Antoine, qui revient à pied du quartier Rochechouart, se sent morne pour deux raisons : d’abord parce qu’il dégèle et que, du pavé gras, fume une vapeur à goût de torchon mouillé ; ensuite, parce que son chef agacé, l’a traité de « luthier pour momies… ».
En proie à des pensers navrants, Antoine est rentré sans tumulte, n’a pas chanté dans l’antichambre, n’a pas fait choir les parapluies suspendus aux patères de l’entrée… Il pousse la porte du salon avant que rien l’y ait annoncé et s’arrête, surpris : Minne est là, endormie sur le canapé blanc à bouquets…
Endormie ? pourquoi endormie ? Elle a posé son chapeau sur la table, jeté ses gants dans une jardinière, et son manchon, roulé à ses pieds, semble un chat accroupi dans l’ombre…
Endormie… cela ressemble si peu à Minne ce désordre insolite, ce sommeil de vaincue !… Il s’approche davantage : elle dort, la tête appuyée au dossier sec, et le pur métal de ses cheveux a coulé un peu sur son épaule… il se penche, le cœur battant, ému d’être là, vaguement pénétré de crainte et de honte, comme s’il ouvrait une lettre volée… Cette enfant qu’il adore, comme elle sommeille tristement ! Les sourcils se plissent, la bouche détendue s’abaisse aux coins, et les narines délicates, dilatées, respirent tout à coup plus fort… Ce navré visage aveugle va-t-il fondre en larmes ?
« Qu’a-t-elle de changé ? songe Antoine avec angoisse ! ce n’est plus la même Minne… D’où vient-elle, si fatiguée et si triste ? Son sommeil est désolé, et je ne l’ai jamais sentie si loin de moi. Est-ce qu’elle va recommencer à mentir ?… »
C’est un mensonge déjà, que cet assoupissement harassé, cet autre visage qu’elle ne lui montre jamais… Il recule d’un pas. Minne a remué. Ses mains tressaillent faiblement, comme les pattes des chiens qui courent en rêve, et elle s’assied en sursaut, effarée :
– C’est vous ? quoi donc ? c’est vous ?
Antoine la regarde profondément :
– C’est moi, Minne. Je rentre à l’instant. Tu dormais… Pourquoi me dis-tu vous ?
Minne, si pâle, s’empourpre jusqu’aux cheveux et aspire l’air, un grand coup :
– Ah ! c’est toi ! quel mauvais rêve !…
Antoine s’assied près d’elle encore étreint de doute et de malaise :
– Raconte ton mauvais rêve ?
Elle sourit, de son féminin et audacieux sourire, en secouant sa mèche blonde défaite :
– Merci ! pour me faire peur !
– Je te rassurerai, ma Minne, dit Antoine, en la prenant toute dans son grand bras.
Mais elle rit et s’échappe, frissonnante, et danse pour se réchauffer, pour s’éveiller, pour oublier la menaçante image que faisait, dans son rêve, un corps d’adolescent, nu et blond, étendu sans vie sur un tapis rouge…
* * *
Aujourd’hui, c’est dimanche, un jour qui détraque la semaine, différent des autres jours. Le dimanche, Antoine – qui croit aimer la musique depuis qu’il reconstitue des barbytos – emmène Minne au concert.
Minne ne saurait pas dire, vraiment, pourquoi elle est plus frileuse le dimanche. Elle arrive au concert, claquant des dents, et la musique ne la réchauffe guère, parce qu’elle l’écoute trop. Elle l’écoute, penchée, les mains jointes dans son manchon, attentive à regarder le chef d’orchestre, comme si le geste de Chevillard ou de Colonne allait enfin lever le rideau d’un spectacle mystérieux qu’on devine derrière la musique, et qu’on ne voit jamais… « Mon Dieu, soupire Minne, pourquoi rien n’est-il jamais parfait ? On attend, on attend, c’est comme une envie de pleurer qu’on a par tout le corps, et… rien n’arrive !… »
Pour ce gris dimanche de dégel, Minne se pare d’une robe grise, en velours couleur d’argent terni, et d’une étole de renard noir. Sous le chapeau couronné de plumes sombres, ses cheveux rayonnent, emboîtant la nuque d’un casque serré en or poli. Debout dans le cabinet de toilette, multipliée par la glace d’un miroir Brot, Minne s’avoue satisfaite :
« Je réalise assez bien l’idée qu’on se fait de la femme du monde. »
Puis, elle s’en va taquiner son mari, car sa propre perfection la rend volontiers autoritaire. Il s’habille dans une petite pièce, installée à la diable à côté de son bureau-fumoir : Minne ne tolère pas auprès d’elle des « affaires d’homme » qui sont noires, rudes à toucher, ni des dessous masculins. « Si, au moins, dit-elle, on pouvait mettre des rubans aux caleçons et aux gilets de flanelle, pour que ça fasse joli quand on ouvre une armoire !… »
Antoine est en train de s’habiller, formé par le collège à une célérité silencieuse.
