Flore et Pomone

– Donnons un peu à boire aux jeunes mimosas, disais-je à ma jardinière, en Provence.

Car les feux du ciel buvaient la sève de mes « quatre-saisons » transplantés, et leur feuille oblongue, ressemblante à la feuille de l’olivier, pendait altérée. Mais la jardinière secoua le front :

– Ils ont eu de l’eau hier, ils n’en auront que demain.

– Mais regardez-les, ils ont soif !

La jardinière leva les bras :

– Ah ! bien, si vous les écoutez, ils vous en raconteront ! Tant plus vous leur donnerez, tant plus ils vous demanderont. Déjà que je suis forcée, pour arroser les tomates repiquées à côté d’eux, d’y aller comme en cachette !

Et pour un peu elle les eût menacés de sanctions comme elle faisait à sa vie privée, accusée de « sonner midi » vers onze heures et demie pour avoir plus tôt son repas. Elle me troublait aisément, quand il s’agissait de la créature enracinée, par des paroles de devineresse ou de rebouteux. « Ils se font faibles exprès », disait-elle ; elle désignait les mimeuses des quatre-saisons, en baissant la voix. Je n’étais, je ne fus toujours que trop portée à nommer ruse et sentiment ce qui n’est – peut-être – que réflexe mécanique, devant les pâmoisons et les résurrections du végétal, ses voltes rapides vers la lumière, son âpreté à ne point mourir, aussi bien qu’à tuer. Les amplifications animées sur l’écran – gros miracle, indiscrétion majeure de la photographie – m’ont, contrairement à ce que j’en espérai d’abord, un peu refroidie, comme si le rôle de l’exactitude photographique était parfois, en la démesurant, de violer la vérité et d’abuser l’œil humain, de l’enivrer au moyen de l’accéléré et du ralenti. Ce qui ment au rythme ment, presque, à l’essence de la créature. L’angoisse et le plaisir de sentir vivre le végétal, ce n’est pas au cinéma que je les ai le mieux éprouvés, c’est par mes sens faibles, mais complets, étayés l’un par l’autre, non en comblant, en renforçant follement ma vue.

Comme beaucoup de ceux qui ont vécu au contact de la douce foule végétale, je connais sa bienveillance, et je regimbe devant un rythme artificiel qui transforme la germination et la lente croissance en ruées, les éclosions en bâillements de fauves, le gloxinia en trappe, le lys en crocodile et les haricots en hydres. Si l’on me veut faire accepter la gigantisation du cinéma, qu’on m’y donne, synchroniquement et à mensonge égal, le vacarme de la plante, mille fois grossi lui aussi, le tonnerre des floraisons, la canonnade des cosses éclatées et la balistique des semences. Le végétal n’est pas un règne muet, encore que le son de son activité ne nous parvienne que par chance et exception, comme une récompense subtile accordée soit à notre vigilance, soit à une de ces paresses qui valent, par leur fruit, autant que l’observation.

Cours-la-Reine, j’aimais visiter les expositions florales, qui jalonnaient si fidèlement l’année. L’azalée venait d’abord, puis l’iris et les hortensias, les orchidées, pour finir par les chrysanthèmes. Je me souviens d’une extraordinaire prodigalité d’iris, en mai… Mille et mille iris, un massif d’azur avoisinant un massif jaune, un violet velouté confronté à un mauve très pâle, iris noirs couleur de toile d’araignée, iris blancs qui fleurent l’iris, iris bleus comme l’orage nocturne et iris du Japon à larges langues… Il y avait aussi les tigridias et leurs oripeaux de saltimbanques magnifiques… Mille et mille iris, occupés de naître et de mourir ponctuellement, sans cesse, de mêler leur parfum à une fétidité d’engrais mystérieux…

Pour bruyant qu’était notre Paris autrefois, il eut toujours ses moments imprévus d’apaisement. Cours-la-Reine, entre une heure et une heure et demie, les derniers camions ayant gagné leurs réfectoires, les amateurs de fleurs et de silence pouvaient goûter une trêve étrange, une solitude où les fleurs semblaient se remettre de la curiosité humaine. La chaleur filtrée par le plafond de toile, l’absence de toute brise, le poids somnifère d’un air chargé d’odeur et d’humidité, sont des biens dont Paris est d’habitude avare. Par milliers les iris semblaient couver fiévreusement l’été. La paix régnait mais non le silence, que troublait un bruit insistant et léger, plus fin que le grignotement d’une magnanerie, un bruit de soie égratignée… Le bruit d’élytre qui s’entrouvre, le bruit de patte délicate d’insecte, le bruit de feuille morte dansant, c’étaient les iris, dans la lumière propice et tamisée, desserrant la membrane sèche roulée à la base de leur calice, les iris qui par milliers éclosaient.

Crissement d’une existence, d’une exigence bien réelles, coup de force du bouton, saccades d’érection d’une tige exsangue à qui l’on vient de rendre son aliment liquide, avidité des tiges aqueuses telles que la jacinthe, la tulipe, le narcisse, croissance fantastique du champignon qui monte en brandissant sur sa tête ronde la feuille qui l’a vu naître, tels sont les spectacles et les musiques pour lesquels le respect m’est venu, à mesure que s’aggravait ma curiosité. Est-ce à dire que je ménage, par scrupule et attendrissement, la sensibilité, la souffrance des végétaux, que je regarde à trancher la fibre, abattre la tête, tarir la sève ? Non. Aimer davantage n’entraîne pas à une plus grande pitié.

Tous, nous tressaillons lorsqu’une rose, en se défaisant dans une chambre tiède, abandonne un de ses pétales en conque, l’envoie voguer, reflété, sur un marbre lisse. Le son de sa chute, très bas, distinct, est comme une syllabe du silence et suffit à émouvoir un poète. La pivoine se défleurit d’un coup, délie au pied du vase une roue de pétales. Mais je n’ai pas de goût pour les spectacles et les symboles d’une gracieuse mort. Parlez-moi au contraire du soupir victorieux des iris en travail, de l’arum qui grince en déroulant son cornet, du gros pavot écarlate qui force ses sépales verts un peu poilus avec un petit « cloc », puis se hâte d’étirer sa soie rouge sous la poussée de la capsule porte-graines, chevelue d’étamines bleues ! Le fuchsia non plus n’est pas muet. Son bouton rougeaud ne divise pas ses quatre contrevents, ne les relève pas en cornes de pagode sans un léger claquement de lèvres, après quoi il libère, blanc, rose ou violet, son charmant juponnage froissé… Devant lui, devant l’ipomée, comment ne pas évoquer d’autres naissances, le grand fracas insaisissable de la chrysalide rompue, l’aile humide et ployée, la première patte qui tâte un monde inconnu, l’œil féerique dont les facettes reçoivent le choc de la première image terrestre ?… Je reste froide à l’agonie des corolles. Mais le début d’une carrière de fleur m’exalte, et le commencement d’une longévité de lépidoptère. Qu’est la majesté de ce qui finit, auprès des départs titubants, des désordres de l’aurore ?

Défense, attaque, lutte pour durer et vaincre : nous ne voyons pas, sous notre climat, le pire des combats que se livrent les grandes et dévorantes plantes exotiques, mais ici la douce petite grassette roule sur l’insecte sa feuille poilue et le digère, le siphon de l’aristoloche s’emplit de victimes minuscules. L’appétit d’un végétal, s’il le fait ressembler à l’animal, je ne l’aime pas plus que je n’aime une bête humanisée. « Vous ne voulez pas que je vous donne un petit singe ? » me proposait-on. « Non, merci, répondis-je, je préfère un animal. » Je bannis les fleurs-pièges, leurs jeux de mandibules, les sécrétions mortelles. Que de crimes, perpétrés d’un règne sur un autre règne ! Ne vais-je pas avoir encore à délivrer, ce printemps, l’abeille prise au vernis de ton bourgeon gommeux, beau marronnier rose ? Du moins tu es beau. Mais que penser, pour la honte de la famille des pieds-de-veau, d’un certain arum ?… Sa hampe phallique épanouit autour d’elle une senteur de viande corrompue, qui abuse et enivre des nuées d’insectes. Ils se ruent à l’ivresse, puis à la torpeur, on les voit sur elle agglutinés, entassés dans son cornet, se disputer tout ce qu’elle dispense, mort comprise, et, prostrés, ils oublient l’antagonisme. J’aimerais avec horreur savoir…

Non, je n’aimerais pas savoir. Que le petit secret noir reste gisant au fond de la fleur-mauvais-lieu. La belle avance que de définir, nommer ou prévoir ce que l’ignorance me permet de tenir pour merveilleux ! La fleur n’est pas explicable, ni son influence sur nous. Un feuillage, par la forme et le coloris, est-il merveilleux ? Notre interrogation va quand même à sa fleur modeste. Un adolescent perdit une bonne part de son admiration pour le bougainvilléa, ce manteau de feu orangé, violacé, rose, qui couvre des murs algériens. « Depuis que je sais que ce ne sont que des bractées… », dit-il sans s’expliquer davantage.

Eh oui, des bractées seulement. Nous ne voulons révérer que le cratère, qui est la fleur.

Dieu sait si j’admire, sur les terres légères de l’Île-de-France, les enclos fruitiers. Maniés et remaniés, ameublis, tourmentés par l’homme, enrichis par lui, il n’est pas un pouce de certains cantons choyés qui n’ait porté cerise ou poire, groseille ou framboise. La taille en gobelet met le fruit à portée de la main, creuse l’arbre pour que le rayon et la brise y descendent. À qui donner le prix, entre la framboise embrumée de pruine mauve, la montmorency d’une chair si fine que le noyau y transparaît à contre-jour, la mirabelle piquetée comme une joue ? Pourtant la gloire d’un arbre à fruit, l’image la plus tenace qu’il dépose en nous, la plus passionnément contemplée, c’est le souvenir de sa floraison éphémère. Les manchons blancs passés aux bras des cerisiers, le blanc-vert hâtif qui étoile les pruniers, le blanc crémeux hérissé d’étamines brunes des poiriers, enfin les pommiers blancs comme des roses, roses comme la neige à l’aurore – cette écume, ces cygnes, ces fantômes, ces anges, en huit jours naissent, déferlent et s’anéantissent, meurent épars. Mais cette semaine efface la solide splendeur, la durable et joyeuse saison des fruits. La main pleine et soupesant une longue poire, nous disons : « Te souviens-tu de tous les poiriers de ce coteau, fleuris le même jour ? »

C’est que modeste, et petit, et de peu de couleur, un fleurissement garde tous ses caractères d’explosion, tandis que le départ de la feuille ne la mène qu’à grandir. Beauté du caladium et de sa grande feuille oreillarde, irriguée de rose, de vert, de marron ! Mais elle n’est qu’une large feuille après avoir été une petite feuille. Du bouton à la corolle intervient un miracle d’effort, puis d’éclatement. Seule la fleur a son sexe, son secret, son apogée. Après elle, la graine convulsive de la balsamine et sa mitraille, la crépitante cosse de l’ajonc mûr, ont elles-mêmes moins de mystère.

