. Dans le miroir d’un magasin elle vit venir à elle, de loin, une grande femme en deuil qui levait le nez en marchant et qui semblait mesurer son pas sur une musique.

« Tiens, ma robe est un peu courte », jugea-t-elle. Les bas noirs moulaient une jambe noble et haute. Elle entendit la voix agréable de Michel : « Où t’en vas-tu comme ça, mon interminable ? » Le souvenir fut si vif qu’elle buta contre un guéridon de café et se meurtrit un orteil. Elle n’avait pas imaginé que l’absence de Michel, la mort de Michel, son propre chagrin pussent tarder si longtemps à s’établir en elle, à marquer un niveau constant, une certitude que n’eussent troublée ni le sommeil ni l’activité. Quel désordre… Et comment le nommer ? Tantôt une crise d’oubli obtus, total, de la disparition : « Tiens, il faudra que je fasse redoubler son pardessus d’été… » Sur quoi la mémoire s’insurgeait brutale, envoyait le sang aux joues d’Alice. Puis venaient, de très loin, épanouis sans efforts, des moments d’ingratitude entière, l’indifférence d’une femme qui n’aurait jamais eu de mari, ni d’amant, ni connu Michel, ni pleuré un mort. « D’abord on ne pleure pas un mort, on l’oublie, ou on le remplace, si on ne meurt pas soi-même de son absence ! » Pendant ces saisons furtives de sécheresse, elle cherchait à se faire honte d’elle-même, mais une Alice plus savante n’ignorait pas qu’une femme n’a honte que de ce qu’elle laisse paraître, non de ce qu’elle éprouve…

« Oh ! c’est trop beau, ces renoncules des prés humides… » Elle ouvrait déjà son sac pour acheter une gerbe de grosses renoncules jaunes, vernissées, nourries d’eau courante ; mais elle songea à sa concierge, et à la Non-Couchée, personnes de principes rigides… « Il faudrait peut-être, par égard pour ces dames, que je n’achète que des immortelles teintes ? Je vais les dresser, moi… »

Pourtant, elle subit l’une, puis l’autre, avec résignation. Pendant qu’elle attendait, dans l’obscurité, que l’ascenseur descendît, elle entendit, venus de la loge, des mots de blâme : « Un petit voile court comme ça, je vous dis que ça suffit à peine pour un deuil d’oncle ! » La Non-Couchée, servante intermittente et neutre, chercha avec insistance, sur le front d’Alice, le bandeau blanc des veuves, et sur ses mains les gants de fil noir. Sa sollicitude se manifesta par une seule question :

– Madame ne voudrait pas que je lui fasse un petit bouillon d’herbes ?

Alice faillit éclater de rire. Mais sa gaieté intempestive ne dura guère… Dans l’appartement conjugal, toutes fenêtres ouvertes au soleil de mai, elle se sentait aigre, intolérante, cherchait autour d’elle, en vain, sa peur de la veille et l’errante présence d’un Michel désincarné. « Je voulais ranger des papiers… Quels papiers ? Les dossiers de Michel, je les connais, ils sont en ordre. Il y a le dossier de la gérance de l’Omnium-Cinéma de Saint-Raphaël, celui du Théâtre du Mail à Montpellier, celui de la Galerie Plumes et Pinceaux de Lyon, celui du Circuit Méditerranéen… Il y a les désastreux comptes de Cransac… Le bilan d’une pauvre petite vie d’homme, besogneux, un peu léger, un peu travailleur, qui était souvent en bas de la côte, et que je remontais… Moi, j’ai là mes croquis, des projets de costumes pour La Reine Aliénor. J’ai deux robes, deux manteaux… » Elle s’accouda à une fenêtre, se pencha sur la rue sans boutiques : « Je ne veux rien d’ici. Je n’aime rien, je ne maudis rien… Où est-ce que j’ai mal ? »

– Madame mange ici ce matin ?

Alice se retourna précipitamment :

– Non, non, je déjeune avec mes sœurs, vous comprenez…

Elle s’interrompit, en proie à un découragement qui lui semblait étrange, mais que la Non-Couchée parut trouver très naturel, car elle hocha sa tête couverte de cheveux inanimés, et leva une main :

– Si je comprends !… Et ce soir, Madame mange ici ?

Alice attendait la question, et cependant tressaillit :

– Non, non… Je suis mieux chez mes sœurs, en ce moment.

J’y coucherai aussi. À propos, je ne ferai pas rétablir le téléphone… Est-ce que l’eau est chaude ? Je vais prendre un bain vivement…

Un quart d’heure lui suffit. Malgré l’eau chaude, elle grelottait. Elle ne toucha pas au pyjama beige qui attendait, pendu dans la salle de bains, le retour de Michel, et elle retira avec précaution, d’un petit cercueil d’opaline, la brosse à dents qui voisinait avec celle de Michel. Puis elle emplit une valise, jeta sur son bras un manteau noir, et pour être bien sûre que rien ne la retiendrait, elle tint grande ouverte la porte d’entrée, pendant qu’elle commettait la Non-Couchée à l’entretien de l’appartement.

« Je supporte que Michel soit mort, et je flanche devant des choses sans importance, devant des gens sans venin personnel, – encore n’est-il pas démontré que la Non-Couchée ne dispose d’aucun venin personnel… Le toutounier… Vite, le toutounier… »

Elle ferma, d’attendrissement, ses grandes paupières. « Le toutounier… Le gîte, la caverne, ses marques humaines, ses traces humbles contre les murs, son incurie qui n’est pas sale… Personne n’y a été très heureux, mais personne ne veut le quitter… » Elle se souvint qu’elle déjeunait seule, et n’eut envie d’aucun restaurant. Avant de regagner l’atelier, elle acheta sur sa route des fenouils frais, une boîte de thon, des œufs à la coque, du fromage blanc et un quart de champagne. Mais la faim impérieuse qui la mordait au creux de l’estomac compromit sa dînette. Pendant qu’un œuf dansait dans l’eau bouillante, Alice mangeait le thon sans pain, le fromage poudré de poivre, et elle croquait les fenouils en guise de dessert lorsqu’elle s’avisa qu’elle n’avait pas débouché la petite bouteille de champagne. Elle la rangea dans le « padi-rac-deux », qui était le placard de la cuisine. Sur l’évier, une paire de bas de soie trempait dans une cuvette émaillée. « Les bas de Colombe, ou d’Hermine ?… Plutôt Hermine, ils sont fins… » Elle les savonna vivement, les coucha sur un essuie-main. Elle chantonnait tout bas, les lèvres fermées sur sa cigarette. « Et le café ? Oublié le café ! Je vais aller le prendre en face. »

Elle entra dans la chambre où couchait Hermine. « C’est un peu désordre, mais ça sent bon. » Elle rangea une paire de chaussures, le pyjama de crêpe satin, un démêloir. Le jour triste, venu d’une courette, devenait gai en traversant des rideaux roses à fleurs noires. « C’est plus chic que du temps du père Eudes, constata Alice. Mais je me plais mieux dans l’atelier. Cette chambre, elle est comme Hermine, pleine d’un tas de choses que je ne connais pas. »

En chantant à mi-voix : « Café, liqueur enchanteresse… », elle se recoiffa du petit chapeau de deuil et descendit. Au second étage une femme haletante, qui montait en courant, se jeta contre elle et s’excusa.

– Hermine !

– Oui…

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Rien… Tu permets ? Je monte…

Hermine trébucha et Alice ferma son bras solidement autour d’elle. Le petit béret noir épinglé d’une rose d’or tomba ; Hermine ne se baissa pas pour le ramasser.

