L’Enfant malade

L’enfant qui devait mourir voulut s’accoter un peu plus haut à son oreiller, mais il ne le put. Sa mère entendit sa prière sans paroles et le soutint. Une fois de plus, l’enfant promis à la mort eut tout près du sien le visage maternel qu’il croyait ne plus regarder, les cheveux châtains tirés sur la tempe comme ceux des anciennes petites filles, la joue longue à peine poudrée, un peu maigre, l’angle très ouvert des yeux bruns, si sûrs de maîtriser leurs inquiétudes en oubliaient souvent de se surveiller…

– Tu es rose, ce soir, mon petit garçon, dit-elle gaiement.

Mais ses yeux bruns restaient empreints d’une fixité et d’une crainte que le petit garçon connaissait bien.

Pour éviter de soulever sa nuque faible, le petit garçon logea dans l’angle de ses paupières ses prunelles aux grands iris vert-de-mer, et rectifia gravement :

– Je suis rose à cause de l’abat-jour.

Madame Maman regarda son fils avec douleur, lui reprochant en elle-même d’effacer, par un mot, cette couleur rose qu’elle lui voyait aux joues. Il avait refermé les yeux, et l’apparence du sommeil lui rendait son visage d’enfant de dix ans. « Elle croit que je dors. » Sa mère se détourna du blanc petit garçon, doucement et comme si elle craignait qu’il ne sentit la brisure du fil du regard : « Il croit que je crois qu’il dort… » Parfois ils jouaient à se tromper ainsi : « Elle croit que je ne souffre pas », pensait Jean, et sur ses pommettes ses cils grésillaient de souffrance. Cependant Madame Maman pensait : « Comme il sait bien imiter l’enfant qui ne souffre pas ! Une autre mère s’y tromperait. Mais moi… »

– Aimes-tu cette odeur de lavande que j’ai vaporisée ? Ta chambre sent bon.

L’enfant acquiesça sans parler, l’habitude et l’obligation de ménager ses forces l’avaient doté à la longue d’un répertoire de très petits signes, une mimique délicate et compliquée comme le langage des animaux. Il excellait à faire de ses sens un usage féerique et paradoxal.

Pour lui les rideaux de mousseline blanche, frappés de soleil vers dix heures du matin, rendaient un son rose, et la reliure d’un ancien Voyage sur les rives de l’Amazone, écorchée, en veau blond, versait à son esprit une saveur de crêpe chaude… L’envie de boire s’exprimait par trois « claquements » de paupières. Manger… oh ! pour l’envie de manger, il n’y pensait pas. Les autres besoins du petit corps mol et défait avaient leur muette et pudique télégraphie. Mais tout ce qui pouvait encore porter, dans une existence d’enfant condamné, le nom de superflu, de plaisir et de jeu, gardait une dévotion à la parole humaine, recherchait des mots justes et variés, au service d’une voix harmonieuse et comme mûrie par le long mal, à peine plus aiguë qu’une voix de femme. Jean avait choisi les mots qui convenaient au jeu de dames, au « solitaire » étoilé de billes de verre, au trou-madame, à maints divertissements désuets qui employaient l’ivoire, le bois de citronnier et la marqueterie. D’autres vocables, pour la plupart secrets, s’appliquaient au jeu de « patience » suisse, cinquante-deux petites cartes glacées, encadrées et filetées d’or comme une boiserie de salon. Les reines s’y coiffaient en bergères, chapeaux de paille relevés d’une rose, et les valets-bergers portaient houlette. À cause des rois barbus, hauts en couleur avec de petits yeux durs de propriétaires montagnards, Jean avait inventé une “patience” qui excluait les quatre monarques rustauds.

« Non, pensa-t-il, ma chambre ne sent pas vraiment bon. Ce n’est pas la même lavande. Il me semble qu’autrefois, quand je vivais debout… Mais je peux avoir oublié. »

Il enfourcha un nuage de senteur qui passait à portée de ses petites narines blanches et pincées, et s’éloigna rapidement. Sa vie alitée le pourvoyait de toutes les délectations de la maladie, y compris la dose de malice filiale dont un enfant entend ne jamais se priver, et il ne donnait là-dessus aucun éclaircissement.

À califourchon sur la nue parfumée, il errait dans l’air de la chambre, puis il s’y ennuya, s’évada par l’imposte de vitre dépolie et longea le couloir, suivi dans son vol par celui d’une grosse mite d’argent, qui éternuait dans le sillage de la lavande. Pour la distancer, il pressa de ses genoux les flancs de la nue de senteur, avec une vigueur et une aisance de cavalier que lui refusaient, en présence des êtres humains, ses longues jambes inertes d’enfant à demi paralysé. Évadé de sa vie passive, il savait chevaucher, passer au travers des murailles ; il savait surtout voler. Le corps incliné comme celui du plongeur qui descend à travers l’onde, il perçait nonchalamment, du front, un élément dont il connaissait les ressources et les résistances. Bras ouverts, il lui suffisait de biaiser l’une ou l’autre pour modifier la direction de son vol, et d’un léger coup de reins il évitait le choc d’atterrissage. D’ailleurs il atterrissait rarement. Une fois, il s’était laissé imprudemment descendre, trop près de terre, au-dessus d’une prairie que paissaient des vaches.

Si près de terre, qu’il avait eu contre son visage une belle face étonnée de vache blonde, ses cornes en croissant, ses yeux qui miraient l’enfant volant comme deux lentilles grossissantes, tandis que les pissenlits en fleur, à même l’herbe, venaient à sa rencontre et s ‘élargissaient comme de petits astres… Il avait eu le temps de prendre appui à pleins doigts sur les hautes cornes pour se rejeter à reculons dans l’air et il se souvenait encore de la tiédeur des cornes lisses, de leur pointe émoussée et comme bienveillante. L’aboiement du chien berger, mouillé de rosée, qui accourait pour protéger sa vache, s’était perdu à mesure que l’enfant volant remontait dans son ciel familier. Jean se souvenait très nettement qu’il avait dû, ce matin-là, faire force de ses bras rémiges pour rebrousser chemin a travers une aube couleur de pervenche, planer sur une ville sommeillante, et tomber sur son lit laqué au creux duquel il s’était fait très mal, un mal tenace, brûlant sur les reins, tenaillant le long des fémurs, et tel qu’il n’avait pu cacher, à la pénétrante tendresse de Madame Maman, les deux traces nacrées de ses larmes…

– Mon petit garçon a pleuré ?

– En rêve, Madame Maman, en rêve…

La nue de senteur agréable atteignit promptement le bout du corridor, buta du museau contre la porte qui donnait accès dans la cuisine.

– Ho ho ! Ho ho ! Quelle brute ! Ah ! ces lavandes mâtinées de serpolet ! Elles vous casseraient la figure si on ne les tenait pas. Est-ce que c’est comme ça qu’on traverse une porte de cuisine ?

Il serrait entre ses genoux, durement, la nue repentante et la guidait dans la région supérieure de la cuisine, parmi l’air attiédi qui séchait la lessive près du plafond. En baissant le front pour passer entre deux pans de linge, Jean rompit adroitement un cordon de tablier et le passa en guise de mors dans la bouche de la nue. Une bouche n’est pas toujours une bouche, mais un mors est toujours un mors, et peu importe ce qu’il bride.

