La dame du photographe

Quand celle qu’on appelait « la dame du photographe » résolut de mettre fin à ses jours, elle apporta à la réalisation de son projet beaucoup de bonne foi et de soins, une inexpérience totale des toxiques, et Dieu merci elle se manqua. De quoi tout l’immeuble se réjouit, et moi aussi, bien que je ne fusse pas du quartier.

Mme Armand – de l’atelier Armand, photographie d’art et agrandissements – habitait sur le même palier qu’une enfileuse de perles, et il était rare que je ne rencontrasse pas l’aimable « dame du photographe » quand je montais chez Mlle Devoidy. Car j’avais, en ces temps anciens, un collier de perles comme tout le monde. Toutes les femmes voulant porter des perles, il y en eut pour toutes les femmes et toutes les bourses. Quelle corbeille de mariage eût osé se passer d’un « rang » ? L’engouement commençait au cadeau de baptême, par un fil de perles grosses comme des grains de riz. Aucune mode, depuis, n’eut une exigence pareille. À partir d’un millier de francs vous achetiez un collier « en vrai ». Le mien avait coûté cinq mille francs, c’est dire qu’il n’attirait pas l’attention. Mais bien vivant, d’un orient gai, il témoignait de sa belle santé et de la mienne. Lorsque je le vendis, pendant la grande guerre, ce n’était point par caprice.

Je n’attendais pas, pour faire renouveler son fil de soie, qu’il en fût besoin. Son enfilage m’était prétexte à visiter Mlle Devoidy, ma payse à quelques clochers près. De vendeuse dans un Aux mille parures où tout était faux, elle avait passé enfileuse de vrai. Cette célibataire de quarante ans environ gardait comme moi l’accent du terroir, et me plaisait en outre par un humour réticent qui se moquait, du haut d’une pointilleuse honnêteté, de beaucoup de choses et de gens.

Quand je montais chez elle, j’échangeais le bonjour avec la dame du photographe, qui se tenait souvent debout sur son seuil béant, face à la porte close de Mlle Devoidy. Le mobilier du photographe empiétait sur le palier, à commencer par un « pied » des premiers âges, un pied d’appareil en beau noyer veiné, mouluré et lui-même tripode. Par son volume et son caractère d’immuabilité, il me faisait penser aux vis de pressoir massives que l’on conviait, environ la même époque, à soutenir, dans un appartement teinté de goût artiste, quelque statuette gracile. Une chaise gothique lui tenait compagnie et servait d’accessoire aux photographies de communiants. La petite niche en osier et son loulou empaillé, la paire de havenets chère aux enfants en costume marin, complétaient le magasin des accessoires expulsés de l’atelier.

Une incurable odeur de toile peinte régnait sur ce palier terminal. Pourtant la peinture d’une toile de fond réversible, en camaïeu gris sur gris, ne datait pas d’hier. L’une des faces représentait une balustrade au bord d’un parc anglais, l’autre une petite mer bornée au loin par un port indistinct, dont la ligne d’horizon penchait un peu à droite. La porte d’entrée restant fréquemment ouverte, c’est sur ce fond orageux, sur cette mer oblique que je voyais, campée, la dame du photographe. À son air d’attente vague, je présumais qu’elle venait là pour respirer la fraîcheur du palier ultime ou épier quelque montée de clientèle. Je sus plus tard que je me trompais. J’entrais chez la voisine d’en face, et Mlle Devoidy me tendait une de ses mains sèches, agréables, infaillibles, qui ignoraient la hâte et le tremblement, qui ne laissaient jamais choir une perle, une bobine, une aiguille, qui gommaient, d’un tour de doigts assuré, la pointe d’un brin de soie en le passant sur une demi-lune de cire vierge, puis la braquaient roidie vers le chas d’une aiguille plus fine que toutes les aiguilles à coudre…

Ce que j’ai le mieux vu de Mlle Devoidy, c’est son buste pris dans le cirque de lumière sous la lampe, son collier de corail sur son col blanc empesé, son sourire de raillerie contenue. Pour sa figure semée de rousseurs, un peu plate, elle servait de cadre et de repoussoir à des yeux bruns d’aventurine, piquetés, perçants, qui ne voulaient ni lunettes ni loupe, dénombraient la poussière de perles nommée semence dont on compose les écheveaux et torsades, insipides comme une passementerie blanche, et nommés bayadères.

Mlle Devoidy, logée à l’étroit, travaillait dans la première pièce, couchait dans la seconde, qui précédait la cuisine. Une double porte, à l’entrée, ménageait une minuscule antichambre. Lorsqu’un visiteur sonnait ou frappait, Mlle Devoidy criait sans se lever :

– Entrez ! La clef se tourne à gauche !

Avais-je, pour ma payse, un commencement d’amitié ? J’aimais, à coup sûr, sa table professionnelle, nappée de drap vert comme un billard, rebordée comme une table de bridge, creusée de rigoles parallèles au long desquelles les doigts de I’enfileuse rangeaient et calibraient des colliers, en s’aidant de précelles délicates, pinces dignes de toucher les matières les plus précieuses : la perle et l’aile du papillon mort.

J’avais aussi de l’amitié pour les particularités et les surprises d’un métier qui exigeait deux années d’apprentissage, des aptitudes manuelles et l’habitude un peu méprisante des joyaux. La furie d’aimer les perles, qui dura longtemps, laissait l’enfileuse expérimentée travailler chez elle à son gré. Quand Mlle Devoidy me disait, en cachant un bâillement : « Un tel et un tel m’ont apporté des masses hier soir, il a fallu que je compose jusqu’à deux heures du matin… », mon imagination grossissait féeriquement ces « masses » et élevait le verbe « composer » à la hauteur d’un labeur de l’esprit.

Dès l’après-midi, et l’hiver par les matinées sombres, s’allumait au-dessus de la table une ampoule électrique, au cœur d’un volubilis de métal. Sa forte lumière balayait toutes les ombres de l’établi sur lequel Mlle Devoidy n’admettait nul petit vase planté d’une rose, nul vide-poche ni bibelot capables de dissimuler une perle égarée. Les ciseaux eux-mêmes semblaient se faire tout plats. Sauf ce soin, qui maintenait la table dans son état de nudité étoilée de perles, je ne surpris jamais chez Mlle Devoidy la moindre marque de méfiance. Colliers et sautoirs gisaient démembrés sur le tapis vert, comme des enjeux dédaignés.

– Vous n’êtes pas bien pressée ? Je vous fais une petite place, amusez-vous avec ce qui traîne, le temps que je vous renfile. Il ne veut donc pas s’engraisser, ce rang ? Faut le mettre à l’épinette. Ah ! vous ne saurez jamais y faire…

En même temps que Mlle Devoidy se moquait, elle chargeait son sourire de me rappeler notre commune origine, un village cerné de bois, la pluie d’automne ruisselant sur les tas de pommes qui, sur la lisière des prés attendent d’être menés au pressoir. Je m’amusais, en effet, avec ce qui traînait sur la table. Parfois c’étaient de grands sautoirs américains, fastueux et impersonnels ; les perles de Cécile Sorel se mêlaient au collier de Polaire, trente-sept perles célèbres. Il y avait des colliers de joailliers, laiteux et neufs, que n’avait pas encore émus une longue amitié avec la peau des femmes. Çà et là un diamant, monté en fermoir, émiettait des arcs-en-ciel. Un collier de chien, carcan de quatorze rangs, palissé de barrettes en brillants, parlait de fanons ridés, de tendons d’aïeules, peut-être d’écrouelles…

Cet étrange métier a-t-il changé ? Jette-t-il encore, devant des femmes incorruptibles et pauvres, des trésors en monceaux, des fortunes sans défense ?

Mme Armand venait parfois s’attabler, le jour tombant, au tapis vert.

Par discrétion elle s’abstenait de manier les colliers sur lesquels son regard d’oiseau promenait une étincelante indifférence.

– Voilà votre journée finie, madame Armand ? disait Mlle Devoidy.

– Oh ! moi… je ne suis pas limitée par le jour comme mon mari. Mon dîner à chauffer, l’atelier à ranger des petites choses ici et là… Ce n’est pas la mer à boire.

Inflexible debout, Mme Armand, assise, ne l’était pas moins. Son buste sanglé d’un corsage écossais rouge et noir, à brandebourgs de soutache, me faisait penser, entre les battants mi-ouverts d’une jaquette, à une petite armoire. Une séduction de femme-tronc émanait d’elle. En même temps elle respirait l’aménité des caissières sérieuses et quelques autres grandes vertus.

– Et M. Armand, qu’est-ce qu’il fait de beau à cette heure-ci ? reprenait, Mlle Devoidy.