– Je monte avec toi. Tiens la rampe, dit Alice. Tiens la rampe, je te dis.

Elle ramassa à tâtons le béret de velours, fit entrer sa sœur dans l’atelier, la poussa sur le divan de cuir. Tête nue, le front envahi par ses cheveux blonds, Hermine n’avait de singulier que sa pâleur, et le mouvement incessant de ses prunelles, qui allaient de droite à gauche, de gauche à droite comme si elle lisait.

– Tu as bu ? demanda Alice.

Hermine dit « non », de la tête.

– Tu as mangé ? Non plus ? Tu n’es pas blessée ?

Elle se saisit rapidement du sac de sa sœur, n’y trouva aucune arme.

– Attends une minute.

Elle apporta le quart de champagne, emplit à moitié un verre.

– Tiens. Si, si, bois. Le champagne tiède est le roi des vomitifs… Qu’est-ce qui t’arrive, ma petite fille ?

Hermine écarta le verre de ses lèvres mouillées et dévisagea sa sœur :

– Je ne suis pas ta petite fille ! J’ai tiré sur madame Lac…

sur madame Weekend !

– Comment ?

– J’ai tiré sur madame Weekend ! Combien de fois faut-il que je le répète ?

Elle vida le verre, le reposa. Alice baissa la tête, frotta ses doigts qu’un fourmillement froid engourdissait.

– Elle… elle est morte ? demanda-t-elle.

Hermine haussa furieusement les épaules.

– Penses-tu ! Je suis bien trop maladroite ! Non, elle n’est pas morte. Pas même blessée !

– Mais on sait… On va venir t’arrêter ? Hermine, c’est vrai, ce que tu me dis ? Ma Mine…

Hermine se mit à pleurer en geignant comme les enfants :

– Non, on ne va pas venir m’arrêter… Je l’ai ratée… Elle s’est fichue de moi… Elle m’a dit que je pouvais rentrer chez moi… qu’elle ne porterait pas même plainte… elle a dit aussi que j’avais le feuilleton dans le sang… Oh ! Alice…

Elle pressa ses deux poings sur ses yeux avec rage.

– Il n’y avait pas de témoins ?

– Non. Pas pour commencer.

– Et pour finir ?

– Pour finir…

Hermine s’interrompit, fit quelques pas dans l’étroit espace serré entre le demi-queue, la table-bureau et la fenêtre. Les mains à plat sur ses hanches, elle se laissait aller, le dos bombé et la poitrine creuse, comme font les mannequins fourbus.

– Je ne vois pas pourquoi je te raconte tout ça, dît-elle avec brusquerie. Enfin… Pour finir, il est entré, Léon… monsieur Weekend. Comme je ne devais pas me trouver là à cette heure-là, il a tiqué. Alors madame Lac… madame Weekend lui a dit que j’avais demandé à quitter le bureau parce que j’étais souffrante. Avec la tête que j’avais, il pouvait le croire.

– Et le revolver ?

– Elle l’a rangé dans un tiroir. Quelle camelote… Il ne marche pas. Tu penses la touche que j’avais, avec ça au bout du bras qui faisait tic-tic-tic quand je voulais tirer…

Elle s’en fut regarder dans la rue d’un air distrait, en mangeant le rouge de ses lèvres.

– Mais elle, insista Alice, quelle figure est-ce qu’elle…

– Elle ? Mais aucune. Elle m’avait tordu le poignet…

Elle releva un peu le bord de sa manche, le rabattit.

– Et elle avait ramassé le revolver. C’est tout. Oh ! tu ne la connais pas…

– Tu disais que monsieur Weekend est entré à la fin ? Quand tu es partie, qu’est-ce qu’il a fait ?

– Rien, dit Hermine. C’est un homme, dit-elle avec une tranquillité amère. Tu as déjà vu un homme faire un geste au moment précis où tu attends qu’il le fasse ?

– Pas souvent, dit Alice. Mais j ‘ai vu des femmes faire des gestes, comme tu dis, bien idiots… Tu ne vas pas prétendre…

– Silence, mon petit, silence. Chacun son enfantillage.

Étonnée, l’aînée leva les yeux sur la grande jeune femme noire qui lui ressemblait sauf les cheveux blonds, une maigreur anxieuse, et qui de leur vie n’avait songé à l’appeler « mon petit », sur un ton détaché et supérieur. Elle se sentit soudain fatiguée sans motif, étendit ses jambes sur le divan, souhaita très fort une tasse de café brûlant et la présence de Michel, le frivole silence de Michel après déjeuner, le froissement des journaux illustrés que feuilletait Michel…

– Écoute, Hermine…

D’un mouvement de bras, sa cadette repoussa ce qu’elle allait dire.

– Non. « Écoute, Hermine », c’est l’équivalent du « vois-tu, mon petit » que le père expérimenté verse sur son fils. Tu n’es pas expérimentée, Alice.

– Autant que toi, toujours…

– Moins que moi. Tu n’as jamais entrepris le pire des travaux des femmes, qui consiste à s’assurer un homme. Nous quatre, nous avons trimé plus que quatre, nous avons ri un peu moins que quatre, et puis toi, tu n’as eu qu’à te laisser tomber dans les bras de Michel. Franchement, tu ne t’es pas foulée ! Bizoute, je n’en parle pas. Elle est perdue.

Elle s’arrêta un moment à la fenêtre, frissonna visiblement et jeta sur ses épaules le plaid à grands carreaux, – le « dipla » – qui complétait, la nuit, la literie du divan. Aux yeux d’Alice, Hermine ressuscita ainsi l’Alice de vingt-cinq ans qui guettait, drapée dans le même plaid, près de la même fenêtre entrouverte, les trois coups de trompe rauques d’une misérable petite auto poussive, menée par Michel…

– L’amour, reprit Hermine, ça n’a jamais besoin de se fouler, quand il est réciproque. Tu n’avais personne à vaincre, entre toi et Michel.

– Mais, dit Alice, ton histoire avec monsieur Weekend, ce n’est donc pas une histoire d’amour ?

Hermine secoua ses fiévreuses épaules, serra ses joues chaudes entre ses mains.

– Si… Non… Tu dois bien penser…

– Pardon, coupa Alice. Je ne dois pas « bien penser ». Les suppositions gratuites n’ont jamais fait partie de notre code. Pas plus que l’inquisition outrageante. Je t’aurais envoyée baller si tu avais fourré ton nez, le plus joli nez et le moins annamite de la famille, dans mes affaires de cœur… Et personne n’a entamé le silence, pas très aimable, que tu gardais sur monsieur Weekend, que tu peux garder encore maintenant.

– Il en est bien temps, dit Hermine en riant tristement. Léon… monsieur Weekend, c’est… c’est ma chance, qu’est-ce que tu veux que je te dise… C’est mon but, un but qui s’est offert, c’est…

– Mais il est marié, Hermine !

– Mon vieux, ce n’est pas ma faute. Tu parles comme une femme d’avant le divorce.

– Mais est-ce que tu l’aimes ?

– Oui… Oui. Je ne pense qu’à ça. Depuis deux ans je réfléchis, je m’applique, je suis prudente, je m’étudie, je me fais une terrible éducation… terrible… Je suis même jalouse… Si ce n’est pas de l’amour, fichtre, ça le vaut bien !

L’âpreté quitta son visage de trente ans, elle pencha vers Alice un sourire de jeune fille coquette :

– Tu sais, il ne faut pas croire qu’il est si mal que ça !… D’abord, il n’a que quarante-cinq ans, et…

Alice éclata, l’interrompît :

– Mais, petite imbécile, on dirait que tu ne te doutes pas que tu viens de tirer sur sa femme, et que tout est fichu !