« Où allons-nous ? Il faut que nous soyons rentrés pour le dîner, et il est déjà tard… Pressons l’allure, Lavande, pressons…

La porte de service franchie, il se fit un jeu de descendre l’escalier tête première, puis s’aida de quelques glissades sur le dos. La nue de lavande, effarée de ce qu’on lui demandait, renâclait un peu. « Oh grosse pouliche de montagne ! » disait l’enfant, et il éclatait de rire, lui qui dans sa vie cloîtrée ne riait jamais. En descendant follement il tira au passage les poils mêlés d’un chien de la maison, celui qui savait, disait-on, descendre jusqu’au trottoir, « faire ses besoins tout seul », remonter chez ses parents et gratter la porte. Surpris par la main de Jean, il cria et se rangea contre la rampe.

– Tu viens avec nous, Riki ? Je te prends en croupe.

D’une petite main puissante il enleva le chien, le jeta sur la croupe ballonnée et vaporeuse de la lavande qui, éperonnée de deux talons nus, dégringola les deux derniers étages. Mais là le chien pris d’épouvante sauta à bas de la croupe-édredon et remonta vers son logis en hurlant.

– Tu ne sais pas ce que tu refuses ! lui cria Jean. Moi aussi, dans les premiers temps, j’avais peur, mais maintenant… Regarde, Riki !

Cavalier et monture se jetèrent contre l’épaisse porte de la rue. À l’étonnement de Jean, ils se heurtèrent, non au malléable obstacle de chêne complaisant, de ferrures fondantes, de gros verrous qui disaient « Oui, oui », en glissant mollement dans leurs gaines, ils rencontrèrent l’inflexible barrage d’une voix fermement ciselée qui chuchotait : « … Qu’il s’est endormi… »

Suffoqué par le choc, navré du haut en bas, Jean perçut la cruelle consistance des deux mots « qu’il s’est, Kilcé, Kilsé », plus tranchants qu’une lame. Auprès d’eux le mot « en… dor… mi » gisait rompu en trois tronçons.

« En…dor. …mi…, répéta Jean. C’est fini de la promenade à cheval, voilà l’En…dor…mi, roulé en boule ! Adieu… Adieu… »

Il n’eut pas le loisir de se demander à qui il jetait cet adieu. Le temps le pressait horriblement. Il appréhendait l’atterrissage. La nue fourbue manqua des quatre pieds qu’elle n’avait jamais eus ; avant de se disperser en gouttelettes froides elle jeta son cavalier, d’un tour de ses reins qui n’existaient pas, au vallon du lit laqué, et Jean gémit encore une fois d’un contact brutal…

– Tu dormais si bien… dit la voix de Madame Maman.

Une voix, pensait son petit garçon, toute mélangée de lignes droites et de lignes courbes – une courbe, une droite – une ligne sèche – une ligne humide… Mais jamais il n’essaierait d’expliquer cela à Madame Maman.

D’abord parce qu’elle ne comprendrait pas, ensuite parce qu’il faut éviter d’inquiéter Madame Maman.

– Tu t’es réveillé en te plaignant, mon chéri, est-ce que tu avais mal ?

Il fit signe que non, en agitant de droite à gauche son mince index, blanc et soigné. D’ailleurs la souffrance se calmait. Choir sur ce petit lit un peu revêche, il y était en somme habitué. Et que pouvait-on attendre d’une grosse nue bouffie et de ses manières de rustaude parfumée ?

« La prochaine fois, pensa Jean, je monterai la Grande-Patinoire. » Ainsi se nommait, aux heures de paupières closes et de l’écran glissé entre l’ampoule claire et l’abat-jour, un immmense coupe-papier nickelé, si grand qu’au lieu de deux m, il lui en fallait trois et souvent quatre pour son qualificatif.

– Madame Maman, vous voulez avancer un peu la Grande-Pat…, je veux dire le grand coupe-papier, sous l’abat-jour ? Merci beaucoup.

Pour préparer à loisir sa prochaine promenade, Jean tourna sa nuque sur l’oreiller. On coupait très court ses cheveux blonds par-derrière, pour éviter qu’ils se feutrassent. Le haut de sa tête, ses tempes, et ses oreilles se couvraient de boucles d’un blond doux, vaguement verdissant, un blond de lune hivernale, bien accordé au vert-de-mer de ses yeux, à son visage blanc comme un pétale.

« Qu’il est beau ! » murmuraient les amies de Madame Maman. « Il ressemble d’une façon frappante à l’Aiglon… » Là-dessus Madame Maman souriait de dédain, sachant bien que l’Aiglon, un peu lippu comme sa mère l’impératrice, eût envié les lèvres jointes, arquées, effilées aux coins, qui embellissaient Jean… Elle disait avec hauteur : « Il y a peut-être quelque chose… oui, dans le front… Mais, Dieu soit loué, Jean, lui, n’est pas tuberculeux ! »

Quand elle eut rapproché, d’une main exercée, la lampe et le grand coupe-papier, Jean vérifia la présence, sur la longue lame chromée, d’un reflet rose comme neige à l’aurore, accidentée de bleu, un étincelant paysage à la menthe.

Puis il posa sa tempe gauche sur le ferme oreiller, écouta le son de gouttes et de fontaines que chantaient les brins de crin blanc, à l’intérieur du coussin, sous le poids de sa tête, et ferma à demi les yeux.

– Mais, mon petit garçon, il va être le moment de ton dîner… dit en hésitant Madame Maman.

L’enfant malade sourit à sa mère avec indulgence. Il faut tout pardonner aux personnes bien portantes. D’ailleurs il était encore vaguement concassé de sa chute. « J’ai bien le temps », pensa-t-il, et il accentua son sourire, au risque de voir Madame Maman – devant certains sourires trop achevés, trop chargés d’une sérénité à laquelle elle donnait, seule, un sens – perdre contenance et sortir précipitamment de la chambre, en se cognant au battant de la porte.

– Si cela t’est égal, mon chéri, j’expédierai mon dîner toute seule dans la salle à manger, quand tu auras dîné sur ton plateau…

« Mais oui, mais oui », répondit le petit index blanc et condescendant, en se pliant deux fois.

« Nous savons, nous savons », dirent aussi les deux paupières bordées de cils, en clignant deux fois. « Nous savons ce que c’est qu’une dame Maman trop sensible, aux yeux de laquelle montent tout à coup une paire de larmes, comme une paire de pierres précieuses… Il y a bien des pierres précieuses pour les oreilles… Des boucles d’yeux, Madame Maman a des boucles d’yeux quand elle pense à moi. Elle ne s’habituera donc jamais à moi ?… Qu’elle est peu raisonnable…

Comme Madame Maman se penchait sur lui, il leva ses bras, libres d’entraves, et se suspendit rituellement au cou maternel, qui se releva fièrement chargé et hissa le mince corps de l’enfant trop grand, le fin buste suivi des longues jambes, inertes maintenant mais qui savaient étreindre et maîtriser les flancs d’un nuage ombrageux…

Puis Madame Maman contempla un moment sa gracieuse œuvre infirme, assise contre un dur oreiller en forme de pupitre, et s ‘écria :

– À la bonne heure ! Ton plateau vient tout de suite. D’ailleurs, je vais presser Mandore qui n’est jamais exacte !