– Il s’occupe encore. Il est toujours sur sa noce de samedi dernier. C’est qu’il faut tout faire dans une si petite entreprise comme la nôtre. Ce cortège de la noce de samedi donne beaucoup de tracas, mais c’est un profit appréciable. Le couple d’une part, les demoiselles d’honneur en groupe, le cortège tout ensemble en quatre poses, est-ce que je sais… Je ne l’aide pas autant que je voudrais…

La dame du photographe se tourna vers moi comme pour s’excuser. Dès qu’elle parlait, les prestiges empesés et divers du corsage juste, de la jaquette, du gardénia d’étoffe épinglé à la boutonnière fondaient à la chaleur d’une voix agréable, presque sans modulations, une voix faite pour conter longuement des histoires de quartier.

– Mon mari fatigue, à cause de son commencement de goitre exophtalmique, je dis son exo pour aller plus vite… L’année est trop mauvaise pour que nous prenions un aide-opérateur. L’ennui, c’est que je n’ai pas la main sûre, je brise. Le pot de colle par-ci, et une cuvette à baigner les clichés par là… et pan un cadre par terre… Vous voyez d’ici le déficit au bout d’une journée.

Elle étendit vers moi une main qui en effet tremblait.

– Les nerfs, dit-elle. Alors je m’en tiens à mon petit domaine, je m’occupe de tout le ménage. D’un sens il paraît que c’est bon pour mes nerfs, mais…, » Elle restait fréquemment sur un mais… après lequel venait un soupir, et comme je demandais à Mlle Devoidy si ce « mais » et ce long soupir ne cachaient pas une histoire mélancolique :

– Pensez-vous, repartit ma payse. C’est une femme qui s’étripe pour faire fine taille, alors elle est forcée à chaque minute de chercher son vent.

De traits réguliers, Mme Armand restait fidèle au col officier et à la frisure en éponge sur le front, parce qu’on lui avait assuré qu’elle ressemblait à la reine Alexandra d’Angleterre, en plus mutin. En plus mutin, voilà ce que je ne saurais affirmer. En plus brun, certainement. Les chevelures noir-bleu avec la peau blanche et un petit nez correct abondent à Paris et ne se réclament que de Paris, sans qu’il leur soit besoin de sang méridional. Mme Armand avait autant de cils qu’une Espagnole, et un regard d’oiseau, j’entends un regard noir, riche d’un éclat invariable. Le quartier lui payait un tribut laconique et suffisant, en murmurant sur ses pas les mots « belle brune ». Sur ce point l’opinion de Mlle Devoidy se permettait une restriction :

– Belle brune, c’est le mot… Surtout il y a dix ans.

– Il y a dix ans que vous connaissez Mme Armand ?

– Non, puisqu’ils ne sont emménagés, elle et le petit père Gros-Yeux, que depuis trois ans. Moi, je suis plus vieille qu’eux dans la maison. Mais je me représente très bien Mme Armand il y a dix ans… On voit que c’est une femme qui se ronge.

– Qui se ronge ? C’est un gros mot. Vous n’exagérez pas ?

Un regard offensé, couleur de minerai pailleté, passa par-dessous la lampe, vint me rejoindre dans l’ombre.

– Tout le monde peut se tromper, Mme Armand aussi peut se tromper. Elle s’est mis dans la tête qu’elle mène une vie sédentaire, figurez-vous. Alors tous les soirs, soit avant le dîner, soit après, elle s’en va à pied, prendre l’air.

– C’est d’une bonne hygiène, ne pensez-vous pas ?

Mlle Devoidy, en pinçant les lèvres, fit converger les petits poils de moustache incolores qu’elle avait aux coins de la bouche – ainsi font les phoques lorsqu’en plongeant ils ferment à l’eau l’accès de leurs narines.

– L’hygiène et moi, vous savez… Du moment que la dame du photographe a chaussé l’idée qu’elle a des étouffements si elle ne sort pas, ça suffit pour qu’on la trouve un jour étouffée dans l’escalier.

– Vous sortez rarement, mademoiselle Devoidy ?

– Autant dire jamais.

– Et vous ne vous en portez pas plus mal ?

– Vous voyez. Mais je n’empêche pas les personnes de faire autrement que moi.

Elle jeta vers la porte close, à l’adresse d’une Mme Armand invisible, son regard chargé de malice, et je pensai aux vertes médisances qu’échangent à travers les haies les gardeuses de bêtes de mon pays, tout en claquant les taons gonflés de sang sous le sensible ventre des génisses…

Sur un enfilage de perles minuscules, Mlle Devoidy pencha son front au bord duquel la chevelure châtain finissait en duvet vigoureux, d’argent comme sa petite moustache, entre l’oreille et la joue. Tous les traits de cette recluse parisienne me parlaient du saule duveteux, de la noisette mûre, du fond sableux des sources, des soyeuses écorces. Elle braquait la pointe de son aiguille, pincée entre le pouce et l’index posés à plat, vers les pertuis presque invisibles de perles petites, et d’un blanc fade, qu’elle embrochait cinq par cinq, puis faisait glisser sur le fil de soie.

Un poing familier heurta la porte.

– Ça, c’est Tigri-Cohen, dit Mlle Devoidy. Je reconnais sa manière. La clef est sur la porte, monsieur Tigri !

La figure disgraciée de Tigri-Cohen franchit la petite arène de lumière. Sa laideur était tantôt ironique et riante, tantôt suppliante et triste, comme celle de certains singes trop intelligents, qui dans le même instant ont sujet de chérir les dons de l’homme et d’en trembler de peur. J’ai toujours pensé que Tigri-Cohen se donnait beaucoup de mal pour avoir l’air retors, aventureux, et de peu de scrupule. Il se donnait un chic de prêteur à la petite semaine, peut-être par naïveté. Je lui vis toujours le louis facile et même le « gros faffe », si bien qu’il est mort pauvre, au sein de son honnêteté ignorée.

Je l’avais connu dans les coulisses des music-halls où Tigri-Cohen passait la plupart de ses soirées. Les petites artistes lui grimpaient aux épaules comme des perruches privées et déteignaient en blanc sur cet homme noir. Elles lui savaient les poches pleines de menus bijoux, de perles bourrées, de roboles juste bonnes à épingler les chapeaux. Il frappait d’admiration ses petites camarades en leur montrant des pierres de mauvaise couleur et de beaux noms, les péridots, les calcédoines, les chrysoprases et les ambitieux zircons. Tutoyant, tutoyé, Tigri-Cohen vendait entre dix heures du soir et minuit quelques-uns de ses graviers brillants. Mais auprès des vedettes fortunées il se posait surtout en acheteur…

Son goût pour la belle perle m’a toujours semblé sensuel encore plus que commercial. Je n’oublie pas l’état d’exaltation où je le vis, un jour qu’à son magasin je le trouvai tête à tête avec un petit homme ordinaire et indéchiffrable, qui tira de son veston fatigué un mouchoir de soie bleu céleste, et du mouchoir une seule perle…

– Tu l’as encore ? demanda Tigri.

– Oui, dit le petit homme. Pas pour longtemps.

C’était une perle non percée, ronde, grosse comme une belle cerise, et telle qu’elle paraissait non pas recevoir la froide lumière départie aux numéros pairs de la Rue La Fayette, mais émettre une clarté égale et voilée. Tigri la contemplait sans mot dire, et le petit bonhomme se taisait.

Elle est… Elle est… commença Tigri-Cohen…

Il chercha en vain une louange, souleva les épaules.

– Prête-la moi ? demandai-je.

J’eus dans le creux de ma paume cette vierge merveilleuse et tiède, son énigme d’instables couleurs, son rose insaisissable qui captait un bleu neigeux, puis l’échangeait contre un mauve fugitif.

Avant de rendre la glorieuse perle, Tigri soupira. Puis le petit homme éteignit les douces lueurs dans le mouchoir bleu, enfouit le tout, distraitement, dans une poche et s’en alla.

– Elle est… répéta Tigri… Elle est couleur d’amour.

– À qui appartient-elle ?

Il éclata, leva ses longs bras de singe.

– À qui ? À qui ? Est-ce que je sais ? À des types noirs de l’Inde ! À un syndicat de peigne-chose ! À des sauvages, à des gens sans foi ni sensibilité, des…

– Combien vaut-elle ?

Il laissa tomber sur moi un regard de mépris.