Depuis combien de temps l’homme échange-t-il sa vie contre la conquête de la plante ? Une fleur, tout pour une fleur ! Et l’alpiniste se tue au moment d’atteindre la gentiane, le rosage, l’edelweiss. Les explorateurs d’un autre hémisphère – qu’ils s’appellent Marcoy, Charnay ou Harmand –, traversent l’Amérique du Sud, d’océan à océan, affrontent le Mexique… Pour une fleur ? Non, mais ils rencontrent la tentation de la fleur, qu’ils ne croyaient pas si puissante. Là-bas, la fièvre les prend, les quitte et les reprend, des serpents bleus et verts se balancent au-dessus de leurs têtes, et les fauves hésitent, étonnés, devant l’homme blanc. Cependant celui-ci cueille des orchidées, s’installe sur un petit pliant, au carrefour de quatre ou cinq risques mortels, et croque entre deux tornades un orchis et son appareil de pétales, d’antennes, de langues, de lunules et de chiffres, avant que ne se ruent les fourmis invincibles… Un de mes héros, qui tenait l’affût sur un sentier de jaguars, lève les yeux, voit au-dessus de lui une fleur inconnue, et, dédaigné, le jaguar passe, assez frais, assez fleuri de taches pour rivaliser avec l’oncidium papilio que vient de lui préférer le chasseur… À la halte, l’homme de science, doublé d’un enfant ébahi, oubliait son estomac creux, ses pieds blessés, les moustiques démesurés et les scorpions pour donner ses premiers soins à sa plante mi-morte. Il la ployait et la fixait dans l’herbier, où elle devenait encombrante, comme sont tous les cadavres…

Je lis et relis, avec respect et amusement, ces mémorables voyages de pauvres. Presque pas d’argent, trois mules fourbues, quelques fusils, une poignée de nègres, de la verroterie, et… l’herbier. C’est l’herbier qu’un homme brandissait, nageant d’un bras, au-dessus des rapides, – l’herbier que l’on couvrait de ponchos et de palmes pour le préserver des déluges tropicaux, lui qu’on enfermait dans une cantine de fer-blanc à cause des termites… Il arrivait que l’herbier parvînt jusqu’à un musée et que s’endormît, dans un hypogée provincial, la merveille disséquée, stérilisée, plus légère qu’une pomme frite, plate et méconnaissable, pareille à ce qui n’a jamais vécu. Et l’honnête homme, le coureur de jungles, à jamais humble et courageux, s’évertuait à la faire revivre : « Vous voyez, cette partie de la plante est, dans la nature, d’un rose carné indicible, tavelé de pourpre… Ici la fleur détache de sa corolle une aigrette aérienne d’étamines, un rostre du plus beau jaune d’or… Naturellement, on ne peut plus se rendre compte… Quant au parfum, il est si suave et si impérieux ensemble, qu’il éloigne le sommeil… Les nuits, sous ces latitudes… « Et il interrompait l’impossible description par un geste d’impuissance…

Il savait pourtant parler de ce qu’il aimait, et même écrire assez bien, cet homme qui parcourait les antipodes avant le secours du cinéma ambulant, de la téléphonie avec ou sans fil, qui se mettait en tête de remonter le Zambèze et l’Amazone, de forcer les secrets du Mato-Grosso et de rapporter entre son sein et sa chemise un bulbe jusque-là inaccessible. Outre les noms que j’ai dits, il s’appelait aussi Baker et Serpa Pinto. Il portait, sinon d’étranges favoris, une barbe à n’en pas croire les yeux, des cheveux de lion qui, assurait-il, le gardaient des rayons du soleil comme de la rosée des nuits tropicales. Ingénument, il emmenait d’Europe ses chiens préférés, des épagneuls de marais, et jusqu’à des bouledogues anglais, puis il pleurait de les voir mourir, quasi grillés vifs, sous soixante degrés centigrades. Il savait se priver de tout, mais il emportait ses répugnances bourgeoises et ne pouvait s’habituer à des mets indigènes, à une céréale qui l’eût guéri de la dysenterie. C’est ce brave, ce cœur pur, cet enfant, ce petit Français tatillon, celui-là et nul autre, qui s’en allait cueillir des fleurs dans des marécages plus hantés qu’un mauvais songe, nanti pour toute panacée d’un bon kilo de quinine…

Cet homme-là, je ne me fie qu’à lui aujourd’hui pour courir le monde sans quitter mon fauteuil. Avec lui je chasse le lion, je sauve un oiseau-mouche assailli et cisaillé par deux fourmis féroces et démesurées, et je conquiers délicatement sur quelque branchage gigantesque, entre un python à jeun et un nid de guêpes maçonnes, l’extravagante oncidie de Galeotti.

Est-ce à dire que je suis particulièrement férue, comme lui, de l’espèce d’orchidée ? Point. En vain, elle déploie ses antennes rouges, se couvre d’arabesques couleur de sang sec, dresse tous ses prestiges sur un socle-abdomen, gros et pourpré comme une prune de Monsieur. Un autre esprit floral des marécages funestes a beau se montrer sous l’aspect d’une fée à peine rosée, tout en linge fin, j’aurais vite fait, en si étrange compagnie, de soupirer après une rose. Mais mon guide, mon fiévreux, mon errant aux pieds écorchés, traque l’orchis, et je le suis. Il chemine plein de foi avec un perroquet sur l’épaule, une petite chèvre fidèle qu’il a recueillie, un kangourou en bas âge dans une poche de cuir suspendue à un bâton. Il murmure, extasié, des litanies botaniques : « Ah ! c’est l’aristolochia labiosa, c’est la trichopilia tortilis… « Je ne lui en veux que de m’apprendre des vocables latins quand je voudrais des noms populaires. Mais de quels noms familiers coiffer des créatures folles de mimétisme, déguisées en oiseaux, en hyménoptères, en plaies et en sexes ? L’aristolochia a un bec de canard, une peste éruptive manifestée en violet sur un fond blanchâtre, un grand jupon espagnol qui pend à ses trousses et traîne l’odeur d’un cadavre. La miltonia est agencée de lambeaux géographiques, continents mordorés sur mers jaunes. Va pour oncidium, va pour stanhopea et pour trichopilia. Et je consens à mon guide son suprême mirage : une ville natale où il prémédite de déposer miraculeusement sauve, comme lui-même anémiée et pâlie, la fleur unique, le précieux bulbe, le pauvre petit monstre frileux, – ce qui reste de la volante orchidée, arrachée aux continents noirs.

La création d’un jardin remonte en nous à des conceptions enfantines. En perdant l’enfance, nous perdons une grande part du don d’inventer. Seuls nos jardins d’autrefois ont été des créations authentiques, en dépit de leur apparente naïveté, leurs dimensions exiguës d’enclos plantés de têtes de soucis, de fanes de carottes et de baies d’aubépine, entourés d’une rivière minuscule dont le sable buvait sans cesse ce qu’y versait d’eau notre petit arrosoir. Chaque enfant à sa guise a dessiné son jardin. Mon second frère érigeait des tombeaux pour poupées, des stèles à la taille d’une musaraigne, entre lesquels se promenait son âme où personne jamais ne put lire. Plus simple, j’avais, dès mon jeune âge, horreur des allées droites et des jardins quadrilatères. Je les voulais soumis aux courbes, et toujours accotés à quelque flanc, à quelque futaie, et regardant le sud ou l’ouest. Aucun être ne change assez pour que l’on ne puisse reconnaître, dans les décors d’agrément que l’âge adulte réalise, l’improvisation qui s’élançait d’une enfant, s’aidait de la brouette-joujou, prenait corps dans un coin du potager, ou sous le plafond serré de l’if.

Bien des jardins m’ont laissé leur souvenir. Presque tous me contentèrent, sauf ceux qui étaient trop jeunes et qu’il m’eût fallu planter. Passe encore de couvrir un mur d’espalier, de restaurer les palmettes et les cordons. Mais l’arbre dit d’agrément, si je le mets en terre, tarde trop, je vais plus vite que lui. Sa belle tête dont l’ombre sera ronde, ses grands rameaux désordonnés, je n’ai plus le temps de les attendre. Un âge est pour le chêne, le hêtre, et toutes essences méditatives. Notre automne venu, nous pouvons encore avoir affaire gaiement à des arbustes porte-fleurs, nous divertir avec les weigelias, les deutzias neigeux, un menu peuple de syringas, de robiniers, et ce porteur de nues que le matin et la rosée irisent, l’arbre à perruque…

D’une enfance et d’une adolescence sédentaires, bornées par les limites de deux ou trois cantons, je n’appris pas l’art horticole. Les châteaux environnants n’en savaient guère plus que moi, car personne n’avait songé depuis longtemps à rajeunir ou brouiller le dessin de leur parc généralement Louis XIV, revu par le Second Empire. Au centre de leur pelouse, devant la terrasse à lions écailleux, s’élevait le compotier à trois plateaux étagés qui fournissait d’eau le bassin et ses poissons rouges. Alentour subsistaient les plates-bandes à la française, appauvries par la routine et le temps. Un air de parenté planait, et pour cause, sur les massifs de ces gentilhommières. Le jardinier du château de Saint-Sauveur approvisionnait de semis les Jeannets, qui partageaient boutures et graines avec l’Orme-du-Pont, dont le régisseur fleurissait à son tour les parterres des Barres… Parfois un jardinier plus jeune et moins nonchalant écrivait en plantes naines, sur le versant de gazon qui soutenait la terrasse, des lettres enlacées, un blason, et tentait de ressusciter, par un émondage sévère, de très vieux orangers en caisses…

Les dimanches, nos promenades d’enfance et d’adolescence, ni-plaisir, ni-corvées, prenaient pour but un des manoirs voisins, défendus seulement par des grilles ouvertes, des sauts-de-loup comblés, des murs que maintenait le lierre, que cimentait une mousse épaisse et velouteuse. Nous ne franchissions pas ces limites. La présence et le renom de quelques vieilles familles un peu gourmées, casanières, fidèles aux grand-messes, suffisaient à nous barrer le passage. Par petites bandes de fillettes faussement hardies, nous avancions jusqu’à une allée d’accès dont le vide majestueux nous rendait muettes. Encore quelques pas, un détour d’allée bastionnée de vieux lilas, de boules-de-neige et d’althaes, et le château dévoilé, tout nu, réverbérait le soleil de quatre heures.