Elle sortit encore une fois.

Elle sort, elle entre… Elle sort surtout. Elle ne veut pas me quitter, mais elle ne cesse de sortir de ma chambre. Elle s’en va essuyer sa paire de larmes. Elle a cent raisons de sortir de ma chambre ; si elle en manquait, par hasard, je lui en fournirais mille… Mandore n’est jamais en retard.

En tournant la nuque avec précaution, il regarda entrer Mandore. N’était-il pas juste et inévitable que ventrue, dorée, sonore à tous chocs, harmonieuse de par sa belle voix, de par ses yeux lustrés comme le bois précieux des luths, cette forte servante répondit au nom de Mandore ? « Sans moi, pensait Jean, elle en serait encore à s’appeler Angélina. »

Mandore traversa la chambre, sa jupe rayée de jaune et de marron retentit, au frôler des meubles, d’amples sons de violoncelle que Jean était seul à percevoir. Elle posa en travers du lit la petite table à pieds bas, nappée de linge brodé, qui soutenait une jatte fumante.

– Le voilà, ce dîner !

– C’est quoi ?

– C’est d’abord la phosphatine, tiens donc ! Après…Vous verrez bien.

L’enfant malade reçut sur tout son corps mi-couché le réconfort d’un regard capiteux et brun, vaste, désaltérant : « Que c’est bon, cette bière brune des yeux de Mandore ! Comme elle est gentille, elle aussi, pour moi !… Comme tout le monde est gentil pour moi !… S’ils pouvaient se retenir un peu… » Épuisé sous le faix de la gentillesse universelle, il ferma les yeux, et les rouvrit au tintement des cuillers. Cuillers à potions, cuillers à potage, cuillers à entremets… Jean n’aimait pas les cuillers, exception faite d’une bizarre cuiller d’argent à longue tige torse, qui d’un bout s’achevait en petite rondelle guillochée. « C’est un écrase-sucre, disait Madame Maman. – Et l’autre bout de la cuiller, Madame Maman ? – Je ne sais pas bien. Je crois que c’était une cuiller à absinthe… Et son regard glissait presque toujours à ce moment-là vers un portrait photographique du père de Jean, le mari qu’elle avait perdu si jeune, « ton cher papa, mon Jean », et que Jean désignait froidement par les mots – des mots pour le silence, pour le secret, – « ce monsieur accroché dans le salon ».

À part la cuiller à absinthe, – absinthe, absinthe, abside, sainte abside – Jean ne se plaisait qu’aux fourchettes, démons quatre fois cornus, sur lesquels s’empalaient la noisette de mouton, un petit poisson convulsé dans sa friture, un cadran de pomme et ses deux yeux de pépins, un croissant d’abricot en son premier quartier, givré de sucre…

– Jean chéri, tends ton bec…

Il obéit en fermant les yeux, but un remède à peu près insipide, sauf une passagère mais inavouable fadeur qui masquait le pire… Dans le secret de son vocabulaire, Jean appelait cette potion « le ravin aux cadavres ». Mais rien n’aurait pu arracher de lui, jeter pantelantes aux pieds de Madame Maman des syllabes aussi affreuses.

La soupe phosphatée suivit, inévitable, grenier mal balayé, calfaté de vieille farine dans les coins. Mais on lui pardonnait tout, à celle-là, en faveur de ce qui flottait d’irréel sur sa bouillie claire : un souffle floral, le poudreux parfum des bleuets que Mandore achetait par bottillons dans la rue, en juillet, pour Jean…

Un petit cube d’agneau grillé passa vite. « Courez, agneau, courez, je vous fais bonne figure, mais descendez en boule dans mon estomac, je ne vous mâcherais pour rien au monde, votre chair bêle encore, et je ne veux pas savoir que vous êtes rose à l’intérieur ! »

– Il me semble que tu manges bien vite, ce soir, Jean ?

La voix de Madame Maman tombait du haut de la pénombre, peut-être de la corniche en plâtre coquillé, peut-être de la grande armoire… Une mansuétude, particulière de Jean concédait à Madame Maman le pouvoir d’atteindre en haut de l’armoire, un climat qui était celui du linge de la maison. Elle y parvient au moyen de l’échelle double, devient invisible derrière le vantail de droite, et redescend chargée de grandes dalles de neige, raillées à même l’altitude. Son ambition se borne à cette récolte. Jean va plus loin, plus haut, s’élance seul vers des cimes candides, pénètre dans une paire impaire de draps, reparaît dans le pli bien cylindré d’une paire paire, – et quelles glissades, et quels vertiges entre les rigides serviettes damassées, et sur telle alpe à rinceaux glacés et bordures grecques, quel grignotage des brins de lavande sèche, de leurs fleurs égrenées, des grosses et crémeuses racines d’iris…

C’est de là qu’il redescend à l’aube, tout raidi de froid, pâle dans son lit, faible et malicieux : « Jean !… Mon Dieu, il se sera encore découvert en dormant ! Mandore, vite une boule chaude ! » Tout bas, Jean s’applaudit d’être toujours rentré à temps, et note, sur une page invisible du carnet caché dans le coin actif et battant de son flanc, qu’il appelle sa « poche de cœur », les péripéties de son ascension, la chute des étoiles et le tintement orangé des cimes touchées par l’aurore…

– Je mange vite, Madame Maman, parce que j’ai faim.

Car il est vieux en toutes ruses, et ne s’agit-il pas qu’aux mots « j’ai faim », Madame Maman rougisse de joie ?

– Si c’est vrai, mon chéri, je regrette de ne te donner pour ton dessert que de la marmelade de pommes. Mais j’ai recommandé à Mandore d’ajouter du zeste de citron et un petit bâton de vanille pour parfumer.

Jean fit front, résolument, à la marmelade de pommes, acide jeune fille de province âgée d’environ quinze ans, qui, comme les autres filles du même âge, n’avait pour le garçon de dix ans que hauteur et dédain. Mais ne les lui rendait-il pas ? N’était-il pas armé contre elle ? Ne boitillait-il pas agilement, en s’appuyant sur le bâton de vanille ? « Toujours trop court, toujours, ce petit bâton », murmura-t-il sur son mode insaisissable…

Mandore revenait, et sa jupe ventrue, à larges rayures, s’enflait d’autant de côtes qu’un melon. En marchant, elle faisait sonner, – pour Jean seul, tzromm, tzromm, – les cordes intérieures qui étaient l’âme même, la riche harmonie de Mandore…

– Vous avez déjà fini votre dîner ? À manger si vite, il vous remontera. Ce n’est pas votre habitude.