– Combien ? Une perle pareille, qui en est à son aurore, qui circule encore dans sa petite chemise de satin bleu au fond d’une poche de courtier. Combien ? Comme un kilo de pruneaux, alors ? « C’est trois francs, madame. Voici, madame. En vous remerciant, madame. » Ah ! entendre ça…

Il jouait de tout son visage de mime laid et passionné, toujours trop riche de trop d’expression, de trop de rire, de trop de douleur. Chez Devoidy, je me souviens que ce soir-là il miroitait de pluie et ne s’en souciait pas. Il explorait, d’un geste machinal, ses poches receleuses de sautoirs en pierres de couleur, de bagues à cabochons, de sachets pliés où dorment les diamants sur papier. Il jeta quelques cordons de perles sur le drap vert.

– Tiens, Devoidy mes amours, fais-moi ça pour demain… Et ça… Crois-tu que c’est vilain ? Si tu retirais la plume de pigeon qui bourre ce noyau du milieu, tu pourrais l’enfiler sur un câble… Enfin, change toujours le bourrage.

Par habitude, il se pencha, un œil cligné, sur mon collier :

– La quatrième à partir du centre, je suis acheteur. Non ? À ton aise. Au revoir, mes choux. Je vais ce soir à la générale des Folies-Bergère.

– Belle soirée pour les affaires, dit poliment Mlle Devoidy.

– Comme quoi tu n’y connais rien. Ce soir, mes bonnes femmes ne pensent qu’à leurs rôles, à leurs costumes, à la gueule que fait le public et à se trouver mal derrière un portant. Au revoir, mes choux.

D’autres passants, surtout des passantes, abordaient la porte sans verrou, le cirque étroit de dure lumière. Je les regardais avec l’avidité que j’eus toujours pour les êtres que je ne risque pas de revoir. Des femmes parées avançaient sous l’ampoule leurs mains emplies de grains précieux et blancs. Ou bien elles détachaient, d’un geste languissant et orgueilleux qu’elles acquièrent avec l’habitude des perles, les fermoirs de leurs colliers.

Ma mémoire retient l’image, entre autres, d’une femme tout argentée de chinchillas. Elle entra agitée, si robuste et si populacière sous son luxe qu’elle était un plaisir pour les yeux. Elle s’assit rudement sur le tabouret de paille et commanda :

– Ne me désenfilez pas tout le rang. Séparez-moi seulement celle-là, à côté du centre, oui, cette belle-là…

Mlle Devoidy, qui n’aimait pas les despotes, coupa posément deux nœuds de soie, et poussa la perle libre vers sa cliente. La belle femme s’en saisit, l’étudia de tout près. Sous la lampe, j’aurais pu compter ses grands cils agglutinés et palpitants. Elle tendit la perle à l’enfileuse :

– À vous, qu’est-ce qu’elle vous dit, cette perle-là ?

– Je ne me connais pas en perles, dit Mlle Devoidy impassible.

– Sans blague ?

La belle femme montra la table du geste, avec une intention ironique. Puis son visage changea, elle empoigna une petite masse de fonte sous laquelle Mlle Devoidy maintenait une série d’aiguilles enfilées à l’avance, et la précipita sur la perle, qui s’écrasa en menus débris. Je fis « Oh ! » malgré moi. Mlle Devoidy ne se permit pas d’autre mouvement que de ramener contre son buste, sous ses mains fidèles, un travail inachevé et des perles éparses.

La cliente contempla son œuvre sans mot dire. Enfin, elle éclata en larmes véhémentes. Elle hoquetait : « Le salaud, le salaud ! » tout en recueillant sur un coin de mouchoir le noir de ses cils. Puis elle tassa dans son réticule son collier amputé d’une perle, réclama un « petit papier fin » où elle enferma les moindres fragments de la perle fausse, et se leva. Avant de sortir, elle tint à affirmer fortement que « ce n ‘était pas fini cette affaire-là », et elle entraîna au-dehors l’incommodant effluve d’une essence toute nouvelle, que fêtait la mode : le muguet synthétique.

– C’est la première fois que vous voyez une chose pareille, mademoiselle Devoidy ?

Mlle Devoidy rangeait son établi minutieusement, de ses mains soigneuses qui ne tremblaient pas.

– Non, la seconde, dit-elle. Avec cette différence que la première fois la perle a résisté. Elle était vraie. Le reste du collier aussi.

– Et qu’est-ce que la dame a dit ?

– Ce n’était pas une dame, c’était un monsieur. Il a dit : « Ah ! la garce ! »

– Pourquoi ?

– Le collier, c’était celui de sa femme. Elle avait fait croire à son mari qu’il coûtait quinze francs… Oui. Oh ! vous savez, autour des perles, c’est rare s’il n’y a pas des histoires de toutes les couleurs…

Elle toucha de deux doigts son petit collier de corail. Je m’étonnai de surprendre, chez cette sceptique un peu ricaneuse, un geste conjuratoire, d’entrevoir sur son front têtu le nuage des superstitions.

–De sorte que vous n’aimeriez pas porter des perles ?

Elle leva une épaule de biais, tiraillée entre sa prudence commerciale et l’envie de ne pas mentir :

– On ne sait pas. On ne se connaît pas soi-même. Là-bas, à Coulanges, il y avait un type on ne peut pas plus anarchiste, il faisait peur à tout le monde. Et puis, il a hérité d’une petite maison à jardin, avec un pigeonnier rond et un toit à cochons… Si vous voyiez l’anarchiste à présent… Il y a du changement.

Elle retrouvait vite son rire contenu, son expression agréablement séditieuse et sa manière d’approuver sans bassesse, de critiquer sans grossièreté.

Un soir que je m’attardais chez elle, elle me surprit à bâiller et je m’excusai :

– J’ai une de ces faims… Je ne prends pas le thé, et j’ai mal déjeuné, il y avait de la viande rouge, je ne peux pas manger la viande saignante.

– Moi non plus, dit ma payse. Chez nous, vous savez bien qu’on dit que la viande crue c’est pour les chats et les Anglais. Mais si vous patientez cinq minutes, un mille-feuilles va venir vous trouver ici, sans que j’aie bougé de ma chaise. Qu’est-ce que vous pariez ?

– Une livre de chocolats à la crème.

– Cochon qui s’en dédit ! dit promptement Mlle Devoidy en me tendant tout ouverte sa paume sèche, où je topai.

– Mademoiselle Devoidy, comment se fait-il que chez vous ça ne sente jamais le merlan frit, ni l’oignon, ni le ragoût ? Vous avez un secret ?

Elle fit “oui “ en battant des paupières.

– Je peux savoir ?

Une main habituée frappa trois coups à la porte d’entrée.

– Tenez, le voilà, votre mille-feuilles. Et mon secret dévoilé. Entrez madame Armand, entrez !

Cependant, elle agrafait sur ma nuque mon petit collier bourgeois.

Embarrassée d’un cabas, Mme Armand ne me tendit pas tout de suite ses doigts chroniquement frémissants, et parla avec précipitation :

– Attendez, attendez, qu’on ne me bouscule pas, j’ai du fragile… Le plat garni du jour, c’est du bœuf à la bourguignonne, et je vous ai pris un beau pied de laitue. Quant aux mille-feuilles, macache ! C’est des génoises glacées.

Mlle Devoidy fit à mon adresse une grimace comique et voulut délester son obligeante voisine. Mais celle-ci s’écria : « Je vous porte tout dans la cuisine ! » en courant vers la pièce obscure. Si vite qu’elle eût traversé la zone éclairée, j’entrevis son visage, et Mlle Devoidy aussi.

– Je me sauve, je me sauve, j’ai du lait sur mon gaz ! reprit Mme Armand sur le mode gamin.

Elle retraversa la première pièce en courant, tira la porte derrière elle.

Mlle Devoidy s’en fut chercher, dans la cuisine, deux génoises glacées de sucre rose, sur une assiette décorée d’une grenade en flammes et de l’exergue « Au réveil des sapeurs-pompiers ».

– Sûr et certain, dit-elle d’un air songeur, que la dame du photographe a pleuré… Et qu’elle n’a pas de lait sur son gaz.

– Scène de ménage ?

Elle secoua la tête.

– Le pauvre petit père Gros-Yeux ! Il n’en est pas capable. Elle non plus, d’ailleurs. Dites voir, vous l’avez menée vite, votre génoise. Voulez-vous l’autre ? Elle m’a un peu barré l’estomac, la dame de M. Armand, avec sa figure à la renverse.

– Ça s’arrangera demain, dis-je distraitement.

En échange d’une phrase aussi molle, je reçus un bref et tranchant coup d’œil.

– Mais oui, n’est-ce pas ? Et puis, si ça ne s’arrange pas, vous vous en fichez pas mal.

– Quoi donc ? Vous trouvez que je ne me passionne pas assez pour les accrocs du ménage Armand ?