– Chut dit Hermine en levant un index sagace. Peut-être pas… Peut-être pas…

Déjà elle brillait d’énergie. Recolorée, elle se débarrassa du plaid, arpenta, entre la fenêtre et le piano, la case étroite où elles avaient grandi nombreuses.

Puis elle se laissa tomber sur le vieux divan. Molle et pâlie, les lèvres sèches, sa faiblesse l’envahissait jusqu’aux yeux. Elle ferma les paupières, rejeta par les narines un long souffle.

– Je ne sais pas si je déraille, murmura-t-elle, mais il me semble que ça doit être bien consolant de ne perdre un homme que parce qu’il meurt.

– C’est une opinion généralement accréditée parmi les femmes qui n’ont encore perdu ni leur mari, ni leur amant, dit Alice avec froideur. Est-ce que je peux savoir ce que tu vas faire, maintenant ? Je vais prendre un café en bas.

– Moi aussi.

Debout, la couleur de ses joues changea, et elle s’accota au piano.

– Ça va passer… Ah !… avant tout… Une minute, veux-tu ?

Elle s’accouda sur le demi-queue, serra à deux mains ses tempes :

– Il était, voyons… midi moins le quart quand je les ai laissés ensemble… Elle, elle déjeune avec sa fille chez elle… Mais lui, il mange presque toujours au réfectoire de ses employés. S’il y a déjeuné aujourd’hui, le déjeuner finit à… une heure, une heure dix… Quelle heure, Alice ?

– Une heure et demie.

– Ou il est monté à son bureau, ou il est allé prendre l’air. Elle lui a tout dit, ou bien elle ne lui a pas tout dit ? Laisse, je cherche à le voir…

Elle remplissait âprement sa mission télépathique, regardait à travers les murs et la distance, en appuyant le bout des doigts sur les globes de ses yeux.

– À mon avis, elle lui aura tout dit. Avec moi, elle a été d’un calme !… Mais après, elle aura eu la détente, et il en aura entendu ! Dans ce cas-là, il est à son bureau, et il attend que je lui téléphone ! dit-elle d’une haleine.

À grands pas précipités et incertains, elle courut vers sa chambre, où Alice entendit grincer le cadran de l’automatique.

– Allô… Allô… Ah… Oui, c’est moi… Comment ?… Oui, je pensais bien… Quoi ?… Oh ! ça m’est égal, n’importe où… Entendu.

Elle revint, transfigurée. La bouche orangée, deux couleurs de poudre sur le visage, et les yeux gris verts pleins d’une pensée enragée, blonde avec effronterie, belle à cause d’une grande bouche et d’un petit nez, elle remplit Alice d’étonnement.

– Mâtin, la belle meurtrière !…

Hermine accueillit le mot avec un sourire distrait, en fermant son gant.

– Alors ?… Tu l’as eu ?

– Eu.

– Tout est comme tu pensais ?

– Oui. Elle lui a parlé.

– Tout de même, ma Mine, si tu l’avais tuée… Où serais-tu ? Je me le demande…

– Tu n’as aucune imagination.

En étendant les bras elle sembla soudain s’envoler, s’ouvrir en croix, grandir :

– Ah ! cria-t-elle, il attendait, à côté du téléphone ! Il a fait son petit “ha-ham, ha-ham” d’homme embarrassé, il a bafouillé Dieu sait quoi, il a dit « trois heures », il a à peine parlé du machin, de l’outil… tic-tic-tic…

Le bras raide, l’index plié, elle visait le mur. Elle laissa retomber sa main, regarda sa sœur tendrement :

– Tout recommence, voyons, Alice ! La belle vie intenable va recommencer ! Ah ! cette fois-ci, je te jure bien…

Elle se blottit contre sa sœur, avec un tremblement de biche. Alice sentit au long de son flanc la saillie d’une hanche amaigrie :

– Viens, ma pauvre petite fille. Viens te réconforter.

Dans l’escalier, Hermine légère descendait en courant.

« Qu’est-ce qu’elle va devenir ? » se demandait Alice. « Si le revolver avait fonctionné… Qu’aurait dit Michel ? Depuis que je suis ici, ai-je eu le temps seulement de penser à Michel ? Ai-je même le désir de penser à Michel ? »

Elle se hâtait derrière sa sœur, respirait son parfum, projetait de lui parler avec patience et autorité. Mais elle savait qu’elle n’en ferait rien, et un peu envieusement, par comparaison, elle se trouvait dénuée.

L’euphorie, qu’Hermine gagnait à boire du café brûlant, passa vite. Dès que les aiguilles d’un coucou en faïence moulée, au mur du Café de la Banque et des Sports, marquèrent deux heures quarante-cinq, elle perdit une partie de son éclat.

– J’aimerais te voir manger autre chose que cette brioche en éponge, lui dit Alice.

– Penses-tu… Le temps que j’ai été mannequin chez Vertuchou, les mannequins de métier disaient toujours qu’il vaut mieux, pour une grande présentation, être à peu près à jeun que de se faire une barre en mangeant beaucoup. Mais la boisson ne comptait pas… Et hop ! le café tiède… Et hop ! le petit champagne demi-sec… Avec l’énervement et la fatigue, tout ça rebroussait chemin, je te prie de le croire, et sans traîner Elle se tut, se mira rapidement, se leva.

– J’y vais.

Elle tendit sa main gantée à Alice, en regardant ailleurs.

– Tu ne veux pas que je te conduise ?

– Oh ! tu sais… Ce n’est guère la peine… Et puis, si, dépose-moi.

Elle donna au chauffeur du taxi l’adresse d’un bar de la rue Paul-Cézanne. Durant le trajet, elle fronçait les sourcils et mordait le dedans de ses joues d’un air appliqué, comme si elle repassait une leçon. Alice eut le temps d’entrevoir, par la porte du bar, qu’un homme se levait précipitamment pour accueillir Hermine.

L’après-midi lui fut long. Vers cinq heures elle se résigna à retourner chez elle, où elle ouvrit les tiroirs d’un bureau, d’une commode. Elle retrouva, bien cachés, deux ou trois pneumatiques qu’elle détruisit avec une froide négligence : Il y avait là de quoi faire de la peine à Michel, s’il les avait trouvés… Toujours cette histoire Ambrogio ! Je n’ai donc pas été une bonne femme ? Mais si, mais si. Du point de vue conjugal, je valais Michel. Aucun de nous deux ne s’imaginait qu’il trahissait l’autre. Comme on est vilain sans le savoir…

L’œil sur la fenêtre ouverte, elle guettait l’approche du soir et ne voulait pas que l’ombre la surprît. Elle se gardait aussi de s’abandonner à la frénésie sentimentale qui sourd d’un passé récent, provoquée par des feuillets couverts d’écriture, un vieux parfum faible, la date d’un timbre postal. Dès qu’elle s’aperçut qu’elle tremblait légèrement, elle cessa de consulter des liasses, d’entrouvrir des enveloppes. Elle se lava les mains, reprit le petit chapeau à voile court.

« On ne m’attend nulle part, rien ne me presse… » Le mot attente enfantait une insistante image : Hermine et l’homme entrevu s’avançant l’un vers l’autre.