La grande voix de cloches des braques au chenil nous dénonçait, mais nulle main ne poussait les hautes persiennes entrecloses, n’empoignait les mancherons d’une brouette oubliée devant le perron. Les parfums qui cheminent lentement venaient seuls à notre rencontre, délégués par le rosier jaune poivré, le tilleul en fleur et le gros pavot écarlate, dont la tige est poilue comme un marcassin et qui est secrètement meurtri, au fond de sa corolle, d’une tache bleue de sombre ecchymose.

Le silence, brodé à grands ramages par les abeilles et les rainettes, une tiédeur sur laquelle se refermaient les charmilles massives, un orage ballonné, tenu en respect derrière la colline, la pédale lointaine d’une batteuse à blé, – tels sont encore aujourd’hui les matériaux qui me servent à reconstruire l’été, comme si la belle saison, indépendante d’une chaude température, étrangère aux plages oisives, fût remise au pouvoir d’une certaine lenteur du temps, réservée aux provinces du Centre, soucieuse de s’y tenir cachée, durable et cernée d’espaliers. Vois-je une pêche téton-de-Vénus encore un peu verte, déjà un peu rose, mordue et abandonnée sur l’allée par la petite dent du loir qui la cueillit : je vois l’été. Les fenêtres d’un manoir modeste béent-elles sur le noir des chambres, leurs rideaux de mousseline aspirés au-dehors par le vent ? C’est l’été. L’été aussi, décanté en répliques rituelles échangées par nos dames du village, qui marquaient le dimanche en ouvrant leurs ombrelles ; l’été dans le nom des fraises d’autrefois qui s’appelaient le capron rose, la belle-de-juin, la liégeoise-Haquin, celle-ci toute laide, que la maturité pousse au bleu de cyanose, musquée comme un fruit des tropiques et qui ne passait pas du potager à la table sans s’écorcher, saigner, tacher la corbeille et la nappe… Te voilà, été, et sous ton août tes hôtes qui craignaient le soleil… À l’ombre, tu rangeais les enfants du château, et les parents derrière les volets, alentour d’un goûter bien servi… Mais la salle à manger est glaciale, et les enfants éternuent, Entre la galette de plomb et le quatre-quarts trône un cantaloup mystérieux comme un puits, qui a bu un verre de porto et deux cuillerées de sucre en poudre… Quand on sort après le goûter, le soleil a changé de place, et les grenouilles chantent… Été, ô mon désert…

Une fois, arrêtée le nez entre deux barreaux d’une grille, je vis au bord de la pelouse centrale une femme épaissie en caraco blanc et vieux chapeau de paille, qui fagotait, en se baissant avec peine, les surgeons de rosiers fraîchement rognés. Un homme maigre et long la suivait des yeux, et quand il souleva son chapeau pour s’essuyer le front, je reconnus, à ses cheveux d’un blanc d’aluminium, le maître du château.

– Repose-toi, Yolande, cria-t-il. Tu sais ce qui t’attend si tu en fais trop !

La tâcheronne en caraco répondit par quelques mots que je n’entendis pas, et je rougis d’avoir surpris dans la plus humble intimité un couple qui ne se laissait voir, à la messe dominicale, que redressé, en armure de taffetas et d’empois, et répartissant ce qui lui restait de jeunesse sur la distance comprise entre le marchepied du break et le banc d’église marqué d’une couronne.

De tout temps le Français, en vivant par économie sur sa terre, s’est avisé que la culture de la fleur et les soins qu’elle demande sont des prodigalités de temps et d’argent. Il limite son luxe horticole au rosier rustique, au complaisant lilas, à l’aubépine rouge, – encore accuse-t-il celle-ci de lui « amener » les chenilles. Le villageois épris de son jardin est tout de suite un « original ». Mon chef-lieu de canton avait son homme à la rose, de qui la vieille bouche de tortue pinçait, d’un bout de l’an à l’autre, la tige d’une rose. L’hiver, il chambrait tout un harem de roses en pots dans sa petite maison. Le gloxinia apparut très tard chez nous, et créa quelques rivalités. Il ne détrôna pas la grande « chenille », ce manchon de campanules mauves, qui monte démesurément, encadre d’un seul jet les fenêtres et les fleurit toute une saison.

La gentilhommière bretonne a ses grands lotiers arborescents, ses genêts, même ses mimosas, et ses nobles voies d’accès en rayons d’étoile, plantées de sextuples rangées d’arbres, ses remparts compacts de sapins, égaux et sans brèche. Inhospitalier de nature, le Français soigne d’une manière défensive ses abords immédiats, s’entoure d’églantier, d’épine noire et de genévrier ; il barbèle au besoin son jardin, et sa première débauche d’imagination est pour la clôture. Dans le Midi, le marchand de parcelles a inventé une tentation pour l’acquéreur. Les cases de son lotissement, il les entoure d’un petit mur qu’il somme, en outre, d’une palissade. Et rassuré, mis en goût… du « chez soi » par la grille et la serrure, le nouveau propriétaire colle derrière ses barreaux son sourire qui montre un peu les dents, puis il prend sur son terrain les mesures d’un jardin méridional.

Le jardin de ma maison natale perdit, le temps l’aidant, l’habitude d’écarter les intrus. Je ne lui connus qu’une grille bénigne, des portes entrebâillées le jour et la nuit. La porte charretière, tout le village savait comment secouer son gros vantail pour faire tomber, derrière, une lourde barre de fer qui eût dû le verrouiller. Les dernières recommandations, à l’heure du couvre-feu, étaient à rebours du bon sens : « Surtout qu’on ne ferme pas la porte du perron, une des chattes n’est pas rentrée ! La porte du fenil est-elle ouverte, au moins ? Sans quoi le matou viendra encore miauler sous ma fenêtre à trois heures du matin pour que je le fasse entrer ! »

Jardin d’En-haut, jardin d’En-bas – leurs noms en disent assez sur la dénivellation du sol – nous laissaient sortir clandestinement, le mur enjambé, et clandestinement rentrer. Tous deux, mêlés d’utile et de superflu, mettaient la tomate et l’aubergine aux pieds des pyrèthres, repiquaient les laitues entre les balsamines et les héliotropes. Si nos hortensias étaient royalement bouffis de têtes roses, ce n’était pas le résultat de soins particuliers, c’est qu’ils touchaient presque la pompe, bénéficiaient ainsi des fonds d’arrosoirs jetés à la volée, des rinçages de cruches, et qu’ils buvaient leur saoul. Pour le prestige de notre jardin, fallait-il davantage qu’un chèvrefeuille centenaire et infatigable, que la glycine en cascatelles et le rosier cuisse-de-nymphe ? À eux trois, grimpant, descellant la grille, tordant une gouttière et s’insinuant sous les ardoises d’un toit, ils m’enseignèrent ce que sont la profusion, les adhérents parfums et leur excès de douceur.

Chacun enfante à sa ressemblance. Mes amis vous diront que je n’aménage pas de jardins graciles et clairsemés. Je me plais au gros paquet fleuri qui barre tout à coup l’allée, borne la vue, et je n’aime pas qu’un glorieux paysage entre à toute heure dans ma maison par toutes les issues. À un arbre qui le mérite, je donne l’air et l’espace, d’urgence et comme si je dusse moi-même périr suffoquée. Mais le désordre dans les jardins que je dirigeai fut toujours une simulation. Un certain échevellement ne s’obtient qu’avec la collaboration du sécateur.

Mes yeux étonnés ont vu un jardin de Blasco Ibanez, meublé de bancs massifs en faïence, où sur fond blanc se voyaient, émaillés, tous les fruits, pommes, abricots, oranges et poires. Verger monumental, fruits d’émail funéraire, à briser les dents des vivants et des morts, – bancs de repos aussi accueillants et douillets, ma foi, qu’un lit de parade espagnol.

Une longue préméditation, une rêverie appliquée ne portent pas grand profit aux jardins de notre France. Je n’ai jamais contemplé les jardins de Claude Monet, mais je sais qu’il les voulait par moments bleus, et roses d’autres fois. Parmi ces aspects dont il avait seul concerté la magnificence, il allait, pareil à lui-même, dans un ample vêtement clair, et je me souviens que mon impertinente jeunesse porta, sur ce bel hôte immuable des changeants édens, un jugement scandaleux en ce sens que j’eusse voulu voir le maître des jardins décliner ou reverdir, tour à tour sombre et vermeil, selon son humeur et son âge, au milieu des saisons et des plantes soustraites à sa tyrannie d’artiste. Mais peut-être m’a-t-on mal raconté Monet et ses fleurs gouvernées ?…

Par contre, j’aime le mot d’une Française revenue d’un long séjour dans des pays où la morne exubérance ne connaît presque pas de variété : « On peut à la rigueur se passer de printemps. Mais ne pas avoir d’automne, non, à la fin, c’était au-dessus de mes forces. » Mot singulier, et qui semble que nous puissions espérer davantage du trépas annuel que des prémices. Comme disait le plus aimable illettré, amateur de jardins et de tout ce qui vit, périclite et prospère : « Que voulez-vous, il faut des intempéries ! »

Né à quarante kilomètres de Paris, à peu près de mon âge, mon illettré ne savait ni lire ni écrire. Quand je m’en étonnais, il disait simplement que « ça ne s’était pas trouvé comme ça ».