– Le ménage Armand ne vous demande rien. Ni moi non plus. Ça serait bien la première fois, par exemple, qu’on m’entendrait demander à quelqu’un…

Mlle Devoidy baissait la voix pour tâcher de contenir son irritation. Nous étions, je pense, parfaitement ridicules. C’est ce nuage de courroux, élevé entre deux femmes au sang vif ; qui a fixé dans ma mémoire les détails d’une sotte scène imprévue. J’eus le bon sens, en lui posant ma main sur l’épaule, d’y mettre fin tout de suite :

– Allons, allons… Ne nous faisons pas plus ch’tites que nous ne sommes ! Vous savez bien que si je peux être utile à cette brave dame… Vous craignez quelque chose pour elle ?

Mlle Devoidy rougit sous son pigment noisette et couvrit d’une main le haut de son visage, d’un geste romanesque et simple :

– Maintenant, vous voilà trop gentille… Ne soyez pas trop gentille avec moi… Quand on est trop gentil avec moi, je ne sais plus ce que je fais, je m’en irais de tous les côtés comme une soupe…

Elle dévoila ses belles prunelles humides et pailletées, poussa vers moi le tabouret de paille.

– Une minute, vous avez bien une minute ? C’est la pluie qu’on entend ; laissez passer la pluie…

Elle s’assit en face de moi à sa place de travailleuse, se frotta vigoureusement les yeux du dos de l’index.

– Dites-vous bien d’abord que Mme Armand ce n’est pas une femme à ragots, ni à confidences. Mais elle demeure très près, tout contre moi. Ici, c’est un petit immeuble de rien, à l’ancienne mode. Deux pièces à main droite, deux pièces à main gauche, des petits commerces en chambre, en famille… Des personnes qui logent tout près, ce n’est pas tellement qu’on les entende, d’ailleurs ils ne font pas de bruit, c’est que je les sens. Surtout que Mme Armand passe pas mal de temps sur le palier. Dans des endroits comme ici, si quelque chose va de travers, c’est vite fait que les voisins le sentent, du moins moi…

Elle baissa la voix, serra les lèvres, ses petits poils de moustache étincelèrent. Elle piqueta sa table verre de la pointe d’une aiguille, comme si elle comptait cabalistiquement ses paroles :

– Quand la dame du photographe va aux commissions, pour elle ou pour moi, vous pouvez voir la concierge, aussi bien que la marchande de fleurs de dessous la voûte, ou la demoiselle du petit bistrot, qui s’avancent, soit l’une, soit l’autre, pour voir où elle va. Où est-ce qu’elle va ? Mais elle va au crémier, aux croissants chauds, au coiffeur, comme tout le monde ! Alors les curieux rentrent leur nez, pas contents, comme si on leur avait promis quelque chose qu’on ne leur donne pas. Et ils recommencent la fois d’après. Quand c’est moi qui sors, ou Mme Gâteroy d’en dessous ou sa fille, les gens ne sont pas à guetter comme pour un événement.

– Mme Armand, hasardai-je, a un physique assez… assez personnel. Peut-être aussi abuse-t-elle de l’écossais…

Mlle Devoidy secoua la tête, parut découragée de se faire comprendre. L’heure s’avançait, du haut en bas de la maison, des portes claquaient une à une, à chaque étage on roulait des sièges autour d’une table et d’une soupière ; je m’en allai. La porte de l’atelier photographique, insolitement fermée, conférait un rôle décoratif important au pied d’appareil et aux havenets croisés sous le papillon de gaz. En bas, la concierge souleva son rideau pour me voir passer : je n’étais jamais restée si tard.

La nuit tiède fumait autour des becs de gaz, et l’heure insolite me fournissait la petite angoisse, non sans prix, qui autrefois m’étreignait au sortir des spectacles de théâtre commencés sous le soleil au zénith, achevés à la nuit close.

Méritent-ils, mes passants des époques lointaines, de revivre, comme je les y contrains, en quelques pages ? Ils valurent que je les tinsse secrets, du moins le temps qu’ils m’occupaient. Par exemple, on ignora, à mon domicile conjugal, l’existence de Mlle Devoidy, ma familiarité avec Tigri-Cohen. De même pour la « dame » de M. Armand et pour une piqueuse à la main, habile dans l’art de recouvrir les courtepointes élimées, à agencer des débris de soieries multicolores, sous la forme de tapis, de couvertures pour les voitures d’enfants. L’aimai-je pour son travail qui méprisait la mode et la machine à coudre, ou bien pour son second métier ? À six heures après midi, elle quittait ses hexagones de soie et gagnait la Gaîté-Lyrique, où elle chantait un rôle dans Les Mousquetaires au couvent.

Entre cuir et doublure, à l’intérieur de mon réticule, je gardai longtemps une « semeuse » de cinquante centimes, perdue chez Tigri-Cohen, retrouvée par lui et qu’il s’était diverti, avant de me la restituer, à clouter de petits diamants selon la forme de mes initiales. Mais je ne parlai chez moi ni du gentil fétiche, ni de Tigri, car mon mari de ce temps-là s’était fait du joaillier une idée tellement rectangulaire et inflexible, une conception si banalement fausse du « trafiquant », que je n’aurais pu ni plaider la cause de celui-ci, ni réformer l’erreur de celui-là.

Eus-je un véritable attachement pour la petite piqueuse à la main ? Aimai-je d’amitié le Tigri-Cohen méconnu ? Je ne sais. L’instinct de dissimuler ne s’est pas taillé une part très large dans mes différentes vies. Il m’importait, comme à beaucoup de femmes, d’échapper au jugement de certains êtres, que je savais sujets à l’erreur, enclins à une certitude proclamée sur un ton affecté d’indulgence. Un tel traitement nous pousse, nous, femmes, à nous écarter de la vérité simple comme d’une mélodie plate et sans modulations, à nous plaire au sein du demi-mensonge, du demi-silence, et des demi-évasions.

Le moment venu, je repris le chemin de la maison à façade étroite, au front de laquelle la verrière bleue de l’atelier Armand posait sa visière inclinée.

Dès le vestibule de l’immeuble, un livreur-teinturier à serpillière noire, une porteuse de pain et sa longue cistera d’osier me barrèrent le passage. Le premier, sans provocation de ma part, me dit obligeamment : « C’est rien, c’est un feu de cheminée. » Au même moment, une « coursière » de maison de modes, cognant sa boîte jaune à tous les barreaux de la rampe, dévala les degrés en glapissant :

– Elle est blanche comme un linge ! Elle n’a pas une heure à vivre !

Son cri groupa magiquement une douzaine de passants qui la pressèrent de toutes parts. L’envie de m’enfuir, un vague écœurement, la curiosité badaude luttèrent en moi, et ce fut à une étrange résignation que je me rangeai : je savais bien que je devrais ne m’arrêter qu’au dernier palier. Pour qui ? Pour la dame du photographe, ou pour Mlle Devoidy ? Celle-ci, je réglai mentalement son sort comme si rien ne dût jamais mettre en péril sa moqueuse sagesse, l’assurance de ses mains douces comme de soyeux copeaux, ni disperser les laiteuses constellations, perforées, précieuses, qu’elle pourchassait, aiguille braquée sur le drap de la table verte.

Tout en montant, à souffle raccourci, les étages, je travaillais à me rassurer. Un accident ? Pourquoi n’eût-il pas touché les tricoteuses du quatrième ou le ménage de relieurs ? L’après-midi de novembre, chargé de vapeur d’eau, conservait leur force aux odeurs du chou, du gaz et d’humanité émue qui me montrait le chemin…

Le bruit inopiné des sanglots est démoralisant. Facile à imiter, il garde pourtant son prestige grossier de hoquet et de nausée. Tandis que je subissais un laminage sournois entre la rampe et un porteur de dépêches poussé trop vite, nous entendîmes de convulsifs sanglots virils, et les commentaires de l’escalier se turent, avidement. Le bruit ne dura guère, s’éteignit derrière une porte que l’on referma là-haut. Sans avoir jamais entendu pleurer celui que Mlle Devoidy surnommait le petit père Gros-Yeux, je sus, à n’en pas douter, que c’était lui qui sanglotait.

J’atteignis enfin le dernier étage, le dernier palier encombré d’inconnus entre ses deux portes closes. L’une d’elles se rouvrit, et j’entendis la voix mordante de Mlle Devoidy :

– Messieurs-dames, où allez-vous comme ça ? Ça n’a pas de bon sens. Si vous voulez vous faire tirer en photographie, c’est trop tard. Mais non, voyons, il n’y a pas d’accident. C’est une dame qui s’est foulé la cheville, on lui a mis un velpeau en tout et pour tout !

Un murmure de déception et quelques rires coururent parmi les ascensionnistes. Mais il me parut qu’éclairée crûment Mlle Devoidy avait bien mauvaise mine. Elle proféra encore quelques paroles destinées à décourager l’envahisseur et rentra chez elle.