– Allons, Antoine, allons ! gronde la petite fée en argent.
Il tourne vers elle une figure barbue et préoccupée, des yeux noirs et blancs de bon rastaquouère :
– Tiens, Minne, mets-moi donc le bouton de ma manchette gauche.
– Je ne peux pas, j’ai mes gants.
– Tu pourrais en ôter un…
Il n’insiste pas davantage, mais la même préoccupation revient peser sur ses sourcils. Minne s’admire dans le miroir incliné d’une vieille psyché reléguée dans ce coin, et qu’elle ne consulte jamais : il y a toujours quelque chose de nouveau à apprendre dans une glace inconnue…
Elle chante soudain, de sa voix de petite fille, aiguë et pure :
J’ai du di,
J’ai du bon,
J’ai du dénédinogé,
J’ai du zon, zon, zon,
J’ai du tradéridera ;
J’ai du ver-t-et-jaune,
J’ai du vi-o-let,
J’ai du bleu teindu,
J’ai de l’orangé !
Antoine s’est retourné, saisi :
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Ça ? c’est une chanson.
– Où l’as-tu apprise ?
Elle cherche, un doigt sur la tempe et se rappelle tout à coup que son premier amant, l’interne des hôpitaux, chantait cette paysannerie sur un pas d’obscène fantasia. Le souvenir l’amuse, et elle éclate de rire :
– Je ne sais pas. Quand j’étais petite… Peut-être dans la cuisine, avec Célénie ?
– Ça m’étonne, dit Antoine avec plus de sérieux que n’en comporte l’incident. Je l’ai connue autant que toi, Célénie…
Minne lève une main insouciante :
– Possible… Tu sais qu’il va être deux heures, et que c’est terrible pour avoir une voiture, le dimanche ?
* * *
Dans le fiacre, Antoine ne parle guère, froncé d’un malaise qu’il n’explique pas, et Minne s’avise de le réconforter, de le conseiller :
– Mon pauvre garçon, si tu as besoin de deux jours pour te remettre, chaque fois qu’on blaguera ton… chose… barbytos… qu’est-ce que tu feras dans la vie ? Il faut bien que quelque chose cloche, va ! et si tu n’as jamais d’autres catastrophes dans ton existence !…
Elle soupire, si comiquement et maternellement désabusée que la morose humeur d’Antoine se fond en chaude tendresse et qu’il a recouvré, en gravissant l’escalier du Châtelet, l’agressif orgueil de tout homme qui promène à son bras une très jolie créature.
– Regarde, Antoine, Irène Chaulieu… là, dans une loge, avec son mari…
– Et avec Maugis. Est-ce qu’il lui ferait la cour ?
– La belle affaire ! dit Minne impertinente. Il me la fait aussi, à moi !
– Non ?
– Parfaitement ! L’autre soir, chez les Chaulieu, si j’avais voulu…
– Pas si haut, donc ! Tu as une façon de parler bas !… Alors, Maugis a osé te… te…
– Oh ! Antoine, je t’en supplie, pas de scène conjugale ici, surtout à cause de Maugis ! ça n’en vaut pas assez la peine… Et puis, tais-toi, voilà Pugno qui s’installe.