Dans la rue, elle ralentit son long pas dès que parurent aux vitrines les premières lumières. Les papeteries, les boutiques de fruits, les confiseries ranimaient en elle l’habitude, le besoin de « rapporter quelque chose pour Michel », quelque chose d’agréable, de superflu, de sucré… « Je peux aussi bien rapporter quelque chose pour Colombe… Et pour Hermine… Mais Hermine et Colombe sont où les appelle leur urgence à elles. L’une travaille, et sert son ami pauvre, chargé d’une besogne et d’une femme écrasantes. L’autre est en plein combat contre un homme dont elle cherche à faire un allié… Et moi… »

Elle sentit venir l’envie d’être pusillanime, et claqua de la langue à la manière de Colombe : « Tt… tt… tt… » Elle acheta des fruits, du bœuf fumé, des petits pains poudrés de grains de fenouil, des gâteaux. « Si elles sont fatiguées, ce sera bon de dîner là-haut, pieds nus, comme autrefois… Oui, mais autrefois nous étions quatre, même cinq, en comptant papa… Pain chauffé au poêle, mortadelle et fromage, arrosés de cidre… »

Un frisson de crainte physique, rétrospective, lui apporta l’image d’une ancienne nuit de Noël : quatre filles Eudes en pongé vert d’eau, engagées comme orchestre dans un café à terrasse, de cinq heures du soir à sept heures du matin. « Nous n’osions pas manger, je me rappelle, de peur de rouler endormies par terre. Avec mon violoncelle, je faisais office plutôt de contrebasse : poum… poum… Tonique et dominante, tonique et dominante… Hermine, qui avait quinze ans, a vomi tout ce qu’elle a bu, et les gens applaudissaient parce qu’ils la croyaient saoule. Colombe voulait tuer un type à coups de chaise… Et Bizoute… Pauvre merveille de Bizoute, elle posait dans ce temps-là pour des “photos d’art”, avec une lyre, avec un missel, avec un lion gâteux, avec des ombres géantes de mains sur le corps… »

Elle eut un mouvement d’amitié cependant pour quelques soirées du passé qui rassemblaient, au creux chaud du toutounier, les quatre filles Eudes dans leur précaire sécurité, la plus belle parfois nue, la plus délicate sous un long châle vénitien… « C’est loin… C’est détruit. Maintenant… Maintenant Michel a déjà cessé de partager mon sort, et Hermine vient d’essayer de tuer madame Weekend…

Elle procéda pensivement aux apprêts d’un en-cas, disposa le couvert et la petite nappe rose usée sur le bureau, les assiettes de rechange sur la queue du piano… « Comme d’habitude, comme toujours… Tiens, j’en mets une de trop, nous ne sommes que trois… Quatre filles telles que nous, c’est donc si difficile à caser, à planter solidement quelque part ?… Ni méchantes, ni bêtes, ni laides, un peu cabochardes seulement… Sept heures. Où peut être Hermine ? » Personne n’avait jamais demandé : « Où peut être Colombe ? » Colombe l’intègre, l’éreintée, l’infatigable, n’était-elle pas toujours, fumant et toussant, sur le lieu de son devoir ?… La toux connue résonna derrière la porte, qu’Alice ouvrit.

– Que je suis contente, ma toutounière, tu rentres tôt ! Pas trop claquée ? Mets-toi là, étends tes grandes pattes. Comment est le Balabi ? Il viendra me voir ? J’en ai, à te raconter ! Rien de cassé, par chance et hasard. Mais sais-tu ce qu’elle a fait, Hermine ?

En peu de mots elle résuma l’attentat :

– … Heureusement le revolver enrayé, ou plutôt, je crois, déchargé… tic-tic-tic… À trois heures, Hermine retrouvait Monsieur Weekend au bar… »

Là, elle essuyait, en parlant, ses mains qui venaient de tailler salade.

– Comme nouvelle, si tu n’es pas contente avec ça !

– Oui… dit Colombe d’un ton vague. Évidemment.

Étonnée, Alice regarda de plus près, sous le bandeau de cheveux, la belle figure d’homme triste que la fatigue extrême infligeait à sa sœur aînée.

– Tu le savais, Colombe ?

– Quoi ?… Non, je n’en savais rien. Qu’est-ce que tu veux… C’est le risque banal… Un des risques.

– Qu’est-ce que tu as, Colombe ? Tu n’es pas bien ?

Les yeux las et clairs se reposèrent sur les siens.

– Si… mais je ne me sens pas à mon aise… C’est Carrine, figure-toi…

Alice jeta son essuie-main sur le piano avec irritation.

– Allons, bon ! Carrine, maintenant ! Quoi encore, avec Carrine ? Vous êtes fâchés ? Sa femme est morte ?

Colombe secoua son front patient.

– Il n’en est malheureusement pas question en ce moment.

Non. On propose à Carrine la saison musicale à Pau, la direction de l’orchestre, les festivals de Biarritz, et une création d’opérette à Biarritz, primeur, avant Paris. Et des appointements…

Elle siffla, passa sa grande main dans ses cheveux, découvrit son front blanc.

– En outre, il paraît que l’atmosphère sédative du pays basque, pour sa femme, serait excellente… Sédative ! s’écria-t-elle. Sédative ! Je t’en collerai, moi, du sédatif !

Elle toussa, et sur ses traits fleurirent une rougeur, une animosité passagères.

– Il s’absenterait combien de temps ? demanda Alice après un silence.

– Je compte six mois. Six mois, soupira Colombe. Moi qui me nourris déjà de miettes… Oh ! pardon, ma petite fille…

Elle saisit la main d’Alice, la pressa contre sa bouche sèche, puis contre sa joue.

– Quand ce n’est pas Hermine, c’est moi qui te blesse… Depuis ton arrivée tu ne fais que te cogner à des meubles maladroits… D’ailleurs…

Elle leva sur Alice son regard ingénu :

D’ailleurs, toi, ce n’est pas la même chose. Personne ne peut te prendre, ni te reprendre ce que tu as eu avec Michel.

– Je sais. Hermine a déjà eu la prévenance de me faire remarquer les avantages de ma situation.

Des deux mains, l’aînée se suspendit aux bras d’Alice, l’assit sur le vieux canapé, l’enlaça.

– Ma lolie ! Mon guézézi tout bleu ! Mon petit boudi ! Tu vois, tu vois comme on te brutalise ! Mon picouciau…

Elles pleurèrent un peu, reconquises au vocabulaire de leur enfance, au besoin de rire et de répandre des larmes. Mais un tel abandon ne leur dura guère. Colombe retourna à son souci d’amoureuse humble.

– Tu comprends, mon guézézi, si Carrine part, il faut qu’il se décide demain… C’est déjà très chic à Albert Wolff d’avoir non seulement cédé le poste, mais désigné Carrine et manigancé cette affaire…

– Tu partirais aussi ?

Les yeux honnêtes glissèrent, essayant de mentir.

– Je ne vois pas comment je le pourrais… Le premier mouvement du Balabi a été pour m’offrir un… une sorte de secrétariat très étendu… Tout un boulot très honorable, et technique. Tu penses, depuis qu’on travaille ensemble, je ne lui suis pas inutile, ajouta-t-elle avec fierté. Mais là-bas, quel joli petit enfer, la femme malade, le chantage à l’angine de poitrine… Et puis, partir, ça veut dire avoir de quoi partir…

Les doigts de Colombe, rouillés par le tabac, pincèrent puis rejetèrent le bord du feutre usagé qu’elle avait posé à côté d’elle.

– Tu oublies que j’ai de l’argent, Colombe, dit Alice après un silence.

Elle attendait un tressaillement, peut-être un cri. Mais depuis trop d’années Colombe mesurait aux tentations, dans sa vie, une place misérable. Elle accueillit l’offre avec un sourire renseigné et incrédule qui lui creusa un grand pli dans chaque joue. Elle caressa l’épaule d’Alice et se leva.