– Ben, si c’est tout ça.… dit le porteur de dépêches.

Il bouscula, pour rattraper le temps perdu, un caviste à tablier de toile verte et quelques femmes indistinctes, disparut par bonds, et je pus enfin m’asseoir sur la chaise gothique réservée aux premiers communiants. Dès que je fus seule, Mlle Devoidy reparut.

– Entrez, je vous avais bien vue. Je ne pouvais pas vous faire des signaux devant tout ce monde… Vous permettez, je ne serai pas fâchée de m asseoir un moment…

Comme s’il n’y eût de refuge qu’au lieu qu’elle hantait le plus fidèlement, elle se laissa tomber sur sa chaise de travail.

– Ça va mieux !

Elle me sourit d’un air heureux :

– Elle a tout rendu, ça y est, vous savez.

– Tout quoi ?

– Ce qu’elle avait pris. Une affaire pour se faire mourir. Une saleté dégoûtante, quoi.

– Mais quel motif ?

– Ah ! quel motif ? Il vous faut toujours trente-six raisons. Elle avait laissé une lettre pour le petit père Gros-Yeux…

– Une lettre ? Qu’est-ce qu’elle avouait donc ?

Mlle Devoidy recouvrait par degrés son sang-froid, son aisance de camarade moqueuse :

– On ne peut rien vous cacher ! Pour avouer, elle avouait tout. Elle avouait : « Mon Geo chéri, ne me gronde pas. Pardon de te quitter. Dans la vie comme dans la mort, je reste ta Georgina fidèle. » À côté de ça, il y avait un autre petit papier qui disait : « Tout est payé, sauf la blanchisseuse qui n’avait pas de monnaie mercredi. » Ça se passait vers les deux heures un quart, deux heures vingt…

Elle s’interrompit, se leva :

– Attendez, il reste du café.

– Si c’est pour moi, non, merci.

– C’est pour moi surtout, dit-elle.

Je vis paraître la panacée populaire et les appareils de son culte, son aiguière en émail marbré de bleu, ses deux tasses décorées d’une grecque rouge et or et son sucrier de verre tors. L’odeur de la chicorée l’escortait fidèlement et parlait de rituels malaises, de veillées mortuaires, d’accouchements difficiles, de palabres à mi-voix, d’une toxicomanie à la portée de tous…

– Voilà donc, reprit Mlle Devoidy, que sur les deux heures, deux heures et quart, on frappe chez moi. C’était mon petit père Gros-Yeux, tout emprunté, qui me dit : « Vous n’auriez pas vu descendre ma femme ? – Non, je dis, mais elle a pu descendre sans que je la voie. – Oui, il me dit. Moi, je devrais être parti, mais au moment de partir je casse un flacon d’hyposulfite. Vous voyez les mains que je me suis faites. – C’est malheureux, je lui dis. – Oui, il me dit, il me faudrait un torchon, les torchons sont dans notre chambre à coucher, dans le placard derrière le lit. – Si ce n’est que ça, je dis, je vais aller vous en attraper un, ne touchez à rien. – Ce n’est pas que ça, il me dit, c’est que la chambre à coucher est fermée à clef ; et elle n’est jamais fermée à clef. » Je le regarde, je ne sais pas ce qui m’a passé par la tête, je me lève, je manque de le renverser et je m’en vais taper dans la porte de leur chambre à coucher. Il me disait : « Mais, qu’est-ce que vous avez ? Mais, qu’est-ce que vous avez ? » Je lui retourne : « Eh bien, et vous donc ? Vous ne vous êtes pas regardé. » Il restait là avec ses mains écartées, pleines d’hyposulfite. Je reviens ici, j’attrape ma hachette à tailler mon bois d’allume-feux. Je vous réponds que les gonds et la serrure ont sauté du même coup… C’est trois fois rien, ces portes…

Elle but quelques gorgées de café tiède.

– Je me ferai mettre une chaîne de sûreté, reprit-elle. À présent que j’ai vu comme c’est fragile, une porte…

J’attendais qu’elle reprît son récit, mais elle jouait distraitement avec la petite pelle de métal qui cueille sur le tapis les perles dites « semence » et semblait n’avoir plus rien à dire.

– Alors, mademoiselle Devoidy ?

– Alors quoi ?

– Elle… Mme Armand… Elle était dans la chambre ?

– Naturellement qu’elle y était. Sur son lit. Dans son lit, même. Avec des bas de soie et des souliers habillés, en satin noir avec un petit motif brodé en jais. Ça m’a frappée, ces chaussures et ces bas. Ça m’a frappée au point que pendant que je remplissais une boule d’eau chaude, je dis à son mari : « Qu’est-ce qu’elle a été chercher, de se mettre au lit en bas et en souliers ? » Il sanglotait, il m’a expliqué : « C’est à cause de ses cors et de son troisième doigt de pied qui chevauche… Elle ne voulait pas qu’on voie ses pieds nus, même pas moi… Elle couchait avec des petits chaussons, elle est si soignée de sa personne. »

Mlle Devoidy bâilla, s’étira, se mit à rire :

– Ah ! on peut dire qu’un homme est empoté dans des circonstances pareilles. Celui-là !… Tout ce qu’il savait, c’était de pleurer et de répéter : « Ma chérie… Ma chérie… » Une chance que j’aie fait vite, ajouta-t-elle fièrement. Excusez-moi, j’y retourne. Oh ! elle est sauvée. Mais le docteur Camescasse, qui demeure au onze, ne lui permet jusqu’à nouvel ordre qu’un peu de lait et d’eau minérale. Mme Armand avait avalé du poison de quoi tuer un régiment, il paraît que c’est ce qui l’a sauvée. Le petit père Gros-Yeux est de planton à côté d’elle. Mais je vais donner mon coup d’œil. On vous reverra ? Apportez-lui un petit bouquet de violettes, ça sera plus gai que si vous aviez dû lui en porter un au cimetière Montparnasse.

J’étais déjà sur le trottoir quand une question me vint, trop tard, à l’esprit : pourquoi Mme Armand a-t-elle voulu mourir ? En même temps je m’avisais que Mlle Devoidy avait omis de me l’apprendre.

Les jours qui suivirent, je pensai souvent à la dame du photographe et à son fait divers avorté ; par extension, je pensai à la mort, et, par exception, à la mienne. Et si je mourais en tramway ? Et si je mourais au cours d’un dîner en ville ? Affreuses éventualités, mais si peu probables que je les abandonnai vite. Nous autres femmes, nous mourons peu hors de chez nous ; que la douleur nous boute, comme aux chevaux, un bouchon de paille enflammé sous le ventre, et nous trouvons la force de courir vers le gîte. Je perdis en trois jours le goût de choisir le trépas le plus aimable. C’est pourtant gentil, des funérailles à la campagne, surtout en juin, à cause des fleurs. Mais les roses ont tôt fait de blettir par la chaleur… J’en étais là quand un billet de Mme Armand – de l’orthographe, et une ravissante écriture de sergent fourrier, frisée comme un ténériffe – me rappela ma « bonne promesse » et me pria pour « le thé ».

Je croisai, sur le dernier palier, deux époux d’âge mûr, qui quittaient l’atelier du photographe, bras sur bras, tout accommodés de jaquette bordée, de cravate plastron et de faille noire. Le petit père Gros-Yeux les reconduisait, et je cherchai, sur ses grosses paupières, la trace de ses fougueuses larmes. Il me fit un salut de joyeuse entente.

– Ces dames sont dans la chambre. Mme Armand a gardé un peu de fatigue générale, elle a pensé que vous voudriez bien l’excuser de vous recevoir si intimement…

Il me guida à travers l’atelier, eut un mot courtois pour ma botte de violettes – « la Parme fait si distingué », – et me laissa au seuil de la chambre inconnue.

Nous n’avons le choix, sur cette étroite planète, qu’entre deux sortes d’univers inconnus. L’une nous tente, ah ! vivre là, quel rêve ! – l’autre nous est d’emblée irrespirable. Une certaine absence de laideur, en matière d’ameublement, m’est bien pire que la laideur. Sans contenir aucune monstruosité, l’ensemble de la pièce où Mme Armand savourait sa convalescence me fit baisser les yeux, et je ne goûterais aucun plaisir à le décrire.

Elle reposait mi-étendue sur le lit fermé, le même lit dont elle avait, pour y mourir, ouvert les draps. Son empressement à m’accueillir l’eût mise debout si Mlle Devoidy, de sa ferme poigne d’ange gardien, ne l’avait retenue. Novembre ne se faisait tiède qu’au-dehors. Mme Armand se gardait du froid sous une petite couverture rouge et noire, un ouvrage de crochet au point dit tunisien. Je n’aime pas le point tunisien. Mais Mme Armand avait bonne mine, la joue moins aride, l’œil plus que jamais brillant. La vivacité de ses mouvements déplaça la couverture et fit apparaître deux pieds fins, chaussés de souliers en satin noir, brodés – ainsi me les avait dépeints Mlle Devoidy – d’un motif en perles de jais.