– Mais la loi qui rend obligatoire…

À ces mots, il tournait son regard vers le profond et dense horizon qui l’avait protégé du gendarme et du maître d’école : la forêt de Rambouillet commençait à ma porte et semblait ne finir nulle part, belle forêt domaniale dont je ne connais que les tracés les plus battus et les plus clairs, les routes qui mènent au muguet des étangs de Hollande, aux jacinthes du Gros-Rouvre, aux anémones sauvages des Mesnuls, aux grandes digitales rouges des bois taillis au-dessus de Saint-Léger…

Mais pour mon illettré sympathique, la forêt n’était pas prodigue que de fleurs. Gîte, refuge, école, livre où la science renaissait pour lui vierge et cristalline, écrite en rais de soleil et de pluie, il tenait tout de la forêt et n’avait jamais quitté les nids, les futaies, les gibiers… Au demeurant, un petit homme maigrelet, et sa fragilité l’avait, me confiait-il, engagé à se marier, et à habiter sous un toit. Sur le tard, il faisait des journées de jardinier chez les Parisiens qui mordillent le bord de la forêt et y construisent de façon périssable. Chez moi, il ne travailla guère, je gaspillais tout son temps à consulter la sûre mémoire sans défaillance d’un être que ne trouble pas, ni n’encombre la routine typographique, la figure imprimée des mots. Que je me sentais pauvre quand il me parlait ! Dans sa bouche, les noms de l’oiseau, de l’arbre et de l’herbe, les chroniques de la forêt s’ajustaient à leur objet comme l’abeille à la fleur. Une bienveillance, – j’allais écrire une sainteté particulière –, le détournait de braconner et de dénicher. Les braconniers souvent sont subtils, et m’intéressent. Ils sont pleins d’enseignements quand leur humeur les porte au récit. Mais quelque chose dans leur silence m’éloigne d’eux. Leur mutisme a trop écouté les derniers sons des dernières terreurs qui hérissent la plume, agglutinent le poil et voilent d’une taie bleuâtre les doux yeux des bêtes capturées.

J’essayai d’éclairer, aux lumières de mon sapient illettré, l’ignorance où je suis de ce qui touche l’oiseau. Mais j’aurais dû commencer plus tôt, et Jacques Delamain, mon autre maître, est né trop tard. En outre il faut, si l’on veut connaître l’oiseau, de très bons yeux. Je n’eus qu’une part d’amateur, et les surprises joyeuses qu’elle comporte. J’eus le rouge-gorge qui descendait, menaçant, jusqu’au-dessus du front de la Chatte. Je me récréai, une courte saison, sur l’abondance des bergeronnettes et leur hardiesse à suivre mon jardinier ; il leur jetait larves et vers exhumés par le tranchant de sa bêche, et elles les happaient au vol, comme des poules familières. Je gavai de graines un couple de pinsons qui entraient dans la petite salle à manger en survolant la Chatte du seuil. Si, au frôler d’une aile, une lumière chasseresse, oubliée, se rallumait dans les yeux de la Chatte, je n’avais qu’à lui reprocher tout bas : « Chatte !… » et elle éteignait, pour ne me point déplaire, ses fanaux de perdition…

C’est mon jardinier analphabète – je ne le nomme pas, sa femme le pleure encore, – qui m’apprit à suspendre des nids en bûches de bouleau creusés et percés d’une entrée ronde, quand il sut ma prédilection pour celle que Buffon nomme, je crois, « le plus féroce des oiseaux ». Il ignorait Buffon, mais connaissait bien la mésange, et il trouva le mot infiniment comique. Il s’appuyait sur le manche de sa bêche pour contempler quelqu’une de mes préférées, bleue comme l’Oiseau bleu, verte et jaune comme la feuille de l’aulne au printemps, qui devant nous échenillait, scrutait les écorces, se précipitait sous un tunnel de feuilles mortes, en sortait le bec plein, regagnait le nid où elle entrait tantôt la tête en bas, tantôt en grimpant verticalement, agile sur ses serres flexibles. Elle nous jetait de son seuil un avertissement comminatoire, un victorieux “turrruititittit” qui réclamait sans doute notre applaudissement à ses prouesses de mésange, son travail de mésange, ses acrobaties de mésange… Alors, mon jardinier hochait la tête, riait intérieurement comme au souvenir d’une bonne histoire marseillaise et disait :

– Ah ! ce Buffon… Non, mes amis, ce Buffon !… J’en rirai toute ma vie !…

Le reportage journalistique et le cinéma s’en mêlant – sous la forme, pour ce dernier, d’un scénario de film que m’acheta une compagnie italienne –, j’eus la chance de passer à Rome quatre mois, de décembre 1916 mars 1917. Les restrictions italiennes de la guerre m’ont, je l’avoue, laissé des souvenirs sans amertume : quinze grammes de sucre par jour, une noisette de beurre, le pain mesuré en tranches minces, que sais-je ?… Un fumant hiver moite noyait Rome et je me délectais de tant de douceur, de tant d’humidité suspendue, d’une température tantôt de Nice ensoleillée, tantôt un peu suffocante et vaporisée, comme l’air bleu qui règne à ras de terre autour des sources thermales.

Une firme cinématographique italienne acquit la licence d’adapter à l’écran le plus connu de mes romans et engagea la vamp française en vue, j’ai nommé Musidora. Elle apporta à Rome sa courageuse humeur, ses beaux yeux, ses longues jambes parfaites, sa frappante beauté noire et blanche, prédestinée au cinéma, que les metteurs en scène d’Italie trouvèrent « troppo italiana ». Une « bion-dinetta » minaudière leur eût plu davantage. Comme brune fatale, en ce temps-là, Francesca Bertini leur suffisait.

Je remonte là à une époque héroïque du cinéma, où les vedettes en chair et en os plongeaient, se jetaient à bas d’une auto rapide, voyageaient sur les essieux d’un train et montaient des chevaux effrénés.

En Italie, les merveilles architecturales ne manquant pas, on envoyait une jeune femme de l’extraction la plus modeste ravauder le linge de sa petite famille sur des terrasses et des balcons qui avaient vu passer pour le moins César Borgia. Dans un salon, le nombre des fauteuils, voire des pianos, marquait le faste, suppléant à la qualité.

Comme je ne parlais pas la langue du pays, je visitais mal la Ville Éternelle, et plus mal ses musées d’où je sortais écrasée et timide, rouée de chefs-d’œuvre. Je me nourrissais à des restaurants assez modestes, et celui de la Basilica Ulpia eut toujours de quoi me contenter, dès qu’il eut à me fournir, outre l’assiettée de pâtes, un monceau quotidien de petits artichauts nouveaux, saisis dans l’huile bouillante et raides comme des roses frites.

Le filin tournait doucement. Des automobiles de louage emmenaient au loin les principaux interprètes. Musidora, toute en volants romantiques de tulle rose, coiffée d’un grand chapeau de paille noué de velours noir, courait sur les prés je n’ai jamais su pourquoi. Je crois que c’est parce que le metteur en scène était poète. Il me le prouva quelques jours plus tard.

Pour la réalisation d’une petite fête d’artistes, entre peintres et modèles, il voulut l’autorisation de tourner dans un jardin princier, veuf de ses maîtres et rigoureusement fermé aux visiteurs. J’y entrai avec lui, un jour d’avril, en dépit d’un gardien hostile tout en vieux buis, qui tenait la porte mi-ouverte et parlementait. Mais déjà s’élançait à notre rencontre un paradis impérieux et compassé, et tel qu’à lui seul il eût dû tenir notre curiosité en respect.

Une pareille œuvre, humaine et vernale, un emploi aussi réfléchi de la saison exubérante, je ne tente pas de les décrire. Je reçus sur mes paupières la chaleur d’un soleil mauve, parce que la transparence et l’épaisseur ensemble d’un rideau de glycines changeaient la couleur du jour sans mettre obstacle à la vive lumière. Les longues grappes, innombrables, sur une armature verticale et cachée, ruisselaient jusqu’au sol. Un autre effet d’onde et de pluie dépendait des saules pleureurs à grêles chevelures neuves et parallèles. Plus mobiles que les glycines, ils dévoilaient, revoilaient d’autres architectures végétales, des pans de ciel intercalaires, des pelouses bleues et violettes, un brasier de cognassiers du Japon, une île de lilas très pâles délayés sur un ciel comme eux presque incolore, un nuage de cerisiers doubles parfaits en blancheur, et des paulownias et des arbres de Judée, irréels dans le lointain comme tout ce qui est mauve…

En suivant des allées d’un sable farineux qui ne criait pas sous le pied, je remarquai qu’elles ne portaient aucune empreinte de pas. Un bâtisseur d’édens avait autrefois distribué masses et couleurs. Le surprenant était que tout lui obéît aujourd’hui. Un maître, dès longtemps défunt, persistait à régir le jardin et ses eaux vives, ici moulées en serpents dans des plis de pierre au long des sentes, là suspendues en draperies à contre-jour pour qu’au travers on entrevît un pan de paysage tremblant, une féerie secouée de sanglots.

Les parures d’une mode tricentenaire étaient encore debout. Une canne d’eau, cristal tors, fusait hors de la bouche d’un satyre. Le charmant séant d’une nymphe reposait au centre d’une roue d’eau. Un coquillage devenait source, un dauphin palme d’eau bifide…

Peut-être d’autres jardins d’Italie ont-ils autant de charme mérité, d’allées où seul marche l’oiseau, de fontaines où nulle bouche ne boit. Je n’ai vu que celui-là et n’ai pu ni l’oublier, ni m’éprendre de lui comme je fais d’un vallon, d’une ferme heureuse, d’une maisonnette de garde-barrière bardée de coloquintes, de roses trémières et de dahlias… Il devait trop à une volonté humaine, sûre d’elle-même et disposant de la nature sans se tromper.

À mes côtés, le metteur en scène s’exaltait, exprimait combien un tel lieu semblait à souhait pour les ébats chorégraphiques. Il courut devant moi, gravit un perron effrité, sauta à pieds joints sur le flanc d’une déité couchée, qui, du haut d’une terrasse tiède, longue, vide, regardait Rome :

– Et là… Là, s’écria-t-il inspiré, le défilé du cake-walk !