– Laisse aller. Jusqu’à demain. Le Balabi est forcé de répondre demain. À cette heure-ci, il est dans son corridor-de-travail. Il marche comme ça et comme ça… Il a ses deux grandes mèches bouclées qui lui dansent sur le nez… Il fait son œil de bélier myope, comme ça, et il fredonne sa petite incantation suprême : « Me voilà frais… Me voilà frais… »

Elle imitait la démarche du bien-aimé, ses épaules abattues, sa voix.

« Elle aussi, elle voit à travers les murailles, comme Hermine, pensa Alice. Comment se fait-il que j’aie perdu ma seconde vue, moi ? Un souvenir, un regret, un homme mort, c’est donc si peu de chose, à côté de leur passion de l’avenir ? Ça les quittera… » Elle cacha un petit sourire, qu’elle effaça vite, et dont elle désira se punir : « Au fond, nous avons honte, toutes, dès que nous n’avons plus un homme vivant dans notre vie… »

– Tu l’aimes toujours bien, hein, Colombe ?… dit-elle à mi-voix.

Colombe tourna vers elle ses yeux d’honnête homme.

– Bien. Très bien, je t’assure. Il est sans défense, tu le connais, ajouta-t-elle doucement.

Elle s’assombrit, pêcha dans sa poche une cigarette en accordéon :

– Je sais bien que nous avons toutes cette naïveté de croire qu’en aimant un homme nous le détournons d’une femme plus mauvaise que nous…

– Laisse ta sisibecque, et viens manger. J’ai deux petites topettes de ta sale bière noire sirupeuse sous le robinet. On ne va pas attendre l’autre folle.

– Chouette ! du stout, s’écria Colombe. Oh ! d’abord, et toute affaire cessante…

Elle dénoua, secoua ses longs souliers plats, retira ses bas, et se mit d’aplomb sur deux grands pieds nus, blancs et parfaits, secs comme les pieds du crucifié, qu’elle regarda amicalement.

– Ils en ont encore fait, du chemin ! Ce soir, avec le Balabi, je l’ai reconduit, et puis il m’a reconduite, jusqu’ici, à pied. Eux aussi, je vais les mettre sous le robinet… J’ai monté Paris-Soir, tu le veux ?

Elle gagna la salle de bains, où Alice l’entendit siffler. « Elle siffle… Elle partira. » Les yeux d’Alice, couchée sur le toutounier, quittaient le journal ouvert, suivaient les mêmes chemins que la veille, s’arrêtaient aux mêmes repères, mais le plaisir, hier retrouvé, se mêlait déjà de critique. « Je ne pourrais plus tolérer cet arbre noir, peint par la fumée derrière le tuyau du poêle. Et puis ce bureau et sa paperasserie… Michel et moi, nous ne supportions pas un certain genre de désordre, ce que j’appellerai le snobisme du désordre. Demain je m’attaque à ce bureau… » Par la fenêtre, ouverte au-dessous de la verrière, pénétrait un souffle de mai. Dans la rue, la portière d’un taxi claqua, fermée à toute volée. « Je parie… Ça ressemble bien à la main d’Hermine…»

– C’est Hermine, confirma Colombe, qui rapportait de sa douche rapide une odeur simple de lavande.

Elle noua la corde de son peignoir de bain, ouvrit la porte d’entrée et cria dans le couloir :

– Je sais tout ! Il te résistait, tu l’as assassiné !

Un éclat de rire enroué lui répondit, et Colombe s’en fut pieds nus à la rencontre de sa sœur, avec qui elle échangea des exclamations, des « Tu vas fort ! » des chuchotements et des rires. « Elles sont folles », pensait Alice qui n’avait pas bougé. « Ou bien c’est moi qui ai perdu le ton de la maison, et la notion du comique que comporte un assassinat raté. » Les deux sœurs rentrèrent, bras sur bras. « Depuis mon arrivée, je ne les ai pas vues si bien ensemble, ni si jolies, d’ailleurs… »

Belle dès qu’elle sortait de l’eau et qu’elle éparpillait ses cheveux sombres, Colombe sous son peignoir de bain bleu avait un rayonnement majestueux qu’Alice nommait « la gueule de l’archange en bombe ». Elle soutenait Hermine qui, penchée, semblait fondre et rapetisser, avouant ainsi qu’elle touchait au terme de ses forces. La robe et le béret noirs, piqués chacun d’une rose d’or, s’étaient poudrés de poussière. Mais un bonheur coléreux isolait, de son corps vaincu, le visage d’une femme qui ne renonçait pas à triompher. Alice se souleva au-devant d’elle, questionna brièvement :

– Alors, Hermine ?…

– Ça va.

– Qu’est-ce qui va ? Il divorce ?

Le trouble reparut sur les traits de la cadette. Elle se laissa choir au creux de la grande ornière du toutounier.

– Pas si vite ! Attends… L’imbécillité que j’ai commise a l’air de tourner pas mal… J’ai acquis des certitudes, mes petits enfants. L’horizon s’éclaircit singulièrement !

– Sors un peu de cette bouillie météorologique et raconte en clair, bougonna Alice.

– D’abord, je veux des égards, geignit Hermine. J’ai deux cocktails dans le corps pour tout potage, et deux sandwiches au cresson… L’homme-qui-me-veut-du-bien prétendait me faire boire de l’anisette à l’eau, et manger des éclairs au café… À qui se fier ?

Elle riait en parlant et se défaisait de ses vêtements sans se lever, glissant hors de la robe étroite, quittant une petite culotte en mailles de soie, une ceinture à jarretelles roses, de longs bas mordorés… Au moment de rejeter les épaulettes d’une très courte combinaison, elle s’arrêta, serra ses bras contre ses seins et regarda plaintivement ses deux sœurs.

– Celle de vous deux qui irait me chercher ma grosse robe de chambre, je lui baiserais les pieds…

Elle grelottait de froid nerveux, et d’une sorte de timidité. Pendant que Colombe allait chercher la robe, Alice lut, dans les yeux pâles et pathétiques d’Hermine, l’envie humble, qu’elle n’encouragea pas, de se réfugier contre elle.

Une douillette de laine fine, à dessins de piqûres ouatinées, s’abattit sur les épaules tremblantes et son reflet rose monta aux joues dont le fard, depuis le matin, avait perdu sa délicate couleur sous des couches de poudre superposées.

– Restez là, vous deux, commanda Alice. Il vous est arrivé tant de choses, depuis ce matin…

Elle vaqua, seule, à l’ordonnance du petit repas, demanda par téléphone du vin, du pain et de la glace à la brasserie voisine. Elle s’affairait sans ennui, se sentait aise d’échapper à une nouvelle édition de « l’affaire Weekend ! », et aux considérations timorées de Colombe. Ses deux sœurs d’ailleurs ne firent pas mine de l’aider. Allant et venant, elle recueillait par bribes leurs récits minutieux de femmes à qui « il est arrivé tant de choses ».

– D’un côté, disait Colombe, mon Balabi se sentirait plus libre, à Pau, et moi aussi, puisque le travail nous réunirait obligatoirement… Il y aurait là une sorte de légitimation de notre amitié, tu me comprends…

Hermine approuvait par des hochements de tête énergiques, faisait « Mm… Mm… » à temps égaux. « Et l’autre qui ne s’aperçoit même pas qu’Hermine pense à autre chose », raillait Alice. Elle débouchait le vin, concassait la glace, versait dans une carafe le stout incoercible et son écume beige…

– Je ne prétends pas, s’écriait Hermine, que mon geste ait été un coup de génie, mais…

Alice essuyait les verres et haussait les épaules. « Mais si, mais si, elle est près de le prétendre ! Si l’affaire tourne bien, elle ira même jusqu’à dire qu’elle n’avait pas chargé le revolver… » D’un effort, elle s’éloigna de son persiflage de nouvelle pauvre, frappa dans ses mains et fit retentir l’appel consacré :

– À table ! à table ! à table !