– Madame Armand, un peu de calme, s’il vous plaît, ordonna gravement l’ange gardien.

– Mais je ne suis pas malade ! protesta Mme Armand. Je me dorlote, voilà tout. Mon petit Exo me paie une femme de ménage le matin, Mlle Devoidy nous a fait un gâteau quatre-quarts, et vous m’apportez des violettes superbes ! Une vie de paresseuse ! Vous goûterez bien ma gelée de groseilles framboisées, avec le quatre-quarts ? C’est le dernier pot de l’autre année, et, sans me vanter… Cette année-ci, je les ai ratées, et les prunes à l’eau-de-vie aussi. C’est une année où j ‘ai tout raté.

Elle sourit, d’un air d’allusion fine.

Par l’éclat sans variété de ses yeux noirs, elle me rappelait toujours je ne sais quel oiseau ; mais maintenant, c’était un oiseau tranquille, rafraîchi, à quelle sombre source désaltéré ?

– Dans cette affaire-là, tant tués que blessés, il n’y a personne de mort, conclut Mlle Devoidy.

Je saluai d’un clin d’œil complice la sentence venue tout droit du pays natal, et je saluai, l’un sur l’autre, une tasse de thé bien noir, un verre de vin cuit à goût de réglisse : il faut ce qu’il faut. Je manquais d’aisance. L’habitude ne se prend pas si vite d’évoquer, sous une loyale lumière d’après-midi, un suicide de la veille, tourné il est vrai en purgation, mais préparé pour que la suicidée n’en revînt pas. J’essayai de me mettre au ton de la maison, en badinant :

– Qui croirait que cette charmante femme, là devant nous, est la même qui s’est montrée l’autre jour si peu raisonnable ?

La charmante femme acheva son triangle de quatre-quarts avant de mimer un peu de confusion, et de répondre, dubitative et coquette :

– Si peu raisonnable… Si peu raisonnable… Il y aurait bien à dire là-dessus…

Mlle Devoidy lui coupa la parole. Une autorité militaire lui était venue, me sembla-t-il, de son premier sauvetage :

– Allons, allons ! Vous n’allez pas recommencer, non ?

– Recommencer ! Oh ! Jamais !

J’applaudis au cri, à sa spontanéité. Mme Armand étendit sa main droite pour un serment.

– Je le jure ! La seule chose que je tiens à contester, c’est ce que m’a dit le docteur Camescasse : « En somme, vous avez avalé un toxique au cours d’une crise de neurasthénie ? » Ça m’a fâchée. Un peu plus, je lui répondais : « Puisque vous en êtes si sûr, ce n’est pas la peine de me poser cent questions. » Moi, dams mon for intérieur, je sais bien que je ne me suis pas suicidée par neurasthénie !

– Tt, tt…, blâma Mlle Devoidy. Depuis combien de temps je vous voyais, moi, en mauvais chemin ? Mme Colette ici présente peut certifier que je lui en ai parlé. Pour de la neurasthénie, c’était bien de la neurasthénie, il n’y a pas à en rougir.

La couverture au crochet sauta, il s’en fallut de peu qu’une tasse et sa soucoupe n’en fissent autant.

– Non, ça n’en était pas ! Je pense que là-dessus il me sera permis d’avoir ma petite opinion, à moi aussi ?

– Votre opinion, madame Armand, j’en tiens compte. Mais elle ne peut pas s’aligner avec celle d’un homme de science comme le docteur Camescasse !

Elles échangeaient leurs répliques par-dessus ma tête, si roidement que je baissai un peu le cou. C’était la première fois que devant moi j’entendais une suicidée discuter son propre cas avec une aisance revendicatrice. Pareil à maint sauveteur céleste ou terrestre, l’ange tendait à outrer son rôle. Son œil pailleté s’allumait d’une étincelle que l’on ne pouvait tenir pour angélique, tandis que sous sa poudre de riz trop blanche le teint de la rescapée s’échauffait…

Je n’ai jamais fait fi d’une dispute entre commères. Un goût assez vif pour les spectacles de la rue me retient autour des querelles vidées en plein air, où je rencontre l’occasion d’enrichir mon vocabulaire. J’espérai, au chevet de Mme Armand, que le dialogue des deux femmes s’allumerait de cette virulence qui embrase les mésententes féminines. Mais l’incompréhensible mort, qui n’enseigne rien aux vivants, les souvenirs d’un nauséeux poison, la rigueur du dévouement qui soigne sa victime à coups de férule, tout cela était trop présent, encombrant, massif, pour céder la place à une saine engueulade. Que venais-je faire, dans ce lieu régi timidement par un petit père Gros-Yeux ? De sa « dame » incomplètement séduite par la mort, que me resterait-il au-delà d’un mystère fade ?

Mlle Devoidy, type accompli, intègre et sec de la célibataire, je sentis que c’en était fini pour moi de la décorer du nom d’énigme et que l’attrait du vide ne saurait avoir qu’un temps…

Le chagrin, la peur, la douleur physique, le froid et le chaud dans leur excès, je me charge encore de leur opposer un visage honorable. Mais j’abdique devant l’ennui, qui fait de moi un être misérable, au besoin féroce. Son approche, sa présence capricieuse qui affecte les muscles des mâchoires, danse au creux de l’estomac, chante un refrain que rythment les orteils, je fais plus que les redouter, je les fuis. Ces deux femmes qui, d’incarner l’une la gratitude, l’autre le dévouement, venaient d’élever entre elles des barrières, eurent à mes yeux le tort de ne point s’avancer jusqu’à des attitudes classiques. Elles n’usèrent pas du rire outrageant, des insultes qui aveuglent comme le poivre, des poings calés au creux de la taille. Elles ne réveillèrent même pas des griefs conservés, minuscules et vivaces, dans un long sommeil d’infusoires. Toutefois j’entendis des échanges dangereux et des vocables tels que « névrosée… ingratitude… Touche-à-tout… s’immiscer… ». Je crois que ce fut sur ce dernier verbe, sifflant à souhait, que Mlle Devoidy se leva, nous jeta un bref au revoir d’une bouche amère et cérémonieuse, et sortit.

Un peu tard, je manifestai l’agitation convenable :

– Mais voyons… Mais ce n’est pas sérieux… Quel enfantillage ! Qui se serait attendu…

Mme Armand ne fit qu’un petit mouvement d’épaules, une manière de « laissez donc ! ». Le jour baissant rapidement, elle étendit le bras et alluma la lampe du chevet, nichée au centre d’un juponnage en marceline saumon. Aussitôt le caractère démoralisant de la chambre changea et je ne cachai pas mon contentement, car l’abat-jour, pour ruché et prétentieux qu’il fût, filtrait une clarté d’un rose enchanteur de coquille marine. Mme Armand sourit :

– Je crois que nous sommes contentes toutes les deux, dit-elle.

Elle vit que j’allais parler encore de l’incident désagréable et m’arrêta :

– Laissez, madame, ces petites piques-là, moins on en occupe et mieux ça vaut. Ou bien ça s’arrange tout seul, ou bien ça ne s’arrange pas et c’est encore le meilleur. Reprenez un doigt de vin. Si, si, reprenez-en, il est naturel.

Elle sauta de sa couche, en rabattant le bas de sa robe adroitement. En ce temps-là les femmes ne se laissaient pas glisser d’un divan ou d’une voiture en dénudant, comme aujourd’hui, avec une barbare et froide indifférence, une grande marge de peau de cuisse.

– Vous n’abusez pas de vos forces, madame Armand ?

Elle allait et venait sur ses pieds chaussés de satin et de jais, ses pieds pudibonds jusque dans la mort. Elle versa le pseudo-porto, tira un velum sur la partie vitrée du plafond, se montra alerte non sans grâce, comme allégée. Une aimable femme, en somme, peu marquée par ses trente-six ans… Une femme qui avait voulu mourir…

Elle alluma une seconde lampe rose. La pièce, extraordinaire à force de banalité, respirait la fausse gaieté des chambres d’hôtel bien tenues.

Mon hôtesse vint prendre la chaise abandonnée par Mlle Devoidy, la planta près de moi avec décision.

– Non, madame, je n’accepte pas qu’on croie que je me suis tuée par neurasthénie.