Madame Maman d’un côté, Mandore de l’autre, elles se tenaient près de son lit. « Qu’elles sont grandes !… Madame Maman prend peu de place en largeur, dans sa petite robe vin-de-bordeaux. Mais Mandore, outre sa caisse de résonance, s’augmente de deux anses arrondies, les mains à la taille. » Jean défit, résolu, là marmelade de pommes, la dispersa sur l’assiette, la refoula en festons sur le math doré, et encore une fois la question du dîner fut réglée.

Le soir d’hiver était descendu depuis longtemps. En savourant son demi-verre d’eau minérale, l’eau mince, furtive, légère, qu’il croyait verte parce qu’il la buvait dans un gobelet vert pâle, Jean calculait qu’il lui fallait encore un peu de courage pour fermer sa journée de malade. Encore la toilette pour la nuit, les soins minutieux et inéluctables, qui réclamaient l’aide de Madame Maman et même – tzromm, tzromm, – l’assistance sonore et gaie de Mandore ; encore la brosse à dents, les gants-éponge, le bon savon et l’eau tiède, les précautions conjuguées qui préservent les draps de toute mouillure ; encore les tendres inquisitions maternelles…

– Mon petit garçon, tu ne peux pas dormir ainsi, tu as justement la reliure du grand Gustave Doré qui te meurtrit le flanc, et cette nichée de petits volumes partout dans ton lit avec leurs coins pointus… Tu ne veux pas que je rapproche la table ?

– Non, Madame Maman, merci, je suis très bien comme ça…

La toilette finie, Jean luttait contre l’ivresse de la fatigue. Mais il connaissait la limite de ses forces et ne tentait pas d’échapper aux rites qui préparaient la nuit et les prodiges qu’elle pouvait capricieusement engendrer. Il craignait seulement que la sollicitude de Madame Maman ne prolongeât, au-delà de ce qui était possible, la durée du jour, ne ruinât un édifice matériel de volumes, de meubles, un équilibre de lumière et d’ombre, assuré par Jean et révéré, qui lui coûtait ses derniers efforts jusqu’à l’heure extrême de dix heures. « Si elle reste, si elle insiste, si elle veut me soigner encore quand la grande aiguille penchera à droite du XII, je vais me sentir devenir blanc, plus blanc, encore plus blanc, mes yeux s’enfonceront, je ne pourrai même pas répondre les non – merci – très – bien – Madame – Maman – bonsoir, qui lui sont absolument nécessaires et… et… ce sera terrible, elle sanglotera…

Il sourit à sa mère, et la majesté dont le mal gratifie les enfants qu’il frappe naquit dans le pli de flamme de sa chevelure, descendit sur ses paupières, se fixa amèrement sur ses lèvres. C’était l’heure où Madame Maman eût aimé s’abîmer dans la contemplation de son œuvre massacrée et ravissante…

– Bonne nuit, Madame Maman, dit l’enfant très bas.

– Tu es fatigué ? Tu veux que je te laisse ?

Il fit encore un effort, ouvrit grands ses yeux couleur de mer bretonne, manifesta de tous ses traits la volonté d’être beau et dispos, abaissa courageusement ses épaules hautes :

– Est-ce que j’ai l’air d’un garçon fatigué ? Madame Maman, je vous le demande !

Elle ne répondit que d’un signe de tête espiègle, embrassa son fils et partit en emportant ses cris d’amour refrénés ses adjurations jugulées, ses litanies qui imploraient le mal de s’éloigner, de dénouer les entraves des longues jambes faibles, des reins amaigris mais non difformes, de rendre au sang appauvri sa libre course dans les branchages verts des veines…

– J’ai mis deux oranges sur l’assiette. Tu n’as pas besoin que j’éteigne la lampe ?

– Je l’éteindrai moi-même, Madame Maman.

– Mon Dieu, où ai-je la tête ? Nous n’avons pas pris ta température ce soir !

Une brume s’interposa entre la robe grenat de Madame Maman et son fils. Ce soir-là, Jean brûlait de fièvre avec mille précautions, un petit feu couvant au creux de ses paumes, un wou-wou-wou battant dans les conques des oreilles, et des fragments de couronne chaude autour des tempes…

– Nous la prendrons demain sans faute, Madame Maman.

– La poire de la sonnerie est sous ton poignet. Tu es bien sûr que tu ne préférerais pas, pendant les heures où tu es seul, avoir la compagnie d’une veilleuse, tu sais, une de ces jolies veill…

La dernière phrase du mot trébucha dans un pli d’obscurité, et Jean croula avec elle. « C’était pourtant un bien petit pli, se reprochait-il en tombant. Je dois avoir une grosse bosse derrière le cou. J’ai l’air d’un zébu. Mais z’ai bu, oui, z’ai bien vu que Madame Maman n’a rien bu, non, n’a rien vu tomber. Elle était bien trop occupée de tout ce qu’elle emporte le soir dans sa jupe en me quittant, ses petites prières, les remarques qu’elle doit communiquer au médecin, le grand chagrin que je lui fais en ne voulant personne près de moi, la nuit… Tout ça, qu’elle emporte dans sa jupe relevée, et qui déborde et qui roule sur le tapis, pauvre Madame Maman… Comment lui faire comprendre que je ne suis pas malheureux ? Il paraît qu’un garçon de mon âge ne peut ni vivre couché, ni être pâle et privé de ses jambes, ni souffrir, sans être malheureux. Malheureux… je l’étais encore quand on me promenait dans une voiture… Une pluie de regards m’inondait. Je me rétrécissais pour en recevoir un peu moins. Une grêle de « Qu’il est joli ! » et de « Comme c’est dommage ! » me prenait pour cible… Maintenant, je n’ai pour malheurs que les visites de mon cousin Charlie, ses genoux écorchés, ses souliers à clous, et ce mot « boy-scout » moitié acier, moitié caoutchouc, dont il m’écrase… Et cette jolie petite fille qui est née le même jour que moi, qu’on appelle tantôt ma sœur de lait, tantôt ma fiancée. Elle travaille la danse.

Elle me voit couché, alors elle se dresse sur le bout de ses orteils, et dit : « Regarde comme je fais des pointes. » Mais ce sont des taquineries. Une heure vient, le soir, où les taquineries s’endorment. Voici l’heure où tout est bien.

Il éteignit la lampe et regarda paisiblement monter autour de lui sa compagnie nocturne, le chœur des formes et des couleurs. Il attendit l’éclosion symphonique, et la foule que Madame Maman nommait sa solitude. Il retira de dessous son bras la poire de la sonnette, jouet de malade en émail clair-de-lune, et la posa sur la table de chevet. « Maintenant, éclaire ! » commanda-t-il.