Quand nous avions des oranges… Les nommer, depuis qu’elles nous manquent, c’est assez pour susciter, sur nos muqueuses sevrées, la claire salive qui salue le citron frais coupé, l’oseille crue, la mordante pimprenelle. Mais notre besoin d’oranges dépasse la convoitise. Nous voudrions en outre voir des oranges. Nous pensons à ce reflet, cette lumière de rampe qui montait des poussettes chargées aux visages penchés dans la rue. Nous voudrions acheter un kilo, deux, dix kilos d’oranges. Nous voudrions soupeser, emporter ces branches coupées, porteuses de feuillages vernissés et de mandarines, qui jalonnaient les étals du cours Saleya à Nice, tout le long du marché aux fleurs. Nous avons une terrible envie de ces paniers ronds qui parfumaient notre chambre d’hôtel et que nous envoyions à nos amis parisiens (la marchande ajoutait, sous le couvercle, un bouquet de violettes et le brin de mimosa…). Ces petits souvenirs-là, comme ils sont acides, irritants… Leur vivacité d’évocation nous fait un peu lâches. Il y avait aussi ces minuscules mandarines du pays renflées sur leur équateur et qui, sous l’ongle, répandaient par leurs pores une huile essentielle abondante… Il y avait cette excellente friandise italienne qui consiste en quelques grains de raisin muscat confits dans du vin liquoreux, ridés au soleil, momifiés et capiteux, roulés dans des feuilles de vigne. Il y avait ces fruits glacés de sucre, imprégnés de sucre, qui n’étaient plus que sucre, transparence vitreuse comme celle des pierres semi-dures, abricots-topaze, melons-jade, amandes-calcédoines, cerises-rubis, figues-améthystes… Un jour à Cannes j’ai vu une barque de sucre coloré, débordante d’une cargaison de fruits confits. Deux passagers y eussent tenu à l’aise. Quelle gourmande, quel enfant gâté avait embarqué son rêve à bord d’un pareil esquif ? J’entrai… « C’est vendu, madame. – Et vendu combien ? – Cinq mille francs. » Cinq mille francs d’avant-guerre, cinq mille francs de 1931…

On me reprochera d’aborder, non sans sadisme, un sujet pénible ?… Je proteste que nous sommes entraînés, depuis un bout de temps, à regarder en face et fermement les biens dont la guerre nous prive. C’est d’une bonne gymnastique mentale. D’ailleurs, tel qui ne bronche pas devant une plaque de chocolat faiblit à l’idée d’une fraîche orange parée encore d’une petite feuille à sa queue. J’avoue que je suis de ces derniers. Une orange… mais pas n’importe quelle orange. L’éducation des Occidentaux est encore à faire. Les entendiez-vous demander, au restaurant : « Vous me donnerez une orange », comme s’il n’y avait au monde qu’une espèce, qu’un cru, qu’un arbre, qu’une multitude indistincte d’oranges…

J’écris ces lignes au mois de février. C’est le moment où dans les années paisibles nous savourions les tunisiennes, élite des orangeraies. Ovale, un peu vultueuse autour du point de suspension, la tunisienne emplit la bouche d’un suc sans fadeur, d’une acidité adoucie, largement sucrée. Intacte, son écorce exhale un parfum qui rappelle celui de la fleur d’oranger. De décembre à février, c’est la brève saison de nous gorger de tunisiennes. Comme font les crus très typés qui de bouteille à bouteille marquent une différence, une tunisienne n’est pas tout à fait identique en saveur à une autre tunisienne, et la nuance encourage à ouvrir encore une orange, et encore une, encore une qui sera peut-être la meilleure de toutes…

Après la tunisienne, j’avais la philippeville, qui ne l’égale pas mais la remplace, mouille bien la bouche, se sucre agréablement si l’année a été soleilleuse. Puis venait la palermitane, en même temps que les grandes envies de boire qu’amènent mars et avril. Le soleil montant de concert avec le thermomètre, il me fallait plus tard recourir aux oranges du Brésil et aux espagnoles. Mais l’Espagne garde pour elle ses meilleurs fruits et nous accusons, à tort, toutes les oranges d’Espagne de nous laisser une arrière-saveur d’oignon cru.

Pour finir, la folle consommation d’orangeades amenait à Paris et sur les plages une petite orange qui mûrit tardivement sur de froids plateaux ibériques. Elle était la très bienvenue, à l’heure où nous quittaient les cerises, et les fraises qui passent comme un songe.

Dans le Midi nous achetions à pleins couffins la laide orange d’été, pour presser sa chair petite et pâle, corser son jus en le mêlant à celui du citron frais cueilli. Car si le citron provençal est digne d’humecter le poisson et le coquillage, l’orange locale n’est guère que l’ornement des enclos fleuris, la jaune lune des jardins, l’appoint d’une confiture de ménage. Ne lui faites pas plus loin crédit. Honorez plutôt la figue seconde, qui des plus belles heures de l’été fait son miel, s’enfle de rosée nocturne, et verte ou violette pleure, par son œil, un seul pleur de gomme délicieuse, pour vous marquer l’instant de sa perfection. Mangez-la sous l’arbre, et si vous tenez à ma considération, ne la mettez jamais au frais, ni – horreur et sacrilège ! – dans la glace pilée, tout-aller, pis-aller inventé par les rudes palais américains, qui paralyse toute saveur, ankylose le melon, anesthésie la fraise et change une rouelle d’ananas en fibre plus textile que comestible.

Tiède le fruit, froide l’eau dans le verre : ainsi l’eau et le fruit semblent meilleurs. Que penser d’un fruit qui s’éloigne, comme se refroidit une planète, de la chaleur qui l’a formé ? Un abricot cueilli et mangé au soleil est sublime. L’heure passée dans une orangeraie marocaine est aussi vive à ma mémoire et à ma gratitude que si j’avais encore, sous les ongles, la ligne jaune qu’y laisse un gaspillage d’oranges très mûres. Foncées, assez petites, une joue parfois frottée de rouge vif, à dix heures du matin en avril elles étaient déjà tièdes, quand la longue herbe printanière, à nos pieds, nous rafraîchissait encore les chevilles. Un de nous s arrêtait-il comme par discrétion, le serviteur marocain étendait son bras vers l’horizon et riait, pour nous faire comprendre que plus loin, et jusqu’à perte de vue, d’autres tangérines nous attendaient, innombrables…

Marrakech nous donna davantage encore. Des eaux pures, des roses, des rossignols qui à un certain signe nocturne éclataient tous à la fois, des aurores précipitées qui envahissaient le ciel comme un incendie – et des oranges dans les orangers du pacha Si Hadj Thami el Glaoui. Opulentes orangeraies d’un maître tout ensemble avisé et fastueux, secret alignement de ce qui paraît, au premier abord, désordonné et provocateur, quels soins produisaient, protégeaient de telles récoltes ! Leur parfum, tombant de haut, traînait à ras de terre et nous barrait presque le passage. Des pétales de cire ne cessaient de pleuvoir, entraînant dans leur chute les abeilles ivres ; elles touchaient avec eux le sol, se relevaient poudreuses et regagnaient les fleurs suspendues parmi les fruits. À son tour une orange tombait, longue, lourde orange en forme d’œuf, qui s’ouvrait en touchant le sol et saignait de sa chute un sang rosé… Non loin, les murs roses de la ville, sur un ciel que pâlissait déjà la chaleur, limitaient ce paradis – paradis d’ailleurs bien gardé ; si je tendais la main vers ses pommes d’or, le bras de l’ange marocain, noueux et noir, perçait les feuillages, brandissant un bâton… Mais sur un mot de notre guide, le bras de bronze, un moment résorbé, reparaissait, offrant sur sa paume sombre une juteuse orange.

Une ville chaude greffe en nous des souvenirs d’autrefois plus chers que l’eau en abondance l’enrichit, y mire le ciel, tient verts les arbres, gonfle les fruits, joue avec les sables. L’Aguedal à Marrakech est un vaste et frémissant miroir margé de verdure ; aucun des reflets que j’y ai vus trembler ne se fane. Comme un clou d’argent, mainte autre fontaine fixe l’aspect d’un des jardins que j’aimai. Combien d’années m’arrêtai-je, une fois par an, à Aix-en-Provence, sur le trajet de Paris à Saint-Tropez, parce qu’une eau millénaire coule dru d’une fontaine ? Je tendais à l’eau antique mon gobelet, imitant les fervents de la source, la vieille dame et sa carafe, le garçon et son broc, la petite fille brune et sa cruche ombiliquée. L’eau d’Aix, fraîche et douce, se laisse boire en abondance. La fontaine romaine est un chaînon de mes convoitises : chaque fois que j’ai vu l’eau sur un étroit espace sourdre, bouillonner et bondir, j’ai voulu l’emporter et la planter dans mon jardin, s’agît-il de la vieille fontaine de Salon, mammouth barbu d’herbe dont chaque poil canalise sa goutte d’eau. Un jardin sans source ne murmure pas assez, et mes regrets ne se détachent pas encore des eaux vives de mon enfance, surgies à petit flot de ma terre natale, perdues sitôt que nées, connues du pâtre, des chemineaux, des chiens chasseurs, du renard et de l’oiseau. Une était dans un bois, et l’automne la couvrait de feuilles mortes ; une dans un pré, sous l’herbe, et si parfaitement ronde qu’une couronne de narcisses blancs, aussi ronde qu’elle-même, décelait seule sa place au printemps. Une coulait en musique d’une berge de route ; une était un joyau un peu bleu, tremblant dans une cuve de pierres grossièrement assemblées, et des crevettes d’eau douce nageaient dans son ciel renversé. On m’assure que celle-ci est toujours aussi pure, mais qu’elle sautèle, avec un vain effort de cristal, entre quatre parois de ciment, cadeau de la prévoyance humaine, et je n’ai de goût que pour les sources sauvages, gardées par l’œil ouvert des myosotis et des cardamines, par la grande salamandre tachée comme un cheval pie.