– Mais, dis-je, je n’ai jamais pensé. Rien ne m’a donné à croire…

J’étais surprise d’entendre Mme Armand rappeler, comme un fait accompli, sa vaine tentative. Elle me livra, bien ouverts et appuyés sur les miens, ses yeux dont l’extrême et noir éclat ne révélait presque rien. Son petit front poli et sage, sous l’éponge de frisure, semblait n’avoir en effet jamais logé, entre deux beaux sourcils, le regrettable désordre appelé neurasthénie. De ses mains incertaines elle redressa dans leur vase, avant de s’asseoir, les violettes dont je voyais, entre ses doigts, trembler les tiges. « Les nerfs, n’est-ce pas… » Des mains maladroites même à mesurer une dose efficace de poison…

– Madame, dit-elle, il faut vous dire d’abord que j’ai toujours eu une bien petite vie…

Un tel exorde me menaçait d’un long récit. Pourtant je restai.

Il est facile de relater ce qui n’importe guère. La mémoire ne m’a pas manqué pour consigner les paroles oiseuses des deux voisines de palier, leurs ridicules bénins, m’attacher à les faire ressemblantes. Mais à partir des mots : « J’ai toujours eu une bien petite vie… » je me sens délivrée des soucis médiocres qui s’imposent à l’écrivain, par exemple de noter fidèlement les trop fréquents « d’un sens », les « ce que c’est que de nous » qui remontaient comme des bulles sur le récit de Mme Armand. S’ils facilitèrent son récit, c’est à moi de les en ôter. Il m’appartient d’abréger, et aussi de supprimer, de notre entretien, mon insignifiant apport personnel.

– Une bien petite vie… J’ai épousé un si brave homme. Un homme aussi parfait, travailleur, dévoué et tout, ça ne devrait pas exister. Qu’est-ce que vous voulez qui arrive d’imprévu, avec un homme aussi parfait ? Et nous n’avons pas eu d’enfant. Pour ne pas vous mentir, je crois que je m’en suis passée facilement.

« Une fois, un jeune homme du quartier… Oh ! non, ce n’est pas ce que vous attendez. Un jeune homme, qui avait le front de m’interpeller dans l’escalier, parce que c’était sombre. Pour beau, je dois reconnaître qu’il était beau. Il me promettait monts et merveilles, bien entendu. Il me disait : « Je ne te prends pas en traître.

Avec moi tu en verras de vertes. Tu peux compter que je te ferai crever aussi bien de chagrin que de bonheur. Ce sera à ma fantaisie, mais pas à la tienne… » Ekcetera, ekcetera. Une fois il me dit : « Donne-le-moi voir, ton petit poignet. » Je ne le lui donne pas, il me le prend, il me le tord. Plus de dix jours je n’ai pas pu me servir de ma main et c’était mon petit Exo qui me la soignait. Le soir, après m’avoir mis un velpeau propre au poignet – je lui avais raconté que j’étais tombée – il regardait longtemps ce poignet bandé. J’avais honte, je me faisais l’effet d’un chien qui rentre à la maison avec un collier que personne ne lui connaît et à qui on dit : « Mais d’où donc que tu nous ramènes un collier pareil ? » Comme quoi les moins malins ont leur finesse.

« Avec ce jeune homme, ça a fini avant de commencer. Savez-vous ce que je n’ai pas pu supporter ? C’est que ce monsieur, à qui je n’ai jamais répondu trois paroles, se permettait de me dire « tu ». Il était sorti comme de dessous terre devant mes pas. Eh bien, il y est rentré.

« Depuis ? Mais rien. Ce qui s’appelle rien. Il n’y a pas de quoi vous étonner. Beaucoup de femmes et pas des plus vilaines seraient dans mon cas, si elles ne poussaient pas à la roue. Il ne faut pas croire que les hommes se jettent sur les femmes comme des anthropophages. Mais non, madame. Ce sont les femmes qui en font courir le bruit. Les hommes sont bien trop précautionneux de leur tranquillité. Mais bien des femmes ne supportent pas qu’un homme se tienne convenablement. Je sais ce que je dis.

« Moi, je ne suis pas d’un tempérament à penser beaucoup aux hommes. D’un sens, il aurait peut-être mieux valu pour moi que j’y pense. Au lieu de ça, qu’est-ce qui m’a pris, un matin en apprêtant un tendron de veau ? Je me dis : « J’ai déjà fait un tendron aux petits pois samedi dernier, ça va bien, mais il ne faut pas abuser, une semaine passe si vite… Déjà onze heures, mon mari a un groupe de baptême qui vient poser à une heure et demie, il faut que j’aie fini ma vaisselle avant que les clients viennent, mon mari n’aime pas entendre la vaisselle, ni fourgonner le fourneau à travers la cloison quand les clients sont dans l’atelier… Et après il faut que je descende, j’ai la teinturière qui n’en finit pas de délustrer le complet noir de mon mari, je vais lui passer quelque chose… Si je suis rentrée pour mon repassage avant la nuit ce sera bien un hasard ; tant pis, je r’humecterai mes rideaux de vitrage et je les repasserai demain, plutôt que de les roussir aujourd’hui. Après, je n’ai plus que le dîner à m’occuper et deux trois bricoles et c’est fini… »

« Et au lieu d’ajouter, comme je faisais souvent : « C’est fini… Pas trop tôt… » Je continue : « C’est fini ? Comment, fini ? C’est tout ? C’est toute ma journée d’aujourd’hui, d’hier, de demain ?… Mais je rêve. Je dois bien avoir autre chose, voyons, dans ma journée ? » Le soir, j’étais couchée que je ruminais encore mes imbécillités. Le lendemain j’allais mieux et je devais faire des confitures, mettre des cornichons au vinaigre, vous pensez si j’envoie Mlle Devoidy aux commissions, c’était bien son tour, pour me consacrer à éplucher mes fraises et à frotter mes cornichons dans le sel. J’étais bien à mon affaire, quand ça me reprend : « Les événements de ma vie, alors, c’est le jour des confitures ? La bassine de cuivre, attention, elle a le fond rond, si elle bascule sur le trou de la cuisinière, quelle catastrophe !… Et je n’ai pas assez de pots en verre, il faut que Mme Gâteroy me prête ses deux pots à confits d’oie, si elle peut… Et quand j’aurai fini mes confitures, qu’est-ce qui viendra comme événement sensationnel ? » Enfin voyez le tableau.

« Il n’était pas cinq heures que voilà mes confitures faites. Faites et mal faites. Ratées comme jamais, en caramel. Heureusement que la fraise était pour rien. Et me voilà repartie : » Demain, voyons, demain… Demain nous avons cette dame qui vient pour le collage des épreuves sur carton-fibre. » Le carton-fibre était une nouveauté imitation de feutre, qui donnait beaucoup d’allure aux photos sport. Mais il demandait un tour de main, une colle spéciale. Une fois par semaine, nous avions donc cette dame, je la gardais à déjeuner, ça me faisait une distraction. Nous n’y perdions pas, elle employait admirablement son temps et pour elle c’était mieux que de courir à la crémerie chaude. Je rajoutais une friandise, une bonne charcuterie…

« Mais ce jour dont je vous parle, j’ai senti que tout m’était égal, ou plutôt que rien ne me suffisait. Et les jours suivants… je les passe sous silence.

« Vous dites ? Oh ! non. Oh ! vous faites erreur, je ne méprisais pas mes occupations, au contraire. Jamais je ne m’y suis tant appliquée. Rien n’a cloché. Sauf que je trouvais le temps long et qu’en même temps je cherchais ce que j’aurais pu y introduire… La lecture ? Vous avez sûrement raison. La lecture est une bonne distraction. Mais j ‘ai le caractère si mal fait que presque tout ce que j’ai essayé de lire me paraissait… un peu maigre, plutôt pauvre. Toujours cette manie de quelque chose de grand… Mon ménage fait, ma journée finie, j’allais respirer sur le palier – comme si de là j’avais pu voir plus loin. Mais palier ou pas palier, j’en avais assez et pire qu’assez.

« Pardon ?… Ah ! vous mettez le doigt sur la difficulté. Assez de quoi, justement ? Une femme si heureuse, comme disait Mme Gâteroy en parlant de moi. Une femme si heureuse, mais parfaitement, c’est ce que j’aurais été si j’avais en dans ma petite vie, de place en place, quelque chose de grand. Ce que j’appelle grand ? Mais je n’en sais rien, madame, puisque je ne l’ai pas eu ! Si je l’avais eu même une fois, je vous garantis que j’aurais bien reconnu tout de suite que c’était grand ! »

Elle se leva, s’assit sur le lit, s’appuya des coudes sur ses genoux. Ainsi elle me faisait face. Une ride en incision entre les sourcils, un de ses yeux nerveusement rapetissé, elle ne me sembla pas plus laide, au contraire.