Elle n’obéit pas tout de suite. La nuit extérieure n’était pas si noire qu’on ne distinguât, balancée derrière une des vitres, l’extrême branche d’un marronnier du boulevard, défeuillée, qui demandait secours. Sa pointe renflée affectait la forme d’un débile bouton de rose. « Oui, tu vas encore chercher à m’apitoyer en me disant que tu es le bourgeon de la saison prochaine. Tu sais pourtant combien je suis dur à tout ce qui me parle de l’an prochain. Reste dehors. Disparais. Sombre ! Comme dirait mon cousin : joues-en un air… »

Sa pureté se dressa de toute sa hauteur, flétrit d’une flétrissure de plus ce cousin aux genoux écorchés et violâtres, et son vocabulaire émaillé de « Et comment, je mets les bâtons, très peu pour moi, ah ! mince ! » et surtout de « pensez ! » et de « je comprends ! », comme si pensée et pénétration eussent pu ne pas fuir épouvantées, de toutes leurs pattes délicates de grillons savantissimes, un tel garçon chaussé de clous et de boue sèche…

À la vue seule du cousin Christian, Jean essuyait ses doigts à son mouchoir, comme pour les débarrasser d’un sable grossier. Car Madame Maman et Mandore, interposées entre l’enfant et la laideur, l’enfant et les verbes outrageants, l’enfant et les lectures de basse sorte, lui avaient donné de ne connaître et chérir que deux luxes : la délicatesse et la souffrance. Protégé, précoce, il s’était emparé promptement des hiéroglyphes de la typographie, allant aussi follement au travers des livres qu’à chevaucher les muées, forcer les paysages inscrits sous les surfaces polies, ou rassembler autour de lui ce qui, pour tels privilégiés, peuple secrètement l’air.

Il ne se servait guère du stylo d’argent gravé de ses initiales, depuis le jour où sa véloce et mûre écriture avait ému de surprise et pour ainsi dire offensé le médecin aux mains froides : « Est-ce là l’écriture d’un jeune enfant, Madame ? – Oui, oui, docteur, mon fils a une écriture très formée… » Et les yeux de Madame Maman, anxieux, s’excusaient : « Ce n’est pas dangereux, docteur, au moins ? »

Il se retenait aussi de dessiner, craignant les trahisons, la loquacité d’un croquis, car, ayant esquissé le portrait de Mandore avec tout son clavier de résonances intérieures, la silhouette d’une pendule d’albâtre à quatre colonnes en pleine action, – rude galopeuse ! – le chien Riki aux mains du coupeur de cheveux et coiffé, comme Jean lui-même, « à l’Aiglon », Jean, effrayé de la ressemblance de ses essais, avait prudemment déchiré ses premières œuvres.

– Vous n’aimeriez pas un album, mon jeune ami, et des crayons de couleur ? C’est un jeu distrayant, et bien de votre âge. » À la suggestion qu’il jugea extra-médicale, Jean ne répondit que par un regard serré entre ses cils, un grave et viril regard qui mesurait le médecin donneur de conseils : « Ce n’est pas mon gentil coupeur de cheveux qui se permettrait de pareils propos ! » Il ne pardonnait pas au médecin d’avoir osé un jour le questionner, hors de la présence maternelle : « Et pourquoi diable appelez-vous votre mère madame ? » Le regard mâle et courroucé, la faible voix musicale s’étaient mis d’accord pour répondre : « Je ne pensais pas que le diable eût à se mêler de cela. »

Le gentil faucheur de cheveux s’acquittait autrement de sa mission, et contait à Jean sa vie dominicale. Tous les dimanches, il pêchait à la ligne, autour de Paris. D’une volte étincelante de ses ciseaux, il enseignait le geste qui dépêche au loin le bouchon et l’appât, et Jean fermait les yeux sous la fraîcheur des gouttes d’eau, épanouies en roues quand, victorieusement, le pêcheur relevait sa ligne chargée…

– Quand vous serez guéri, monsieur Jean, je vous emmène avec moi au bord de la rivière…

– Oui, oui, acquiesçait Jean, les yeux fermés…

« Quel besoin ont-ils tous de me guérir ? Je suis au bord de la rivière. Que ferais-je d’un chevesne-comme-voilà-ma-main et d’un brocheton-comme-voilà-votre-coupe-papier ?

Gentil coupeur de cheveux, racontez-moi encore…

Et il écoutait l’histoire des papillons crépusculaires, collés sous l’arche d’un petit pont, appâts impromptus qui avalent capturé « un wagon » de truites, moyennant un bâton de coudrier coupé dans la haie et trois bouts de ficelle noués l’un à l’autre…

Sur l’accompagnement agaçant et frais des ciseaux gazouilleurs, le récit commençait :

– Vous vous en allez jusqu’à un méchant bras de rivière large comme-voilà-ma-cuisse, qui s’élargit à la traversée du pré. Vous voyez deux-trois saules ensemble, et un peu de taillis : c’est là…

« C’est là, répétait Jean en lui-même. Je sais bien que c’est là… »

Autour des deux-trois saules, Jean avait transplanté, dès le premier jour, les grands épis de l’aigremoine eupatoire, extirpés du grand Album botanique, et les chanvres à fleurs roses, qui attirent et endorment les papillons et les enfants fatigués. La tête monstrueuse et élaguée du plus vieux saule, sous sa couronne de convolvulus blancs, grimace pour Jean seul. Un saut de poisson crève la peau miroitante de la rivière, deux sauts de poisson… Le gentil coiffeur, occupé à son appât, les a entendus et se retourne :

– I’s’moquent de moi, ceux-là !… Mais je les aurai.

– Non, non, proteste Jean, c’est moi qui ai jeté deux petits cailloux dans l’eau…

La rainette chante, l’après-midi imaginaire passe…

« La rainette chante, rêve Jean quand elle s’écrit avec un a et qu’elle est assise invisible sur son radeau de nénuphar.

L’autre reinette, la grise, pend toute ronde au bout d’une branche de pommier, et elle ne chante pas…

Le faucheur de toison blonde, la rivière et le pré s’effaçaient comme un songe, laissant sur le front de Jean un parfum banal et doux, une houppe ondulée de cheveux blonds… Jean, éveillé, écoutait un chuchotement, venu du salon, un long colloque bas entre Madame Maman et le docteur, d’où s’échappait un mot qui venait, frétillant et crépu, retrouver Jean, le mot « crise ». Parfois, il entrait cérémonieux, féminin, paré pour la distribution des prix, un h sur l’oreille, un y au corsage : Chryse, Chryse Saluter. « Vraiment ? Vraiment ? », disait la voix pressante de Madame Maman. « J’ai dit : peut-être… » répliquait la voix du docteur, une voix mal d’aplomb sur un pied, et vacillante. « Une crise salutaire, mais dure… » Chryse Saluter-Médure, jeune créole de l’Amérique tropicale, gracieuse dans sa robe de lingerie blanche à volants…

La subtile oreille de l’enfant recueillait aussi le nom d’une autre personne, qu’il convenait sans doute de tenir secret. Un nom incomplet, quelque chose comme Alyzie Effanti Lysie Infantil, et il avait fini par croire qu’il s’agissait d’une petite fille accablée, elle aussi, d’immobilité douloureuse, dotée de deux longues jambes inutiles, et de qui l’on pariait à l’écart pour qu’il ne fût pas jaloux…

Obtempérant à l’ordre reçu, la branche extrême du marronnier et son message du printemps à venir avaient naufragé dans la nuit. Quoique Jean l’en eût requise une seconde fois, la sonnette en forme de poire n’illuminait pas, de son feu opalin et mollement délimité, la table de chevet porteuse d’eau minérale, de jus d’orange, du grand coupe-papier chromé qui couvait une aurore alpestre, de la montre myope au cristal bombé et du thermomètre… Aucun livre sur la table n’attendait le choix de Jean. Les textes imprimés, quel que fût leur format et leur poids, dormaient clos, veillaient ouverts dans la même couche que l’enfant malade. Une grande tuile de reliure, au pied du lit, pesait parfois sans qu’il s’en plaignît sur ses jambes qu’une vie avare irriguait.