Mangeons ce godiveau

Qui serait détestable

S’il n’était mangé chaud !

L’urgence de se nourrir les tint d’abord silencieuses. De l’une à l’autre passaient de brefs sourires d’entente, un remerciement à Alice, un récri qui saluait le pétillement du vin et la fraîcheur du beurre nageant parmi les icebergs, dans l’eau glacée. La fumée des cigarettes, qui ne s’éteignaient aux doigts de Colombe que pour se rallumer aux lèvres d’Hermine ou d’Alice, gâtait le goût et l’odeur des mets. Mais depuis l’adolescence les trois sœurs ne s’en apercevaient plus. Rassasiées, elles burent encore à petites gorgées, émiettèrent des gâteaux, et Colombe, comme Hermine, commença de changer d’expression. L’archange en bombe devint un archange soucieux, et Hermine gratta névropathiquement, sur l’ongle de son pouce, le vernis rouge vif.

– Tu n’as pas de café ? demanda-t-elle à Alice.

– Tu ne m’en avais pas commandé.

Hermine tendit pour s’excuser son bras mince hors de l’épaisse manche rose.

– Mais, ma toutounière, c’est d’une simplicité enfantine ! Colombe, je parie que tu veux du café ?… Oui ? Colombe, siffle !

Colombe, assise sur le bord de la fenêtre ouverte, modula un long sifflement, terminé par trois notes détachées. De la rue monta un signal identique.

– La-Banque-et-les-Sports nous monte trois filtres, dit Hermine. C’est commode. Comme tu vois, on a mis le confort. Je suis follement humiliée, parce que je n’ai jamais pu siffler. Chez Vertuchou, les mannequins disaient que celles qui ne savent pas siffler c’est des femmes froides !

Elle tomba dans un inexplicable accès de fou rire, puis se tut jusqu’à l’arrivée de la grosse cafetière brune. Paresseusement, Colombe égoutta les trois verres dans le seau à glace, avec une indifférence de vieux garçon, et les emplit de café tiède. Hermine, reprise de souci, répondait : « Non, pas de sucre… merci… Oui, deux morceaux… » à contretemps. Dans la coupe de verre noir s’entassaient les cendres et les bouts de cigarettes.

– Tu bois trop de café, Hermine.

– Laisse-la, va, dit Colombe. Sisibecques et café c’est le pain des filles Eudes. Il leur est arrivé tant de choses !

– Pas à moi, dit Alice. Du moins… pas aujourd’hui.

Ses deux sœurs levèrent sur elle un regard gêné. « Elles avaient sans doute oublié que Michel est mort », pensa-t-elle. « Ce n’est pas à moi de le leur reprocher. »

– Mes enfants, nous voilà à un tournant de notre histoire… Hermine, je voudrais tellement savoir ce que tu vas… ce que tu crois que tu vas faire…

Hermine baissa le nez, serra la bouche.

– Ne t’en fais pas plus qu’il ne faut, dit-elle sans abandon. On ne t’a pas posé de questions, quand tu as quitté l’équipe.

– Ça ne se ressemble pas, Mine. J’épousais Michel, et puis c’est tout.

– Eh bien, mets que j’épouserai Léon… et puis c’est tout.

– Mon Dieu, petite, ce n’est pas un ton de bonne amitié, ça…

La sonnerie du téléphone l’interrompit et atteignit Hermine si violemment qu’elle ne s’élança pas tout de suite. Elle demeura immobile, sa robe de chambre ouverte sur sa gorge, les yeux fixés sur la porte de la chambre. Puis elle bondit, accrocha son ample vêtement au coin de la table, et plutôt que de s’attarder s’en dégaina furieusement, courut presque nue vers l’appel… Alice secoua la tête en regardant Colombe.

– Une femme des cavernes, dit-elle. Qui aurait cru ça ?

Elles se turent, fumèrent en buvant un reste de café. De la chambre d’Hermine venait un langage haché, des mots brefs, proférés très haut, des phrases murmurées. Un silence fut si long qu’Alice s’inquiéta. Mais le monologue recommença, plus bas, apaisé ou précautionneux.

– Qu’est-ce qu’ils peuvent se dire ? demanda Alice.

Colombe pensait à autre chose et n’entendit pas. Elle appuyait sa tête sur sa main, ses sombres cheveux voilant à demi sa joue, et regardait la fenêtre obscure avec de doux yeux de femme, soumis et clairs. « Elle aussi, elle lui parle… » Pour la première fois depuis son arrivée, Alice eut à lutter durement contre la convulsion de la gorge, la salive salée qui précède les sanglots. De la chambre d’Hermine jaillit un cri, aussi victorieux que le dernier cri des accouchées, et l’instant d’après Hermine reparut. Elle ramassa d’une main incertaine sa robe ouatée, qu’elle serra contre elle. Son pied nu glacé effleura la main d’Alice, quand elle enjamba le dossier du canapé.

– Crier comme ça, bougonna Colombe réveillée, il y a de quoi faire tourner le lait.

– Qu’est-ce qu’il y a, Hermine ?

Hermine tourna vers ses sœurs sa pâleur marquée d’ocre et de rouge, ses yeux qu’emplissaient de grosses larmes bombées et brillantes :

– Il a… il a dit… bégaya-t-elle… Il a dit que… qu’il divorçait, qu’on se marierait tous deux… qu’on partirait loin… tous deux…

Les gros pleurs rayonnants débordèrent. Alice reçut contre son épaule une épaule nue, une pluie de cheveux blonds, le fiévreux parfum que l’extrême émotion arrache à la femme, le fardeau d’un corps qui retrouve, désarmé, tout son poids.

Elle s’affermit pour mieux porter cette sœur amollie, la berça vaguement et la laissa sangloter.

– Au moins, est-ce que tu es sûre… risqua-t-elle au bout d’un moment.

– Sûre ?

Un nez rougi divisa les cheveux dorés ; laide, heureuse, toute vernissée de larmes, Hermine s’indignait :

– Sûre ! Comment peux-tu… Un homme qui va bouleverser sa vie, qui a amené sa femme à demander le divorce, un homme pareil…

« C’est classique, pensait Alice. Elle est déjà fière du mal qu’elle fait et de la peine qu’elle donne… »

– … Et crois-tu, Colombe, s’écria Hermine en changeant de ton. Il ne me l’a dit qu’à la fin de son coup de téléphone, qu’elle demandait le divorce ! Oh ! gronda-t-elle avec un rire plein d’admiration irritée, celui-là, je ne sais pas ce que je lui ferais ! Colombe, crois-tu ?

« Elle n’en appelle qu’à Colombe, pensait Alice. Je suis hors du jeu…»

– C’est un venimeux, reconnut Colombe. Et qu’est-ce qu’il appelle partir loin ?

– Je ne sais pas… dit Hermine qui s’occupait de poudrer son visage meurtri, de lisser d’un doigt humide ses sourcils et ses cils. Elle resta songeuse, le miroir et la houppe aux doigts.

– Peut-être Madère…

Déroulés, ses cheveux frôlaient son épaule nue. Elle regardait, dans le vide, un avenir que le hasard venait de sauver, et Madère dont le nom et le vin sont d’or…

– Madère ? répéta Colombe. Pourquoi Madère ? Quelle drôle d’idée…

Hermine regarda sa sœur avec une malice d’enfant :

– Dis donc, c’est aussi bien que Pau !

Et elle éclata de rire, imitée par Colombe une octave en dessous.