Je voulais une source dans mon jardin – je la veux encore, bien que je n’aie plus de jardin, et celui du Palais-Royal n’a pas d’eau, depuis le commencement de la guerre. Jean Giono m’en a promis une, tout dernièrement. Et comme j’ai reçu sa promesse autour d’une table qui fêtait, bien servie, mon soixante-dixième anniversaire, une légère griserie a tracé l’image d’une source qui scintillait, pailletée, au fond de mon verre, et d’un Jean Giono, aussi blond que le vin, verseur de sources que je pusse partout emporter avec moi. « La plus jolie de mes sources, je vous la donne », dit-il généreusement. Nous verrons bien. Pourquoi renoncerais-je à ce que je souhaitai toujours ? La source de Jean Giono est peut-être, de toutes, la plus réelle. Si ces lignes atteignent l’homme qui épanouit ses domaines sur des flancs de montagnes, des moutons et des cascades, il saura qu’en esprit je possède ce qu’il m’a donné. Sa source a rejoint mes trésors divers. Certains sont tangibles, comme les presse-papiers en verre dans le sein desquels se tord une frénésie figée de berlingots, de fleurs et de bactéries ; comme les grains d’avoine qui ont des barbes de crevettes et qui tâtonnant l’air prédisent, tournées de-ci, tournées de-là, le beau ou le mauvais temps ; – comme un joyau de verre poli par la mer, dont la couleur égale l’aigue-marine. « Vous savez ce que c’est ? m’a dit un méchant ami. C’est le tesson, longuement vanné par la vague, d’un cul de bouteille à soda-water. » Il ne faut jamais montrer aux sceptiques les trésors rejetés par la mer.

Mais je n’ai pas que des biens mobiliers. Je possède en propre à peu près tout ce que j’ai perdu – et même mes morts très chers. En quoi je ressemble à un petit cheval truité que je conduisais, un été d’autrefois. Il rencontra, sur une route de Picardie, une herse qui se reposait pendant la sieste du cultivateur. Le petit cheval truité, qui était parisien, perdit si totalement son sang-froid, tournant sur place, reculant, serrant sa tête entre ses jambes de devant, ployant le rein comme une sirène, que rien ne put le convaincre ni le rassurer et nous ne rentrâmes que moyennant un long détour. Et puis nous oubliâmes la herse, lui et moi, jusqu’au jour où, sur la même route et au même endroit, le petit cheval truité devint soudain de marbre – un peu plus, je passais par-dessus le bordage du tonneau.

– Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je.

– Là… dit le petit cheval tremblant. Là !

– Quoi, là ? Une couleuvre ?

– Non… Le monstre… Le même…

Sur la route vide, il voyait si bien le fantôme de la herse, qu’en un moment il se mouilla de sueur. Ses naseaux musculeux claquaient et il ne pouvait détacher de la herse absente le regard de ses grands yeux d’un bleu d’encre où la herse avait gravé son image d’épouvantail triangulaire.

Frayeur à part, j’ai été souvent ce petit cheval visionnaire. La vie a bien du mal à me déposséder. Je n’aurai jamais fini de recenser ce que le hasard, une fois, a fait mien. J’en suis encore, quand le plus ancien de mes amis, Léon Barthou, a préféré le repos inintelligible des morts à la tranquille compagnie de ses livres, de ses meubles aimés, de sa chatte, j’en suis encore à contempler, par-delà sa brune figure béarnaise, l’horizon céleste, la petite terre plate qu’on découvre du haut d’un ballon libre, et j’inventorie les instruments jetés comme pêle-mêle dans ce gros panier de pique-nique qu’est une nacelle d’aérostat…

– Comment appelles-tu, Léon, ce machin qui pendait à ta portée, sous ton sphérique, ce truc qui avait l’air d’un gros ver de terre, et que tu pinçais de temps à autre ?

Je questionne toujours, rien n’est changé, sauf qu’il ne me répond plus. Je survole encore avec lui Versailles à une faible hauteur, les mosaïques du parc et ses miroirs ; une saute de vent nous ramène sur Paris, et l’ombre des mailles du filet tourne sous le ventre du sphérique… Que de jardins enfermés dans la Ville… Le bruit de perles du lest jeté dans la Seine monte jusqu’à nous, et notre bond soudain et insensible nous dérobe les jardins prisonniers qui contiennent, tous, un peu de sombre verdure, un disque qui est une table, un autre disque plus petit qui est un chapeau d’enfant…

– Dans quelle rue m’as-tu montré, Léon, ce jardin si soigné, si fleuri, qui de là-haut ressemblait à un coussin en tapisserie ?

Il ne répondra plus. D’ailleurs tant de rues, tant de quartiers, tant de jardins sont abolis, ou méconnaissables… Je change de spectacle-souvenirs, j’herborise au hasard. Ce n’est pas toujours en vain. À force de me pencher sur une image de ma mémoire, il m’arrive de reconstituer une fleur qui m’intriguait autrefois. Ainsi nous rappelons de l’abîme le mot en voie de s’engloutir et que nous saisissons par une syllabe, par son initiale, que nous hissons vers la lumière, tout mouillé d’obscurité mortelle… J’ai cherché ce calice tubulaire, sa corolle dentelée, sa couleur de cerise, son nom… Je le tiens. Je ne le lâcherai plus, sauf pour tout de bon, sur ma fin. Il s’appelle bizarrement pentstémon. Revenu à moi et comme apprivoisé, le pentstémon joue sa partie très agréablement dans une orchestration violette, rouge et mauve que réussit au mieux le jardinier de la Ville : des glaïeuls rouges et roses, des dahlias roses et rouges, les dernières roses, les althæs roses et violacés, des géraniums de feu, le laineux agératum qui hésite entre le bleu et le lilas, et le penstémon : en voilà pour jusqu’à novembre, si l’automne est doux.

Combien de jardins prisonniers dans Paris m’ont livré leurs secrets ? Je ne volerais pas une fleur, j’ai rarement dérobé un fruit ; mais j’ai pour les jardins clos un amour indiscret. Il n’y a pas longtemps que des démolisseurs m’expulsèrent d’un profond immeuble dont une façade s’ouvrait faubourg Saint-Honoré. Passé la seconde cour, par la brèche d’un mur j’avais aperçu un vieux jardin, trois marches de perron, un peu d’herbe et des troènes dont les fleurs maigres s’étiraient vers la lumière.

Quelle surprise comparerai-je à la découverte que je fis, dans le XVIe arrondissement, d’un péristyle directoire, à l’entour duquel couraient des pommiers en cordons ? Portaient-ils des fruits ? C’était déjà inespéré qu’ils déposassent, comme une aile perdue, un pétale sur le pavé de Paris… Au bout de la rue Jean-Bologne, à gauche, je possédai, à force de les visiter, une façade de maison provinciale, orientée au sud, un reste de terrasse dallée et des planches de légumes… Rue des Perchamps, trois mille mètres de jardin inculte, de noisetiers, d’églantiers, de tilleuls, furent longtemps mon lot, grâce à leur propriétaire avec qui je nouai une amitié de quelques années. Les jours pairs, elle voulait vendre ses terrains. Les jours impairs elle se reprenait, disait d’un air fin : « Vendre mes terrains d’Auteuil ? Pas si bête ! » Cela dura des années. Un jour pair, elle signa un sous-seing privé et je perdis le parc où j’allais cueillir des avelines à peau rouge et des roses dégénérées.

Jacques-Émile Blanche me prêtait volontiers le sien sans que j’en fisse usage, parce que je craignais de l’abîmer. C’est maintenant que je m’y promène en pensée, depuis que ses maîtres n’existent plus, ni le caniche café au lait qui, sensible, épris de distinction, se couvrait le front de cendres, voulait mourir, entrer dans les ordres, si J. E. Blanche lui disait à mi-voix, sur le ton du blâme : « Dieu, Puck, que tu as l’air commun… »

Le jardin de J. E. Blanche, tourné vers le nord comme l’atelier du peintre, possédait quelques-uns de ces beaux arbres disséminés sur Passy et Auteuil, dont on s’accordait à dire qu’ils avaient connu la princesse de Lamballe. Dans leur ombre serpentait, pour mon admiration, une rivière figurée en myosotis particulièrement bleus, touffus, égaux, qu’enserraient deux rives de silènes roses. Le ruisseau bleu guidait les visiteurs vers l’atelier où je posai pour trois portraits successifs. Jacques-Émile Blanche détruisit les deux premiers ; le troisième est au musée de Barcelone.

Pendant les séances de pose, la froide lumière d’une grande verrière et l’immobilité m’accablaient de sommeil, et pour me tenir éveillée je regardais au-dessus de ma tête deux toiles également ambiguës : la délicieuse petite Manfred en travesti de Chérubin, et Marcel Proust âgé d’environ dix-huit ans, la bouche étroite, les yeux très grands, paré d’une absence d’expression tout orientale. Il est sans exemple que J. E. Blanche ait peint autrement que J. E. Blanche. Seul le portrait de Marcel Proust diffère du reste de son œuvre, par un faire extraordinairement lisse, une affection de symétrie, l’exaltation d’une beauté qui fut réelle et dura peu. La maladie, le travail et le talent repétrirent ce visage sans pli, ces douces joues pâles et persanes, bouleversèrent les cheveux qui étaient non point soyeux et fins, mais gros, d’une vitalité à faire peur, drus comme la barbe noire et bleue qui, à peine rasée, perçait la peau… Ceux qui ont passé des soirées avec Marcel Proust se souviennent qu’ils voyaient sa barbe noircir entre dix heures du soir et trois heures du matin, cependant que changeait, sous l’influence de la fatigue et de l’alcool, le caractère même de sa physionomie.

Je me rappelle un dîner au Ritz, commencé fort tard, prolongé en souper et en causerie. Marcel Proust était encore à cette époque, dans ses meilleurs jours, un homme presque jeune et charmant, tout empreint d’une prévenance excessive, d’une obligeance suppliante, peinte dans son regard. Mais vers quatre heures du matin j’avais devant moi une sorte de garçon d’honneur pris d’alcool, la cravate blanche désordonnée, le menton et les joues charbonnés de poil renaissant, un gros pinceau de cheveux noirs éployé en éventail entre les sourcils… « Oh ! ce n’est pas lui… », murmura une invitée. Tout au contraire j’attendais que parût, ravagé mais puissant, le pécheur qui de son poids de génie faisait chanceler le frêle jeune homme en frac…

Ce moment ne vint pas. La nuit se faisait aurore et ne pâlissait qu’à la faveur du plus séduisant bavardage. Personne ne se garde mieux qu’un être qui semble s’abandonner à tous. Derrière sa première ligne de défense entamée par l’eau-de-vie, Marcel Proust, gagnant des postes plus obscurs et plus difficiles à forcer, nous épiait.