Il se tait. Au fond il s’en fiche, de Maugis. Son malaise, récent, dépend de Minne, de Minne seule. Il pense bien, mon Dieu, il est sûr que Minne ne fait pas de bêtises ; il a peur seulement qu’elle ne recommence à mentir pour le plaisir de mentir, qu’elle ne cultive de nouveau ce jardin pervers, féerique, mal connu, où erra toute son enfance de fillette mystérieuse…
– Tiens ! le petit Couderc, remarque-t-il distraitement.
L’œil seul de Minne a bougé :
– Où donc ?
– Il vient d’entrer dans la loge de madame Chaulieu. Ce qu’ils jabotent, dans cette loge. On les entend d’ici !
Effectivement, Irène Chaulieu jase comme à l’Opéra, posée de trois quarts contre la tenture rouge, et ses paupières à l’orientale battent pour exprimer la lassitude, le désir, la défaite voluptueuse. Des dentelles authentiques et défraîchies chargent ses épaules, pendent à ses manches.
– C’est pourtant vrai, souffle Minne, qu’elle a toujours l’air de s’habiller chez les revendeuses de la rue de Provence !
Elle feint d’éplucher la toilette d’Irène, pour pouvoir épier Jacques Couderc. Qu’il a mauvaise mine, ce petit ! Et l’une de ses mains fait danser fébrilement son chapeau… Minne le méprise :
« Je déteste ces gens nerveux, qui ne savent pas cacher leurs émotions ! L’autre jour, c’était son genou qui avait la danse de Saint-Guy ; aujourd’hui, c’est son bras ! tout ça c’est des tics de dégénéré ! »
Elle se venge tout bas du bref frisson qui vient d’effleurer sa nuque… Puis, le menton tendu, attentive, elle paraît se livrer toute à Schéhérazade.
Sa taille se balance au rythme des flots – trombones déchaînés que crête un coup de cymbales – un sourire pâlot étire les coins de ses lèvres, quand Rimsky-Korsakov la traîne de vaisseau en harem, de naufrages en fêtes à Bagdad ; quand, au sortir du prestigieux vacarme d’un combat de géants, il la plonge jusqu’aux lèvres dans la confiture orientale – pistaches, pétales de roses qu’engluent le sucre et l’huile de sésame – d’un dialogue entre le prince et la jeune princesse… Cette musique excessive va-t-elle livrer à Minne le secret d’elle-même ?
Trop de douceur, par instants, ou bien les violons impudiques, l’irrésistible tournoiement, qu’on devine, d’une beauté voilée d’écharpes, entrouvrent çà et là des bouches sur un « ah ! » extatique…
Dans la loge d’Irène Chaulieu, un malheureux enfant cherche à comprendre ce qui lui arrive. La musique l’éparpille et il lui faut beaucoup de courage, quand les violons chantent à l’aigu, pour ne pas hurler, comme un chien près d’un orgue de Barbarie… La présence de Minne le bouleverse. Elle l’a abandonné, nu et faible, elle l’a abandonné encore ivre d’elle, avec des mots si secs et si mesurés, des yeux si noirs, si sauvagement résolus… Hélas ! l’histoire de leurs amours tient en trois lignes : il l’a vue… elle l’a séduit, parce qu’elle ne ressemble à personne… et puis elle s’est donnée tout de suite, en silence…
– Quelle chaleur dans cette salle ! soupire Irène Chaulieu.
Son éventail porte jusqu’à Jacques Couderc un parfum poisseux et lourd, et il se sent mal à l’aise… Ah ! comme une goutte de verveine citronnelle évaporée rajeunirait l’air poussiéreux ! Citrons écorchés, feuilles qu’on froisse pour qu’elles vous livrent leur verte odeur, jeunesse de l’été commençant, paille de seigle à peine blondi – le parfum de Minne, les cheveux de Minne, la peau de Minne, et ses yeux, source noire où viennent boire et se mirer les songes ! « Se peut-il que j’aie eu tout cela ? et comment l’ai-je mérité ? et comment l’ai-je perdu ? »
– Dites donc, mon petit Jacques, vous avez une fichue mine ! La noce, la pâle noce ? les coupables voluptés ? Qu’est-ce que vous vous êtes fait faire ? Ça m’amuserait de le savoir, sinon de le voir !