De ses bras restés valides, il tâtonna autour de lui, ramena quelques tomes brochés, haillonneux et tièdes. Un volume ancien darda, de dessous l’oreiller, sa corne amicale. Les brochés, tassés en coussin, prirent leur place contre une petite hanche de garçonnet maigre, et la tendre joue enfantine se pressa contre la reliure de veau blond, qui datait d’un siècle. Sous son aisselle, Jean vérifia la présence d’un dur compagnon favori, un volume trapu comme un pavé, bougon, robuste, qui trouvait le lit trop doux et s’en allait généralement finir sa nuit par terre, sur le tapis de chèvre blanche.

Angles des cartonnages, salières, vallons et sinus d’une fragile anatomie s’emboîtaient de bonne amitié. La meurtrissure passagère faisait prendre patience à la douleur chronique. Certains petits supplices volontaires, infligés entre l’oreille et l’épaule par le veau blond cornu, déplaçaient, amendaient les tourments qu’enduraient la même région et le misérable petit dos, ailé d’omoplates saillantes… « Qu’as-tu là ? disait Madame Maman, c’est comme un coup. Je n’arrive pas à comprendre, vraiment… » De bonne foi, l’enfant meurtri cherchait, un moment, puis se répondait en lui-même : « Là… Mais oui, voyons… C’est cet arbre, que je n’ai pas évité… C’est ce petit toit, auquel je m’accoudais pour voir rentrer les moutons… C’est ce gros râteau, qui m’est tombé sur la nuque, pendant que je buvais à la fontaine… Encore heureux que Madame Maman n’ait pas vu au coin de mon œil la petite entaille, la trace du bec de l’hirondelle que j’ai heurtée en l’air… Je n’ai pas eu le temps de l’éviter, elle était dure comme une faux. Il est vrai que c’est si petit, un ciel… »

La rumeur de ses nuits montait, attendue, sinon familière, variable selon le songe, la faiblesse, la fièvre, la fantaisie d’une journée que Madame Maman croyait tristement pareille aux autres journées. Ce nouveau soir ne ressemblait en rien à la soirée d’hier. L’obscurité est riche de noirs sans nombre. « Le noir est tout violet, cette nuit. J’ai si mal dans…, dans quoi ? Dans le front. Non, qu’est-ce que je dis ? C’est toujours mon dos… Mais non, c’est un poids, deux poids qui sont pendus à mes hanches, deux poids en forme de pomme de pin comme ceux de la comtoise de la cuisine. Éclaireras-tu, toi, à la fin ?

Pour intimer un ordre à la poire d’émail, il prit appui, de la tempe, sur la reliure de cuir blond, et frémit de la trouver si froide : « Si elle est glacée, c’est que je brûle. » Aucune lueur ne coulait du fruit d’émail sur la table de chevet. « Qu’a-t-elle ? Et qu’ai-je donc, pour que déjà la porte d’entrée, cet après-midi, m’ait résisté ? » Il étendit la main dans l’air nocturne et peuplé, trouva sans tâtonner le fruit ténébreux. Changeant capricieusement de source, la lumière s’éveilla sur la grosse face myope de la montre sphérique. « De quoi te mêles-tu ? » murmura Jean. « Contente-toi de savoir dire l’heure. »

La montre mortifiée s’éteignit, et Jean poussa le soupir de la puissance satisfaite. Mais de ses flancs durcis il n’obtint qu’un gémissement. Aussitôt un vent qu’il reconnut entre tous, le vent qui rompt les pins, échevèle les mélèzes, couche et élève les dunes, se mit à mugir, emplit ses oreilles, et les images, interdites au songe banal, qui ne franchit pas la frange des paupières closes, s’insurgèrent, voulurent bondir libres, mettre à profit la chambre illimitée. Les unes, bizarrement horizontales, quadrillaient la foule verticale de celles qui s’étaient dressées d’un trait. « Des visions écossaises », pensa Jean.

Son lit tremblait légèrement, ébranlé par la vibrante ascension de la Grande Fièvre. Il se sentit allégé de trois ou quatre années, et la peur, qu’il ne connaissait presque pas, le sollicita. Il faillit appeler : « À l’aide, Madame Maman ! On emporte votre petit garçon ! »

Ni dans ses chevauchées, ni dans le riche domaine des sons les plus étranges, – sons bossus porteurs d’ampoules résonnantes sur leurs têtes, sur leurs dos de hannetons, sons pointus à museaux de langoustes, – nulle part Jean n’avait vu, subi, formé pareil essaim, que l’ouie comme une bouche dégustait, que l’œil épelait douloureux et épris. « Au secours, Madame Maman ! Aidez-moi ! Vous savez bien que je ne peux pas marcher ! Je ne sais que voler, nager, rouler de nuage en nuage… » Au même moment, quelque chose d’indicible, d’oublié, s’émouvait dans son corps, très loin, à des distances infinies, tout au bout de ses jambes inutiles, un désordre de fourmis clairsemées et perdues. « À l’aide, Madame Maman ! »

Mais une autre âme, dont les décisions ne dépendaient ni de l’impotence, ni des bienfaits maternels, fit un signe hautain qui imposait le silence. Une contrainte féerique maintint Madame Maman au-delà de la cloison, dans le lieu où elle attendait, modeste et anxieuse, d’être aussi grande que son petit garçon.

Il ne cria donc pas. Aussi bien les inconnus, les fabuleux étrangers déjà commençaient leur rapt. Surgissant de toutes parts, ils lui versèrent la brûlure et le gel, le supplice mélodieux, la couleur comme un pansement, la palpitation comme un hamac, et tourné déjà pour s’enfuir immobile vers sa mère, il opta soudain et se jeta, au gré de son vol, à travers les météores, les brumes, les foudres qui moelleux l’accueillirent, se refermèrent, se rouvrirent, et tout près d’être parfaitement heureux, ingrat et gai, épanoui dans sa solitude d’enfant unique, ses privilèges d’infirme et d’orphelin, il perçut qu’un petit bris triste, cristallin, le séparait d’un bonheur dont il avait encore à apprendre le beau nom concave et doré : la mort. Un petit bris triste et léger, venu peut-être d’une planète à jamais quittée… Le son clair et chagrin, lié à l’enfant qui devait mourir, montait si fidèle que l’évasion éblouissante cherchait en vain à le distancer.

Peut-être son voyage dura-t-il longtemps. Mais délivré du sens de la durée, il ne jugeait que de sa variété. Souvent il crut suivre un guide, indistinct et lui-même égaré. Alors il gémissait de ne pouvoir assumer une responsabilité de pilote, et il entendait son propre gémissement d’orgueil abaissé, ou de fatigue telle qu’il abandonnait son périple, quittait le sillage d’une rafale fusiforme, et se réfugiait recru dans un coin.