Quand Francis Jammes, dans une préface qui fit beaucoup d’honneur au premier volume que je signai, m’attribua comme livre de chevet La Maison rustique des Dames, il anticipait. Je m’occupais alors de cultures diverses, mais sans le guide autorisé que nomme le poète et conduite seulement par l’esprit fantaisiste et borné de la jeunesse. C’est à présent que Francis Jammes est le plus près de la vérité. Auprès de ma Grande Pomologie, des Trochilidés de Lesson, des Roses signées Redouté, de l’Herbier de l’amateur par Lemaire, de volumes botaniques éclatants et dépareillés, Mme Millet-Robinet et sa douce science du ménage, de la greffe, de la cuisine et de l’élevage sont à portée de ma main.

J’en reste, sans rougir, aux progrès agricoles et ménagers du siècle dernier. Aux applications de l’électricité et de la mécanique près, j’en ferais mes dimanches, si j’étais encore propriétaire de quelques arpents à la campagne. Il se trouve qu’après diverses péripéties, mon avoir tient de nouveau dans un tiroir et sur des rayons de bibliothèque. D’élever des lapins en cave, des poules au grenier, une génisse dans les souterrains du Palais-Royal, il n’est pas question. Dût ma réputation s’en trouver ruinée, je n’ai jamais nourri une seule bête que je dusse manger, fût-ce un de ces pigeons qui mentent à leur renommée, car l’oiseau de Vénus est à la vérité dur, batailleur, avec un cruel œil d’or rouge, et quant à la légendaire fidélité de la pigeonne, il vaut mieux que mon lecteur garde là-dessus ses illusions.

J’ai vu ma mère appeler, dans notre basse-cour, des poules, et les poules piquer le pain et le grain dans ses mains ; et les œufs rosés et tièdes passer du nid à la table et les poussins grimper sur nos genoux. Un cri d’angoisse marque dans ma mémoire la fin du poulailler. « Mon Dieu, tuer la petite poule rousse ! » gémit ma mère. Après quoi la basse-cour se dépeuple, les chats couchent dans les pondoirs en osier tressé, nous ne mangeons plus que des poulets inconnus, et les deux bâtiments pour la volaille deviennent des resserres où sommeillent, l’hiver, les bulbes de dahlias, les oignons de jacinthes et de tulipes, et les crocus… Cependant Sido, ma mère, se désole de ne pouvoir être végétarienne. « Je ne mange pas de lentilles parce qu’elles ressemblent à des punaises, disait-elle. Je ne mange pas de crosnes parce qu’ils ont une vague figure de ver de hanneton, je n’aime pas les fèves parce qu’elles ont le goût du marécage. Les petits pois ? Si je ne les cueille pas moi-même, on attend qu’ils aient passé à l’état de chevrotines. Le chou déshonore la maison pendant qu’il cuit… Il reste le beurre, les œufs et les fruits. À ce propos Mme Millet-Robinet dit… »

Je n’écoutais pas l’évangile selon Mme Millet-Robinet. Mais depuis je lui ai fait amende honorable, quand ce ne serait que pour y apprendre, y rapprendre des noms oubliés et le code d’une vie rurale pure, nouvelle à force d’être délaissée, et toute jeune tant nous avons, à nous séparer d’elle, pris de l’âge.

Ce n’est pas seulement la bonhomie d’une ancienne existence que nous avons perdue. Sa diversité, qui nous manque, elle la tenait de maints objets et de leur usage. Ni ceux-là ni celui-ci ne se réclamaient de ce que nous avons appris à nommer la sélection, mal qui nous vint de l’Amérique avec ses deux pommes, la rouge et la blanche, la rouge et son vigoureux cramoisi, son insipidité saine de légume cru – la blanche et son eau douce-acide, un peu plus personnelle. Aussitôt le pomologiste de vouloir « sélectionner » ici, et de discuter calibre, transport et conservation. Calville, rainettes du Canada, rainettes et Calville : nous n’en sortîmes plus, si l’on n’excepte quelques wagons de pommes à cuire. Quand nous reverrons les poires, Paris va-t-il se résigner, de nouveau, à la duchesse et à la passe-crassanne, avec un bref intermède de beurré-Hardy et quelques doyennés-des-comices pour les fortunés de ce monde ? Le XIXe siècle profitait mieux de nos richesses. Charmante fin du XIXe siècle, quelle grâce tu mis à savourer, gaspiller, comparer… J’ai retrouvé ta trace, ton goût châtelain de la campagne, ta vivacité à sortir de l’anonymat, ta signature enfin, tout au travers d’un domaine modeste, qui fut mien cinq ou six années après avoir appartenu longtemps à un vieux monsieur. Les dix hectares, négligés depuis sa mort, témoignaient encore d’une coquetterie de propriétaire, d’un savoir-planter bien propres à me plaire. Si je me laisse aller à les évoquer, je vais tomber dans le gémissement et mener le deuil de douze cents arbres fruitiers, âgés déjà quand je les eus, variés par un choix capricieux non moins que par la judicieuse connaissance. Dressez-vous, ombres de mes poiriers ! Qui connaît, qui chante, qui plante la poire de Messire-Jean ? Qui sait qu’en robe d’un gris roux, sous une forme voisine de la sphère, elle cache une chair cassante et mouillée, une saveur relevée par la plaisante âpreté typique ? Mme Millet-Robinet place au rang qu’elles méritent les Messire-Jean couleur de muraille, et moi aussi, mais qui leur rendra la faveur des foules ?

Au fin bout des branches dénudées, le vent rude de la Franche-Comté berçait mes poires grises à queues minces. Sous les Messire-Jean de plein vent, peu feuillus et écailleux, mûrissaient dès juillet d’autres poires précoces, tournant vite au farineux si l’on ne les récoltait à temps, et que les guêpes vidaient astucieusement. Elles les perçaient d’un seul petit trou, puis besognaient à l’intérieur et la poire gardait sa forme. Combien de fois ai-je écrasé dans ma main la jaune montgolfière gonflée de guêpes ? La cuisse-madame, je vois encore sa forme aussi suave que son nom, et je n’oublie pas les pommes choisies parmi les espèces que Mme Millet-Robinet nomme « dociles au cordon »… Avec le doux-d’argent, le court-pendu, la belle-fleur, j’étais munie de pommes pour toutes les saisons comme de prunes, quoique les arbres de reines-claudes, les « monsieur jaune » et les « damas violet » fussent affaiblis et pleurassent la gomme. Filles innombrables de la Comté, une joue criblée de son, l’autre verte comme l’ambre, les mirabelles amies du Doubs pleuvaient sur les oreilles des chattes, et le chien gobait les meilleures.

Il y avait de si rouges, de si royales récoltes de cerises en juillet, qu’elles séchaient sur l’herbe, ridées et comestibles. « Les merles n’en veulent même pas ! », assurait mon voisin. « Nous en faisons un petit kirsch de ménage… » C’était dit sur le ton d’autrefois, un ton de béatitude un peu dédaigneuse qui raillait l’abondance et la facilité. Que de richesses en nos mains si aisément emplies… Que de biens gratuits, constants à nous dédommager des années pauvres… Les alisiers et les cormiers dans les bois, les courgelliers penchés sur le mur des basses-cours pour que les poules picorassent les courgelles – ou cornouilles qui tachent la terre d’écarlate ; les cognassiers ravalés au rôle de haies vives, côte à côte avec la prune à cochons, la pomme de croc, la groseille sauvage épineuse, les mûres, la petite pêche cotonneuse – tous fruits et baies sans possesseurs, tombés de la main de Dieu dans celle du passant… Ramassés, ils s’en allaient pêle-mêle dans le tonneau ou l’eau-de-vie de marc élaborait sa force sournoise et sa saveur noyautée.

Je ne prétendis pas, sur les dix hectares commis à ma garde, régénérer les arbres fruitiers en leur ôtant la tête et en les greffant audacieusement, bien que l’art de greffer grise de son mystère l’amateur de jardins. Le greffon taillé en biseau, reposé, attendri dans une obscurité humide, puis glissé dans la fente du sujet sauvage ou trop vieux, puis pansé au mastic, son moignon ligoté de linge et de raphia, puis adopté par l’arbre qu’il régénère – je peux assurer à ceux qui l’ignorent qu’un grand battement orgueilleux du cœur salue le moment où le dormant bourgeon du greffon, qui sommeillait sur la tige étrangère, s’éveille, verdit, affirme son paradoxe, impose à l’églantier sa rose, au prunier sa pêche ou son brugnon.

L’homme qui venait greffer gardait toujours sur lui son couteau à greffe, qui comportait une douce et courte petite lame d’ivoire en forme d’amande, accoutumée à décoller les écorces sans blesser les aubiers, à ménager les « yeux ». Pour les greffes particulièrement délicates, il suçait cette lame fréquemment, accordait à la salive humaine un pouvoir roboratif, et disait : « Ce n’est pas le tout que d’avoir une bonne main, quand on greffe, il faut penser… » Tant est que la prière, sous ses formes conjuratoires, se glisse partout…

Le bouturage est moins émouvant que le greffage et ne comporte pas de magie. N’empêche que je ne me blasai jamais, dans mes jardins, sur le moment où la bouture qui a perdu connaissance et semble succomber à son sectionnement brutal, décide de vivre, rouvre ses verts canaux à l’ascension de la sève, et se redresse par imperceptibles saccades…

J’ai planté, entre un lever et un coucher de soleil, en Provence, sept cents boutures de géranium-lierre roses. Je n’y étais aidée que par ma jardinière. C’est une besogne qu’on peut accomplir assise, bien installée en pleine terre meuble et le plantoir dans la dextre, en progressant à la manière des culs-de-jatte. Le résultat était beau, l’an après. Mais il y a moins de plaisir à foncer une vaste tapisserie uniforme qu’à varier une broderie multicolore. Si je donne plus de souvenir aux caïeux, aux bulbes, aux griffes et aux marcottes de la Comté, c’est que je fus témoin de leurs efforts et de leur bonne volonté, car j’affrontai, sur ce coteau comtois, aussi bien Pâques venteuses que novembre au tranchant de glace. Parlez-moi, pour vous attacher à une région, non pas tant de la belle saison que de la mauvaise ! Un dicton paysan dit : « Il n’y a pas de guérison pour un mal que les quatre saisons n’y aient passé. » Peut-être m’a-t-il manqué, pour me nouer solidement au beau Midi français, ses troubles demi-saisons, l’automne, ses fouets de pluie qui ravinent les coteaux et emmènent en bas la terre arable, son printemps précoce qui soudain change d’humeur, gèle les maisons aux murs minces, rabat les fumées, charrie dans ses bourrasques des pétales d’amandiers, des grêlons et des boules de mimosas.