« Elles jouent entre elles », songeait Alice. « Elles sont de la même caste, à présent. Pour combien de temps ? » Les rires s’interrompirent, Hermine se tourna vers Alice avec une gentillesse trop marquée :

– On te secoue bien, aujourd’hui…

« Je les gêne… Je suis la dépareillée… Elles ne vont plus oser faire la roue l’une devant l’autre, quand je serai présente… »

Aux trois coups frappés à la porte, Hermine tressaillit, mais Colombe baissa les yeux et se leva sans étonnement :

– C’est Carrine… Il m’avait dit que s’il y avait du nouveau, il viendrait… Pourvu que…

Elle renoua la corde de son peignoir de bain, accrocha derrière son oreille droite son bandeau de cheveux, et ouvrit la porte. Long et le profil caprin, maigre et perdu dans un imperméable presque blanc, Carrine alla d’abord à Alice.

– Alice, ma bonne amie…

Il l’étreignit en refermant derrière elle ses bras, puis l’éloigna de lui pour la regarder.

– Je suis bien content que vous soyez si belle… La beauté, c’est le meilleur symptôme…

« Eh ! ce Balabi si gauche, comme il sait bien ce qu’il faut dire… » Alice sourit au visage du chèvre-pied, qui avait les cheveux tournés en spirales, clairs et mêlés de fils blancs, et de très beaux yeux châtains, un peu saillants et chroniquement pleins de prière. Hermine lui jeta un « bonjour, Balabi », comme à un petit garçon. Colombe ne lui dit rien ; mais elle l’aida à quitter son imperméable qu’elle plia avec soin, puis elle s’assit et tira le bord de son peignoir jusque sur ses grands orteils irréprochables.

– Hermine, ferme ta robe de chambre, chuchota Alice à l’oreille de sa sœur.

Hermine obéit, mais non sans un coup d’œil de moquerie suprême : « Pour lui ? Tu crois que c’est la peine ? »

À l’incertitude de Carrine, Alice devina qu’il cherchait une phrase affectueuse sur la mort de Michel, et elle voulut lui ôter ce souci.

– Beaucoup de nouveau, Balabi, il me semble ? Colombe m’a dit… Alors, Pau, la baguette, Biarritz, et tout et tout ?

– Oui… Justement, je viens… Je vous dérange…

– Non, vieux zog. C’est une très belle proposition, n’est-ce pas ?

– Oui… Justement… Oh ! ce n’est pas que je craigne, professionnellement, de ne pas être à la hauteur…

Il regardait Colombe, et son absence complète de toute vanité touchait Alice en même temps qu’elle l’exaspérait un peu. « Il n’a pas assez de menton. Voilà. C’est le menton qui lui manque. Un rien de carrure en plus dans le bas du visage, – dans les épaules aussi, – et Carrine serait un bel homme, peut-être un grand homme… »

Elle retrouvait, à détailler cet ami connu, un terrible don de critiquer, une clairvoyance indépendante, endormis depuis la mort de Michel et les escarmouches légales qui l’avaient suivie. La présence de Carinne, la contenance pudique de Colombe, sa douceur de jeune fille rendaient Alice à une préoccupation normale de l’homme. Aux épaules en bouteille à vin du Rhin sur lesquelles flottait le veston de Carrine, elle comparait les pectoraux de Michel, le râble avantageux de Lascoumettes. Elle revoyait fugitivement l’ancien associé de Michel, Ambrogio, qui d’admiration perdait la parole devant le contraste d’une frange de cheveux très noirs et d’une paire d’yeux vert gris, horizontaux… Un flot vivifiant d’égoïsme et de coquetterie reprenait son cours, soulevait Alice… « Quoi, à cause de Carrine, à cause de ces deux filles assotées… »

Les jambes pliées sous elle, dans un coin du toutounier, Hermine couvrait le Balabi d’une attention dédaigneuse « Elle juge que le sien est mieux. C’est à voir… Le mien aussi était mieux. Mais Colombe pense que le Balabi est une perle de Golconde… Au fait, qu’est-ce qu’il raconte, Carrine ? »

– … Le directeur du Casino est revenu comme nous nous mettions… comme je me mettais à table, ma femme ne mange pas… Je veux dire qu’elle a un régime très dur, et qui n’a guère amené d’amélioration…

L’archange en peignoir de bain lui glissa un regard éblouissant et dur, puis retomba à sa douceur, les yeux baissés.

– … Il m’a demandé comme un service personnel de lui donner ma réponse sans délai, puisque nous étions d’accord, n’est-ce pas Colombe, sur les conditions, j’ai donc dû venir, et je m’en excuse, demander à Colombe…

Il parlait d’une voix si bien timbrée qu’elle donnait l’envie de ne pas l’interrompre, et Alice l’écoutait en connaisseuse. Colombe penchait vers lui son oreille musicienne ; Hermine elle-même effaçait son sourire mince, et de la tête approuvait le son sinon les paroles.

« Ce qui va se décider ce soir, pensait Alice, ce n’est pas seulement le sort de ces deux amoureuses, mais aussi ma propre solitude. Car elles partiront, l’une et l’autre. Déjà elles partent… Nous ne résistons jamais à un homme. Il n’y a que dans la mort que nous ne le suivons pas… »

– … Alors Alice, votre sentiment là-dessus ?

Elle sourit au questionneur, et ne lui fit pas redire ce qu’elle avait peu écouté.

– Mais je pense que tout ça est très bien, vieux zog. Bien pour vous, et bien pour Colombe.

– Oui ? Vrai ?

– Vrai. Colombe, tu sais ce que je t’ai dit.

Elle remarqua que sa sœur aînée n’avait pas encore prononcé un mot. « Ce silence… Comme elle est fidèle, et prête à tout, pour ce pas beau, ce martyr de deuxième classe, cet aegipan timide, enfin ce brave type, quoi… »

Carrine, debout, serrait sans autre effusion la main de Colombe. Elle lui redressa sa cravate, tira dans le dos son veston mal coupé, et lui dit seulement :

– Si tu n’as pas le temps demain, je passerai chez Énoch à ta place.

– Oui, dit Carinne. Oh ! ça ne presse pas… Ah ! si, c’est vrai, ça presse.

– Bon, dit Colombe. Pas avant six heures, j’ai trois leçons.

– Oh ! tes leçons, à présent…

Ils échangèrent un gai regard de farceurs innocents. Hermine jeta à Carrine son « bonsoir, Balabi ! » et les trois sœurs Eudes se retrouvèrent seules.

– Aah ! rugit Hermine.

– Quoi ? demanda Colombe, qui se tourna vers elle d’une seule pièce.

– Rien. J’ai chaud.

Elle rejeta sa robe de chambre, étira son corps amaigri, sa blancheur de brune à cheveux blonds. Colombe se versa un gobelet d’eau, le vida d’un trait, se gratta la tête à deux mains, furieusement.

« Leur impatience… » songeait Alice. « Elles sont comme des brûlées. Elles sont comme de pauvres filles qui ont trente-cinq ans, vingt-neuf ans, qui sont faites pour n’échapper à rien, ni au bonheur, ni au malheur. Elles croient que toute leur vie s’engage aujourd’hui »…

– Oh ! s’écria Hermine, oh ! de l’eau chaude ! Un bain !

– Vas-y, concéda Colombe. Tu l’as gagné.

Elle se remit en mouvement selon son rythme lent et vigoureux, rassembla verres et assiettes sur un plateau, les emporta dans la cuisine. Alice l’imita, essuya d’un revers de main les miettes de pain, coiffa de papier bleu la lampe articulée du piano, couvrit de draps le canapé anglais. Elles besognaient adroitement sans se heurter, en échangeant des mots qui venaient du fond de leur adolescence.