Là, le prenait l’angoisse d’habiter un pays sans coin, sans substances anguleuses, un courant glacial d’air obscur, une nuit au sein de laquelle il n’était plus qu’un garçonnet perdu et en pleurs. Puis il se dressait sur de nombreuses jambes soudain multipliées, promues au grade d’échasses, qu’une douleur tranchante fauchait par fagots cliquetants. Puis tout sombrait, le vent aveugle l’informait seul de la rapidité de sa course.

En passant d’un continent familier à une mer inconnue, il surprenait quelques mots d’une langue qu’il s’étonnait de comprendre :

– Le bruit du gobelet brisé m’a réveillée…

– Madame voit qu’il claque des lèvres, Madame ne croit pas qu’il veut boire ?

Il eût aimé savoir le nom de cette voix. “Madame… Madame… Quelle Madame ?… » Mais déjà la vitesse buvait les paroles et leur souvenir.

Par une nuit pâle, à la faveur d’un arrêt dont ses tempes vibrèrent, il cueillit ainsi quelques syllabes humaines et voulut les redire. L’arrêt brusque l’avait mis douloureusement en face d’un objet rêche, consistant, interposé entre deux mondes nobles et inhabités. Un objet sans destination, rayé finement, hérissé de très petits pois, et mystérieusement complice – il le découvrit après – d’horribles mon-jeune-ami. « C’est une… je sais… une… manche… » Aussitôt il se rejeta ailé, tête basse, parmi le rassurant chaos.

Une autre fois, il vit une main. Munie de doigts fluets, la peau un peu gercée et les ongles tachés de blanc, elle repoussait une masse merveilleuse, qui accourait zébrée du fond de l’horizon. Jean se mit à rire. « Pauvre petite main, la masse n’en fera qu’une bouchée, pensez, une masse toute rayée noire et jaune, et qui a l’air si intelligente ! » La petite main faible luttait, tous ses doigts écartés, et les zébrures parallèles commençaient à se distendre, à diverger et ployer comme des barreaux mous. Un grand hiatus s’ouvrit entre elles et avala la main fragile, que Jean se prit à regretter. Ce regret retardait son voyage, et d’un effort il s’élança de nouveau. Mais il emportait le regret, assimilable au tintement tenace d’un gobelet brisé autrefois, très longtemps auparavant. Dès lors, et quels que fussent les remous, les abîmes qui berçaient un vertige inoffensif, son voyage fut troublé par des échos, des sons de pleurs, un soucieux essai de ce qui ressemblait à une pensée, par un attendrissement importun.

Un aboiement sec déchira soudain les espaces, et Jean murmura : « Riki… » Au loin il entendit une sorte de sanglot qui répétait : « Riki ! Madame, il a dit Riki ! » Un autre bégaiement redit : « Il a dit Riki… Il a dit Riki… »

Une petite force frémissante et dure, dont il perçut la double préhension sous ses aisselles, sembla vouloir le hisser vers une cime. Il s’en trouva meurtri, et grommela. S’il avait pu transmettre ses instructions à la petite force et à ses angles, il lui eût enseigné qu’on ne traite pas ainsi un voyageur de marque, qu’il est pour lui des véhicules immatériels, des coursiers non ferrés, des traîneaux chargés de tracer sur l’arc-en-ciel des ornières septicolores… Qu’il n’acceptait d’être molesté que par des… des éléments dont la nuit seule déchaîne et contrôle la puissance… Que par exemple le ventre d’oiseau, qui vient de se poser au long de sa joue, n’a aucun droit… Et d’ailleurs ce n’est pas un ventre d’oiseau, puisqu’il n’est pas emplumé, mais seulement borné par une mèche de long pelage… « Ce serait, pensa-t-il, une joue, s’il était dans l’univers une autre joue que la mienne… Je veux parler, je veux renvoyer cette… cette fausse joue… Je défends qu’on me touche, je défends… »

Pour assumer la force de parler, il aspira l’air par ses narines. Avec l’air pénétra le prodige, l’enchantement de la mémoire, l’odeur d’une chevelure, d’un épiderme qu’il avait oubliée de l’autre côté du monde, et que précipitait en lui un courant de souvenir torrentiel. Il toussa, luttant contre la montée de ce qui nouait sa gorge, étanchait une soif tapie au coin desséché de ses lèvres, salait ses paupières débordantes et lui voilait, miséricordieusement, son retour au dur lit d’atterrissage… Sur une étendue sans nom une voix dit, répercutée à l’infini : « Il pleure… mon Dieu, il pleure… » La voix sombra dans une sorte d’orage d’où surgissaient des syllabes disjointes, des hoquets, des appels à quelqu’un de présent, de caché… « Vite, vite, venez ! »

« Que de bruit, que de bruit », pensait l’enfant avec blâme. Mais de plus en plus il serrait inconsciemment sa joue contre la surface douce, lisse, limitée par une chevelure, et il buvait sur elle une amère rosée, versée perle à perle… Il détourna sa tête, rencontra en route un val étroit, un nid moulé juste à sa mesure. Le temps de nommer en lui-même « l’épaule de Madame Maman », et il y perdit connaissance, ou bien il s’y endormit.

Il revint à lui pour entendre sa propre voix, légère, un peu moqueuse : « D’où donc venez-vous, Madame Maman ? »

Rien ne lui répondit, mais le délice d’un quartier d’orange, glissé entre ses lèvres, lui rendit sensibles le retour, la présence de celle qu’il cherchait. Il la sut inclinée sur lui, dans cette attitude soumise qui lui ployait la taille, lui fatiguait le dos.

Vite épuisé, il se tut. Mais déjà mille soucis l’assaillaient et il vainquit sa faiblesse pour contenter le plus urgent : « Vous avez changé mon pyjama, Madame Maman, pendant que je dormais ? Quand je me suis couché, hier, j’en avais un bleu et celui-ci est rose… »

– Madame, ce n’est pas croyable ! Il se souvient qu’il avait un pyjama bleu, la première nuit où…

Il négligea le reste de la phrase que venait de chuchoter une grosse voix chaude et s’abandonna à des mains qui lui retiraient son vêtement humide. Des mains aussi adroites que des vagues, entre lesquelles il se berçait sans poids ni dessein…

– Il est trempé… Roulez-le dans le grand peignoir, Mandore, sans lui passer les manches.