Un dur climat sans surprise veilla sur mon lopin comtois. Acquise à son bon accueil comme à sa sévérité, je ne défigurai pas les poiriers-quenouilles, je n’élaguai que tout juste les essences centenaires – il y avait d’étonnants acacias creux comme des cheminées, d’où pleuvait par temps sec une mouture de bois consumé, pareille au marc de café, – les mélodieux mélèzes, les noirs sapins, les tilleuls argentés que l’été environnait de parfum et d’abeilles. L’araucaria continua à gesticuler de tous ses bras de singe. Pourquoi eussé-je lésé, moi passante, un décor un peu trop accidenté, trop taquiné, mais bien établi dans son dessin de voies, bosquets, arches de rocs et points de vue ? Un homme qui tourmente ingénieusement, patiemment sa parcelle, en même temps qu’il y applique un esprit de producteur large et laborieux, lui constitue ce que nous appelons plus tard un style. Le style, c’est presque toujours le mauvais goût de nos devanciers, à dater du jour où il nous devient agréable. D’ailleurs, à moins de l’anéantir, le style d’un paysage restreint ne se laisse pas bousculer comme un simple ameublement de villa. Que dis-je ? C’est l’enclos, c’est le paysage aménagé par le vieux monsieur né avant 1830 qui prit le pas dans la maison et j’y pénétrai, si j’ose dire, sur ses talons. Il apportait une table ovale à allonges en poirier noir, sur laquelle je mangeai, j’écrivis, autour de laquelle vinrent se grouper des meubles qui n’étaient ni anciens ni rares ; mais je fus contente d’eux. Je n’ai rien trouvé de plus à en dire, sinon que l’exceptionnel – la trouvaille, comme on dit – fait souvent gros bruit et remue-ménage dans un paisible intérieur qu’elle effare. Non, je ne décrirai pas plus avant ce qui fut tranquille, un peu terne, un peu lourd, bon pour le coin de la cheminée en hiver, et l’été au bord d’un joli perron ventru.

Comprenez seulement que menée les yeux bandés dans la maison, une personne de ma sorte eût dû prédire qu’autour de la demeure s’arrondissait un jardin tel que la première place – à tout seigneur tout honneur – y revînt à l’arbre à perruque, ce miracle bourgeois, toile d’araignée pour la rosée nocturne, piège à joyaux de pluie et d’arc-en-ciel, – l’arbre pomponné de nuages vaguement roses, le rhus cotinus enfin, vous savez bien ? Non, vous ne savez plus.

Rhus continus, perruque d’ange, votre présence inéluctable nous garantissait celle du groseillier d’ornement à grappes jaunes, et du cassissier stérile à fleurs roses. Lorsque, dans un jardin d’amateur, rhus continus et groseilliers infructueux prenaient le premier rang, qui eût évincé, derrière eux, le baguenaudier tout tintinnabulant de cosses vésiculeuses, et l’althæa violacé ? Quel novateur se fût mêlé de barrer le passage à la fritillaire, dite couronne impériale, à ses lourds capitules orangés, à son odeur de mauvaise compagnie ? Elle-même tirait à soi un peuple de pyrèthres roses et blancs, des corylopsis et des coquerets veinés comme des poumons, et une abondance de fleurs pour bordures, blanches, odorantes faiblement, qui, selon les déformations régionales, se nommaient thlaspi ou théraspic. Les thlaspis-bordures se trouvaient-ils défaillants, on les remplaçait par une plante qui ressemblait trait pour trait à l’oreille pelucheuse d’un âne blanc. Car il fallait au bord d’une plate-bande, et tout autour d’un « massif », une bordure, une margelle, et au bord de la bordure une autre bordure de petites tuiles arrondies, et quelquefois la tuile en forme d’écaille se faisait protéger par une surbordure d’arceaux de fer.

Tout cela me revient à mesure que j’écris, tout cela qui fleurissait autrefois, ces rondeurs, ces mollesses de dessin, ces afféteries et ces routines d’une horticulture d’époque, – tout cela qu’a banni une autre tradition étreinte par le ciment et les dalles rejointoyées d’herbe, les cyprès de bronze, les atriums, les pergolas et les patios… Cependant un sans-façon légèrement irlandais sème sous bois les daffodils, les saffran-crocus et les snowflakes, accrédite au jardin les labiées sauvages et le bouillon-blanc…

Qu’eût dit, d’une incurie bien imitée, Mme Millet-Robinet ? Elle l’a prévue, puisque, du haut de sa Maison rustique, du seuil de sa décente floriculture, elle parle : « Tout doit, sur une terre bien cultivée, porter le cachet de l’ordre. Toutes les corbeilles doivent être bombées. » Sido disait plus simplement : « Je n’aime les mauvaises herbes que sur ma tombe. » En matière de jardinage, mes deux oracles s’accordent donc à bannir la facilité, et je n’aurais qu’à les suivre, Mme Millet-Robinet par déférence, Sido par amour, si…

… Si j’avais un jardin. Or, il se trouve que je n’ai plus de jardin. Ce n’est pas terrible de n’avoir plus de jardin. Ce qui serait grave, c’est que le jardin futur, dont la réalité n’importe guère, fût hors de mon atteinte. Il ne l’est pas. Un certain craquètement de graines sèches dans leur sachet de papier suffit à m’ensemencer l’air. La graine des nigelles est noire, brillante comme un cent de puces, et garde un long temps, si on l’échauffe, un parfum d’abricots, qu’elle ne transmet pas à sa fleur. Je sèmerai les nigelles quand dans le jardin-de-demain auront pris, auront pris place le songe, le projet et le souvenir, sous la forme de ce que j’ai possédé et de ce que j’escompte. Certes, les hépatiques y seront bleues, car je me sens excédée de celles qui sont d’un rose vineux. Bleues, et assez nombreuses pour border la corbeille (« toutes les corbeilles doivent être bombées… ») qui exhausse les diélytras en pendeloques, les weigelias et les deutzias doubles. Je n’aurai de pensées que celles qui ressemblent – large face, barbe et moustaches – à Henri VIII ; de saxifrages que si, par un beau soir d’été, quand je leur offrirai poliment une allumette enflammée, ils me répondent par leur inoffensive explosion de gaz…

Une tonnelle ? Naturellement, j’aurai une tonnelle. Je n’en suis pas à une tonnelle près. Il faut bien un perchoir de treillage pour la cobée violette à langues de dragon, pour le polygonum, et pour le melon-à-rames… À rames ? Pourquoi pas la courgette-à-moteur ? Parce que le melon que je dis se hisse, se rame sur tous tuteurs comme un simple pois, jalonne sa course grimpante de petits melons verts et blancs, sucrés et pleins de saveur. (Voyez les textes de Mme Millet-Robinet.)

Que si les amateurs de nouveautés horticoles bannissent toutes les vieilles amarantes queue-de-cheval, j’en recueillerai bien quelques-unes, quand ce ne serait que pour leur donner leur nom ancien : disciplines-de-religieuses. Elles feront bon ménage avec un autre plumeau, celui-ci argenté, le gynérium, brave type un peu bête qui passe l’hiver à droite et à gauche de la cheminée, dans des vases en forme de cornet.

L’été, nous ferons fi du gynérium, et mous planterons dans les vases les suffocants lis blancs, plus impérieux que la fleur d’oranger, plus passionnés que la tubéreuse, les lis qui montent l’escalier à minuit et viennent nous chercher au plus profond de notre sommeil.

Si c’est un jardin de Bretagne – que j’aime mon idéal parterre empanaché de « si » aigus ! – le daphné… Faut-il la nommer daphné, ou bois-gentil, cette fleur petite, dissimulée, immense par sa noble et fraîche senteur, qui perce et embaume l’hiver breton, dès janvier ? Un buisson de bois-gentil, sous l’averse qui vient d’ouest avec la marée, semble arrosé de parfums. Si, près d’un lac, je me plante, j’aurai, outre le faix d’arbrisseaux que traînait le Vieux Monsieur défunt, j’aurai des chimonanthes l’hiver, au lieu de daphnés. Le chimonanthe, fleur de décembre, a autant de couleur et d’éclat qu’un petit copeau de liège. Son mérite est unique, et le révèle. En un lieu limousin, où j’ignorais sa présence, par temps de neige je l’ai guetté, cherché, trouvé dans un air glacé où me guidait sa fragrance. Grisâtre, terne sur sa branche, mais doué d’un grand moyen de séduire, – quand je pense au chimonanthe, je pense au rossignol. J’aurai donc le chimonanthe… Ne l’ai-je pas déjà ?

J’aurai bien d’autres verveines en rosaces, aristoloches en pipes, gazon d’Espagne en houppes, croix-de-Jérusalem en croix, lupins en épis et belles-de-nuit insomnieuses, agrostides en nébuleuses et mignardises en vanille. Un bâton-de-Saint-Jacques pour aider mes derniers pas de voyageuse ; l’aster pour étoiler mes nuits. Une campanule, mille campanules, pour tinter à l’aube en même temps que le coq chantera ; un dahlia godronné comme une fraise de Clouet, une digitale pour ganter le renard, c’est du moins à quoi prétend son nom populaire, – une julienne et non pas, comme vous pourriez penser, coupée en petits dés dans le potage, mais en bordure ! La bordure, vous dis-je, la bordure ! En bordure aussi les lobélias, dont le bleu n’a de rival ni dans le ciel ni dans la mer. En fait de chèvrefeuille, je choisis le plus frêle, qui pâlit d’être trop odoriférant. Il me faut enfin un magnolia de grande ponte, tout couvert de ses œufs blancs quand Pâques approche ; une glycine qui, à force d’abandonner ses longues fleurs goutte à goutte, fait de la terrasse un lac mauve. Et des sabots-de-Vénus, de quoi chausser toute la maison. Ne m’offrez pas de lauriers-roses, je ne veux que des lauriers et des roses.

Mon choix ne fait pas qu’assemblées les fleurs que je nomme flattent l’œil. Et d’ailleurs j’en oublie. Mais rien ne presse. Je les mets en jauge, les unes dans ma mémoire, les autres dans mon imagination. Elles trouvent encore là, grâce à Dieu, l’humus, l’eau un peu amère, la chaleur et la gratitude qui peut-être les garderont de mourir.

FIN.

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