– Flanque ta robe dans le padirac, tu la brosseras demain matin.

– Tiens, attrape le dipla, mets-le en double sur le toutounier.

Hermine revint, pâle à effrayer, titubante de fatigue. Mais elle avait pris le soin d’enduire de crème grasse son visage, et de rouler ses cheveux en boucles sous un filet à larges mailles. Elle murmura, d’une petite voix faible : « Bonsoir, messieurs dames », fit une grimace, envoya un baiser, et disparut. Au moment de rejoindre sa sœur déjà couchée, Alice hésita :

– Je vais bien te gêner ?… Tu vas avoir besoin de remuer, de penser…

Colombe allongée, bras ouverts, lui sourit sereinement :

– Pourquoi donc, ma fille ? Puisque tout est décidé, Dieu merci, à cette heure-ci je ne pense plus à rien.

– Ce qui veut dire que tu ne penses plus à toi ? Tu te jettes à l’eau, sage Colombe, dans le sillage d’un homme…

L’inquiétude, le scrupule se rallumèrent dans les beaux yeux écartés de l’archange.

– Oh ! tu sais… Je crois au contraire que je commets mon premier délit d’égoïsme… Songe donc, ça ne m’est presque jamais arrivé dans la vie, de choisir ce que j’aimais le mieux. M’en aller, comme ça, travailler d’un peu plus près avec Carinne, c’est tout de même ce que j’aurais choisi, si on m’avait donné à choisir. Je te remercie bien, pour… J’espère que je pourrai te rendre ce que tu me prêteras.

– Comme c’est intelligent ! dit Alice avec aigreur. Et aimable, surtout ! Paragraphe VII du code toutounier…

– … » Ce qui est à toi est à moi, ce qui est à moi est à toi », continua Colombe. Texte à réviser, d’ailleurs. Vois-tu que Bizoute me fasse cadeau de son Bouttemy ?

– Et que je m’approprie le Balabi ? Oui, texte à réviser… C’est difficile, Colombe, ce que tu vas commencer.

Elle étendit la main, pour le plaisir de toucher les cheveux de Colombe, qui lissés et humides devenaient doux, disait Alice, comme un flanc de cheval.

– … C’est plus difficile que le concubinage. Au fait, pourquoi n’es-tu pas la maîtresse du Balabi ?

– Je ne sais pas, dit Colombe. J’ai eu peur que ça complique…

– Tu n’en as pas envie ?

D’un mouvement de tête Colombe fit glisser ses cheveux sur son visage :

– Des fois je crois que si, et des fois non…

– Il te l’a demandé, depuis le temps ?

– Oui, dit Colombe avec confusion. Seulement, depuis le temps, comme tu dis, il y pense peut-être moins… Et puis, nous n’avons pas de domicile pour ce genre de rencontres, nous autres, et pas de garçonnière…

– Et ça ? dit Alice en frappant du plat de la main le vieux canapé.

Colombe se redressa indignée.

– Sur le toutounier ! s’écria-t-elle. Faire ça sur le toutounier ! Mais j ‘aimerais mieux me mettre la ceinture toute la vie ! Notre toutounier si pur… dit-elle avec une grâce soudaine.

Elle n’acheva pas, rougit, et se mit à rire pour excuser sa pudeur.

– Alice, si nous restons comme ça, le Balabi et moi, sans… Est-ce que ça nous fait un lien assez solide ?

Elle riait, mais ses yeux débordaient de perplexité, et d’une ignorance douloureuse.

– Très solide, affirma Alice, doctoralement. Un lien d’une essence… supérieure. Tu peux me croire.

– Oh ! je te crois, dit Colombe précipitamment. Mais si, au contraire, quand nous serons là-bas, Carrine…

– … se déguise en satyre ? Ça sera très bien aussi.

– Ah…

Colombe réfléchissait, en tortillant autour de son nez la plus longue mèche qui pendait de son front :

– Mais comment expliques-tu que deux éventualités aussi opposées puissent avoir le même heureux résultat ?

– Crotte, dit Alice. C’est avec des problèmes pareils qu’on devient chauve. Pousse-toi un peu, et dormons. Quelle journée !

Colombe toussa une bonne fois, écrasa sa dernière cigarette, recula jusqu’au dossier du toutounier. Alice éteignit la lampe, s’étendit, ploya un peu les genoux. Deux longues jambes, dans un pyjama d’homme, se collèrent aux siennes, et elle entendit presque aussitôt le souffle long de sa sœur endormie.

De la rue montèrent, par la fenêtre entrouverte, des bruits violents et sans importance, une clarté vague. Un carré de nuit pâle marquait au plafond la place de la verrière. Froide et douce, une chevelure glissa du front de Colombe jusqu’à la nuque d’Alice, qui en reçut le contact avec une gratitude proche des pleurs. « Et quand elle sera partie ?… Et quand elles seront toutes deux parties ?… »

Le vivant voisinage ne lui rappelait aucun souvenir conjugal. Mariée à Michel, elle n’avait admis, en dehors des heures amoureuses, que les lits jumeaux. Quelquefois, assoupie par surprise aux côtés de Michel, il lui était arrivé d’oublier le lieu de son sommeil, et de parler à quelqu’une de la horde : « Pousse-toi, Colombe… Bizoute, quelle heure est-il ?… » Mais sur le toutounier natal, quand un grand bras féminin tombait en travers de son repos, jamais Alice n’avait soupiré : « Laisse-moi, Michel… »

Un dessein vague, enfanté par la crainte de perdre tout ce qui avait été le bien commun de quatre filles sans mère, l’occupait et retardait son repos. « Revenir ici… Rester ici. Nettoyer, restaurer le vieux gîte préféré. Pour moi toute seule ? Non, pour elles aussi. Il se peut qu’elles reviennent. Il se peut que je ne les attende pas très longtemps. Il se pourrait aussi que j’attende quelqu’un d’autre ?… » À la dernière conjecture elle répondit par une dénégation bien sèche, sévère à tout ce qu’eût comporté la présence d’un homme inconnu. Couchée sur son bras replié, elle soutenait dans sa paume un frais sein nu, que la trentaine n’ébranlait pas, un sein un peu plat et très jeune…

Elle écarta de sa pensée, avec méfiance, la suspecte pruderie des veuves. Une averse soudaine et son odeur d’étang l’apaisèrent, et elle dormit en croyant qu’elle ne pouvait dormir.

Avant le jour, elle fut réveillée par l’intrusion d’un corps fluet, qui geignait tout bas, se glissait sur le grand canapé rompu avec une adresse de bête insinuante.

– Allons, bon, gronda Colombe. Te voilà, toi. Range-toi dans l’autre coin, au moins. Ne réveille pas trop Alice. Et ne nous griffe pas avec tes pieds.

Alice feignait d’ignorer la présence de la plus jeune sœur, de ne point sentir le corps pelotonné qui cherchait, peut-être pour la dernière fois, la protection des membres mêlés, la sauvage et chaste habitude du sommeil en commun. Elle se retourna comme en songe, posa sa main sur une tête petite et ronde, reconnut le parfum des cheveux blonds. Pourtant il ne lui vint aux lèvres que le nom de la quatrième fille, lointaine et perdue de l’autre côté de la terre. Son bras, tâtonnant, rencontra un genou soulevé, une épaule tiède, çà et là naufragés parmi l’obscurité et le sommeil…

– C’est toi, Bizoute ? Bizoute, tu es là ?

– Oui, soupira la voix d’Hermine.

Alice accepta le mensonge tendre, et se rendormit.

FIN.

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