Il sourit à Irène, avec l’envie de la tuer, exagère sa myopie insolente :
– Si jeune, et déjà voyeuse ?
Elle lève son nez de peseuse d’or :
– Mon petit, vous avez les préjugés d’un bourgeois du Marais. Et si ça m’amuse, moi, de doubler mon plaisir par la vue du plaisir d’autrui ? Vous me faites rire, tous, avec vos prétentions d’assigner à la volupté des limites convenables ! Mon âme à moi demeure assez orientale, Dieu merci, pour concevoir et embrasser la sensualité de tous les siècles…
Elle continue, à travers les chut ! indignés, et n’entend même pas Maugis qui ronchonne, tout haut :
– Qu’est-ce qu’elle a encore lu depuis hier, la bougresse ?
Jacques Couderc se tait, découragé, et l’entracte vient à propos lui permettre de sortir, de remuer, de promener son mal… Un court instant, il médite d’attendre Antoine et de saluer Minne, de l’effrayer ; mais une espèce de torpeur morale l’en empêche. Tout ce qu’il veut préparer, préciser, se dissout à mesure et il descend, lâchement, le grand escalier.
* * *
Cette fuite honteuse donne à Minne, les jours suivants, une grande sûreté de soi, la conscience d’être, cette fois, la plus forte… La semaine du jour de l’an, qui trouble même les calmes abords de la place Pereire, maintient d’ailleurs Minne, de force, parmi les soucis de bonbons, de visites, de cartes et de cadeaux. Son esprit, sournois et fantasque, jamais léger, se détache de la brève et méchante aventure d’amour… Elle s’affaire comme une demoiselle de chez Boissier, rédige des listes de visites, glisse des Christmas-Cards dans des enveloppes, et reprend un air soucieux de fillette qui joue à la dame. Elle accueille Antoine, dès qu’il rentre, par des questions précises et malveillantes :
– Et les d’Hauville ? c’est comme ça que tu as pensé à leur petit garçon ?
– C’est vrai, je l’ai oublié !
– J’en étais sûre !
– Et cette vieille sorcière de mère Poulestin ?
– Oh ! zut ! encore une !
Il baisse un nez mélancolique.
– Enfin, mon ami, s’il faut que je sois seule pour penser à tout, vraiment, ce n’est pas un métier !…
Et puis, est-ce « un métier », je vous le demande, d’aller voir demain l’oncle Paul, ce malade hostile qu’elle devra embrasser – embrasser ! – sur son front couleur de buis ? Horreur !… Elle s’énerve d’avance, et ravage à deux mains sa chevelure :
– À quelle heure, demain, Antoine ?
– À quelle heure quoi ?
– L’oncle Paul, voyons !
– Je ne sais pas, moi. À deux heures. Ou à trois heures. On a toute la journée.
– Tu me combles ! Bonsoir, je vais me coucher, je ne tiens plus debout.
Elle s’étire, bâille éperdument, s’ennuie soudain, son ardeur rageuse tout à coup tombée, et vient offrir un coin de joue, de chignon et d’oreille au baiser de son mari.
– Tu vas te coucher, ma poupée ?… Dis donc, je…
– Quoi ?
– J’y vais aussi.
Elle le regarde félinement de côté… Il n’y a pas de doute : Antoine la suivra dans sa chambre, dans son lit… Elle hésite : « Suis-je malade ? Faut-il faire une scène et bouder ? ou m’endormir ?… Ce sera difficile… »
Difficile à coup sûr, car Antoine rôde autour d’elle, respire dans toute la pièce le clair parfum de Minne… Elle le suit des yeux. Il est grand, plutôt trop. Gauche lorsqu’il est habillé, la nudité le met à l’aise, comme la plupart des hommes bien bâtis. Un nez bossu au milieu, des yeux de charbonnier amoureux… « Voilà, c’est mon mari. Il n’est pas plus mal qu’un autre, mais… c’est mon mari. En somme, pour ce soir, j’aurai la paix plus tôt, si je consens… » Sur cette conclusion, qui contient toute une philosophie d’esclave, elle va lentement à sa chambre, et retire en marchant les épingles de ses cheveux.