– Le calo marche bien, Madame, n’ayez crainte. Et je lui ai mis une boule chaude toute fraîche. Il est tout mouillé, ma foi…

« Si elles savaient d’où je viens… On serait mouillé à moins… », pensait Jean. « Je voudrais bien me gratter les jambes ou bien qu’on m’ôte ces fourmis… »

– Madame Maman…

Il recueillit le mutisme, l’immobilité vigilante qui étaient la réponse de Madame Maman aux aguets :

– Voudriez-vous, s’il vous plaît… me gratter un peu les mollets, parce que ces fourmis…

Du fond du silence, quelqu’un murmura, avec un respect étrange :

– Il sent des fourmis… Il a dit les fourmis…

Serré dans le peignoir trop grand, il tenta de hausser les épaules. Mais oui, il avait dit les fourmis. Qu’y avait-il d’étonnant à ce qu’il eût dit Riki et les fourmis ? Une rêverie le porta, allégé, aux confins de la veille et du sommeil, le frôlement d’une étoffe l’en ramena. Entre ses cils il reconnut la manche haïssable, toute proche, les chevrons bleus, les petits poils de laine, et son ressentiment lui rendit des forces. Il refusa d’en voir davantage, mais une voix vint ouvrir ses paupières fermées, une voix qui disait : « Eh bien, mon-jeune-ami… »

« Je le chasse, je le chasse !… », cria Jean en lui-même. « Lui, sa manche, son mon-jeune-ami, ses petits yeux je les maudis, je les chasse ! » Il s’exténuait d’irritation, et haletait.

– Eh bien, eh bien… Qu’est-ce qu’il y a ? Voilà bien du mouvement… Là… Là…

Une main se posa sur la tête de Jean. Impuissant à se révolter, il espéra foudroyer, d’un coup d’œil, l’agresseur. Mais il ne trouva, assis sur la chaise de chevet réservée à Madame Maman, qu’un brave homme un peu lourd, un peu chauve, dont les yeux, en croisant les siens, se mouillèrent :

– Mon petit, mon petit… C’est vrai que vous avez des fourmis dans les jambes ? C’est vrai ? C’est bien gentil ma foi, c’est bien gentil… Vous ne boiriez pas un demi-verre de limonade ? Vous ne suceriez pas une cuillerée de sorbet au citron ? Une gorgée de lait coupé ?

La main de Jean s’abandonna à de gros doigts très doux, une paume tiède. Il murmura un acquiescement confus, dont il ne discernait pas lui-même s’il s’excusait, s’il souhaitait le sorbet, le breuvage, le lait « coupé »… Pâli jusqu’au gris défaillant entre un large cerne et les sourcils sombres, son regard saluait deux petits yeux d’un bleu gai, clignotants, humides, tendres…

* * *

Le reste du temps nouveau ne fut qu’une suite de moments désordonnés, une mêlée de sommeils, brefs, longs, hermétiques, de sursauts précis et de frissons vagues. Le brave médecin se dissipa dans une fête de ha-ham, ha-ham, de grosse toux satisfaite, de « Chère Madame, à la bonne heure ! Nous voilà sauvés ! » tous vacarmes tellement joyeux que Jean, s’il n’eût fondu de nonchalance, se fût enquis de ce qui arrivait d’heureux dans la maison.

Les heures passaient inexplicablement, jalonnées de fruits dans leur gelée, de lait vanillé. Un œuf à la coque souleva son petit couvercle, découvrit son jaune de bouton d’or. La fenêtre, entrebâillée, laissa passer un souffle capiteux, un vin de printemps…

Le gentil coupeur de cheveux n’avait pas encore licence de revenir. Des cheveux de fillette descendaient sur le front, sur le cou de Jean, et Madame Maman se risqua à les nouer d’un ruban rose, que son fils rejeta d’un geste de garçon offensé…

Derrière la vitre, le rameau de marronnier enflait jour à jour ses bourgeons façonnés en boutons de roses, et tout le long des jambes de Jean couraient des fourmis armées de petites mandibules pinçantes. « Cette fois, j’en tiens une, Madame Maman ! Mais il ne pinçait que son épiderme transparent, et la fourmi fuyait à l’intérieur d’un arbre de veines couleur d’herbe printanière. Au huitième jour des temps nouveaux, une grande écharpe de soleil, en travers de son lit, l’émut plus qu’il ne put le supporter et il décida que le soir même la fièvre quotidienne lui rendrait ce qu’il attendait en vain depuis une semaine, ce que la profonde fatigue et les sommeils, taillés à même un bloc de noir repos, écartaient de lui : ses compagnons sans visage, ses chevauchées, les firmaments accessibles, sa sécurité d’ange en plein vol…

– Madame Maman, s’il vous plaît, je voudrais mes livres.

– Mon chéri, le docteur a dit que…

– Ce n’est pas pour les lire, Madame Maman, c’est pour qu’ils se rhabituent à moi…

Elle ne dit mot et rapporta avec appréhension les tomes haillonneux, le gros pavé mal relié le veau blond doux comme une peau humaine, une Pomologie peinte de fruits joufflus, le Guérin tacheté de lions à faces plates, d’ornithorynques, survolé par des coléoptères grands comme des îles…

Le soir venu, lesté d’aliments enchanteurs auxquels il accordait l’intérêt, l’avidité des enfants ressuscités, il feignit que le sommeil le terrassât, murmura des souhaits, une vague et malicieuse chanson qu’il avait improvisée récemment. Ayant guetté le départ de Madame Maman et de Mandore, il prit le commandement de son radeau d’in-folio et d’atlas et s’embarqua. Une jeune lune, derrière la branche de marronnier, dénonçait que les bourgeons, par la grâce de la saison, allaient s’ouvrir en feuilles digitées.

Il s’assit sans aide sur son lit, remorquant, encore pesantes, ses jambes parcourues de fourmis. Au fond de la fenêtre, dans l’eau céleste de la nuit, baignaient ensemble la lune courbe et le reflet indistinct d’un enfant aux longs cheveux, à qui il adressa un signe d’appel. Il leva un bras, et l’autre enfant répéta docilement son geste de sommation. Un peu enivré de puissance et de merveilles, il convoqua ses commensaux des heures cruelles et privilégiées, les sons visibles, les tangibles images, les mers respirables, l’air nourricier, navigable, les ailes qui défient les pieds, les astres rieurs…

Il convoqua surtout certain petit garçon fougueux qui éclatait secrètement de gaieté en quittant la terre, abusait Madame Maman et la tenait, maître de sa douleur comme de ses joies, prisonnière de cent tendres impostures…

Puis il attendit, mais rien ne vint. Rien ne vint cette nuit-là, ni les suivantes, rien, jamais plus. Le paysage de neiges rosées avait déserté le coupe-papier de nickel, et jamais plus Jean ne planerait dans une aube couleur de pervenche, entre les cornes aiguës et les beaux yeux bombés d’un troupeau bleu de rosée… Plus jamais Mandore jaune et brune ne retentirait de toutes les cordes – tzromm, tzromm – bourdonnant sous sa vaste robe sonore. L’alpe damassée, amoncelée dans la grande armoire, se pouvait-il qu’elle refusât désormais, à un enfant bientôt valide, les prouesses qu’elle consentait à un garçonnet impotent, sur les pentes des glaciers imaginaires ?

Un temps veut qu’on s’applique à vivre. Un temps vient de renoncer à mourir en plein vol. D’un signe Jean dit adieu à son reflet aux cheveux d’ange, qui lui rendit son salut du fond d’une nuit terrestre et sevrée de prodiges, la seule nuit permise aux enfants dont la mort s’est dessaisie et qui s’endorment consentants, guéris et désappointés.

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