« Que c’est curieux, les pressentiments, madame ! Pas les miens, je parle de ceux de mon mari. De but en blanc, il m’a proposé à cette époque-là : « Si tu veux, en juillet nous retournerons un mois à Yport comme il y a deux ans, ça te ferait du bien. » Yport ? Oui, ce n’est pas mal, assez famille comme plage, mais les personnalités parisiennes ne manquent pas. Tenez, quand nous y étions, nous voyions tous les jours Guirand de Scevola, ce peintre qui est devenu si connu. Il peignait la mer en furie, d’après nature, les pieds de son chevalet dans l’écume des vagues. C’était un vrai spectacle. Tout le monde le regardait… Naturellement j ‘ai répondu à mon petit Exo : « Tu prends bien ton temps d’aller manger nos quatre sous à la mer ! – Quand il s’agit de toi, il m’a fait, rien ne compte. » Ce jour-là et beaucoup d’autres jours, je me suis bien juré de ne jamais peiner un homme pareil. D’ailleurs ce n’est pas d’aller à Yport qui aurait introduit quelque chose de grand dans ma vie. À moins de sauver un enfant qui se noie… Mais je ne sais pas nager.

« De fil en aiguille, je me suis rendue bien malheureuse, je l’avoue. À force, qu’est-ce que j’ai été imaginer ? J’ai été imaginer que ce que la vie ne pouvait pas faire pour moi, je le trouverais dans la mort. Je me suis dit que lorsque la mort s’approche de vous, pas trop vite, pas trop fort, on doit avoir des minutes sublimes, que les pensées s’élèvent, que vous quittez tout ce qui est mesquin, tout ce qui vous a rapetissé, les nuits de mauvais sommeil, les misères du corps… Ah ! quel dédommagement j’ai inventé… Tout mon espoir, je l’ai transporté dans ces moments-là, figurez-vous…

« Oh ! mais si, madame, j ‘ai pensé à mon mari ! Des jours et des jours, des nuits et des nuits. Et à son chagrin. Faites-moi l’honneur de croire que j’avais pesé, envisagé ceci et cela avant de me mettre en route. Mais une fois en route j’ai été tout de suite très loin… »

Mme Armand baissa les yeux sur ses mains qu’elle avait croisées, eut un sourire inattendu :

« Madame, on meurt très rarement d’avoir perdu quelqu’un. Je crois qu’on meurt plus souvent de quelqu’un qu’on n’a pas eu. Mais pensez-vous qu’en me donnant la mort je ne perdais pas cruellement mon mari ? Et puis, à tant faire, mon Geo bien-aimé aurait toujours pu me rejoindre, s’il avait eu trop de peine… Faites-moi l’avantage de croire qu’avant de me mettre en route je me suis occupée des moindres détails. Ça n’a l’air de rien, mais j’ai eu beaucoup de complications. On pense que c’est une petite affaire que de s’étendre sur son lit, d’avaler une horreur quelconque et adieu ! Rien que pour me procurer cette drogue, qu’est-ce que je n’ai pas trafiqué et raconté comme craques ! J’ai profité dare-dare du jour où un accident de lumière rouge, au laboratoire, obligeait mon mari à sortir tôt après le déjeuner… Un peu plus je plantais tout là ! Mais j’étais reprise, j’étais soutenue par mon idée, par la pensée de cette… cette espèce de…

Je risquai un mot duquel Mme Armand s’empara avidement :

– Oui, madame, apothéose ! Justement, apothéose. Ce jour-là, j’étais inquiète, je me demandais quel avaro me tomberait encore. Eh bien, la matinée a passé comme une lettre à la poste. Au lieu de déjeuner, j’ai pris une infusion. Les draps brodés au lit, le ménage soigné, la à mon mari cachetée, mon mari pressé de sortir… Je l’ai rappelé pour lui donner son paletot de demi-saison, et je le croyais parti qu’il était encore là, il avait cassé ce flacon d’hyposulfite, vous vous souvenez ?

« Je me crois enfin toute seule, je ferme la porte à clef, je m’installe. Oui, ici, mais dans le lit, les oreillers brodés derrière mon dos, tout frais. Bon ! À peine couchée, je repense à la blanchisseuse. Je me relève, je marque un mot sur un papier et je me recouche. D’abord j’avale un cachet qui devait empêcher les spasmes de l’estomac et j’attends dix minutes comme on m’avait prescrit. Et puis j’avale la drogue, en une fois. Et je vous prie de croire – Mme Armand tordit un peu la bouche – que ça n’avait rien d’une friandise.

« Et puis ?… Et puis j’attends. Non, pas la mort, mais ce que je m’étais promis avant elle. J’étais comme sur un embarcadère. Non, non, je ne souffrais pas, mais je me faisais vieille. Pour comble, mes pieds qui étaient chaussés s’échauffaient au fond du lit, ils me faisaient un mal de chien partout où ils sont abîmés. Pire que ça : je m’imagine qu’on vient de sonner ! Je me dis : « C’est un fait exprès, je n’en finirai pas. » Je me relève assise, je me récapitule s’il n’y a pas de rendez-vous pris pour une pose, j’écoute… Mais je crois que c’étaient les bourdonnements d’oreille qui commençaient. Je me recouche et je dis une petite prière, quoique je ne sois pas particulièrement croyante : « Mon Dieu, dans votre infinie bonté, prenez en pitié une âme malheureuse et coupable… » Impossible de me rappeler le reste, ma foi… Mais ça pouvait suffire, n’est-ce pas.

« Et j’attendais toujours. J’attendais ma récompense, mon grand arrivage de belles pensées, une grande paire d’ailes pour m’emmener, pour m’égarer, que je ne sois plus moi… La tête me tournait, je croyais voir des grands cercles autour de moi… Un moment j’ai été comme quand on rêve qu’on tombe du haut d’une tour, mais rien de plus. Rien, croiriez-vous, que mes idées et mes tracas de tous les jours et de ce jour-là. Par exemple, je me tourmentais que mon petit Exo, le soir, n’ait en rentrant que la viande froide et la salade avec la soupe réchauffée… En même temps je pensais : « Ce sera encore de trop, le chagrin de ma mort lui fera une barre sur l’estomac. Tout le monde va être tellement gentil pour lui dans la maison… Mon Dieu, prenez en pitié une âme malheureuse et coupable… » Je n’aurais jamais cru que pour mourir ce serait des pieds que je souffrirais le plus…

« Les bourdonnements et les cercles faisaient la roue autour de moi, mais j’attendais toujours. J’attendais couchée, si sage… »

Elle glissa vers le milieu du lit, retrouva l’attitude et la passivité de sa mort différée, et ferma ses yeux dont je ne vis plus que la ligne des cils, plumeuse et noire.

« Je ne perdais pas la tête, j’écoutais les bruits dans l’escalier, je comptais tout ce que j’avais oublié, laissé en pagaille de l’autre côté, je voulais dire le côté que je quittais, je me reprochais mes promenades à pied que je faisais le soir sans m’occuper si mon mari s’ennuyait tout seul, sa journée finie… Des riens, des petitesses, des réflexions sans intérêt, qui surnageaient sur les bourdonnements et les cercles… Je me souviens vaguement que j’ai voulu mettre mes mains sur ma figure et pleurer, et que je n’ai pas pu, j’étais comme sans bras. Je me suis dit : « C’est la fin. Comme c’est triste, que je n’aie pas eu dans ma mort ce que je voulais dans la vie… »

« Oui, je crois que c’est tout, madame. Un froid terrible est venu couper le fil de mes pensées, et encore je n’en suis pas sûre. Ce qui est sûr, c’est que jamais, jamais plus je ne me suiciderai. Je sais maintenant que le suicide ne peut me servir à rien, je reste ici. Mais vous pouvez juger, sans pouvoir offenser Mlle Devoidy, que j’ai toute ma tête et qu’une névrosée et moi, ça fait deux. »

D’un coup de reins, Mme Armand se releva. Elle gardait, de son récit, une fièvre qui lui animait le teint. Notre entretien finit en « au revoir, à bientôt ! » comme sur un quai de gare, après des récris sur « l’heure indue », et nous nous quittâmes – pour longtemps. Elle tint la porte de l’appartement ouverte derrière moi afin que la lumière de l’atelier me fît le palier plus clair. Je laissai, sur son seuil, la dame du photographe, mince et solitaire, mais non pas vacillante. Elle n’a pas dû chanceler une seconde fois. Quand il m’arrive de penser à elle, je la vois toujours appuyée sur ces scrupules que, modeste, elle appelait tracas, et soutenue par les élans de la féminine grandeur, humble et quotidienne, qu’elle méconnaissait en lui infligeant le nom de « bien petite vie ».

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