V

L’oncle Paul est affreux à voir. Sa tête en buis durci fait peur, cette tête de missionnaire qu’on a un peu scalpé, un peu brûlé, un peu laissé mourir de faim dans une cage au soleil. Ratatiné dans un fauteuil, il joue à cache-cache avec la mort, au milieu d’une chambre peinte à la chaux, gardé par une infirmière qui a l’air d’une vache blonde. Il accueille ses enfants sans parler, tend une main desséchée et attire exprès Minne vers son crâne nu, heureux de la sentir raide et prête à crier.

Ils se comprennent admirablement, elle et lui, par-dessus Antoine. Minne, par ses yeux noirs, fixes et grands, lui souhaite la mort ; lui, la maudit à toute minute, silencieusement, l’accuse en toute injustice d’avoir fait mourir Maman de chagrin et de rendre son fils très malheureux…

Elle lui demande de ses nouvelles, d’une voix ralentie. Il trouve un souffle pour la complimenter de sa robe gris d’argent. S’ils vivaient dans la même maison, on ne sait pas ce qui pourrait se passer.

Aujourd’hui l’oncle Paul s’amuse à retenir Minne longtemps.

– Ce n’est pas tous les jours le premier janvier, articule-t-il en suffoquant.

Il provoque et prolonge, en respirant très fort, une quinte de toux, dont les nausées finales font blanchir et frémir les joues de Minne. Quand il a repris haleine, il donne des détails minutieux sur ses fonctions naturelles, et surprend avec bonheur le regard révolté de sa belle-fille. Puis il rassemble ses forces et commence lentement à parler de la mort de sa sœur…

Cette fois, c’est un vain gaspillage d’énergie : Minne, qui se sent tout à fait innocente du trépas de Maman, écoute sans remords, se détend peu à peu, trouve un mot, un sourire triste et tendre… « Elle est bien forte ! » se dit le moribond, indigné. Et, lassé du jeu, il met fin à la visite.

Dehors, sous la nuit piquante et glacée, Minne a envie de danser. Elle donne un nickel à un pauvre, prend le bras d’Antoine, et pense, généreuse en sa joie d’évadée : « Si Jacques Couderc était là, ma parole, je l’embrasserais ! »

Toute la soirée, elle remue, bavarde, rit toute seule. L’eau noire de ses yeux bouge et scintille, une fièvre charmante anime son teint, Antoine la contemple, mélancolique et attentif. Un moment, elle s’arrête de rire pour sourire, et son visage change. Oh ! ce sourire de Minne ! ce provocant et délicieux sourire qui remonte les pommettes, transforme l’arc de la bouche et tire les coins des paupières ! … Pour la seconde fois, Antoine s’efforce de découvrir, sur la figure de Minne, un autre visage, un masque qu’y pose légèrement le sourire… Il se sent le cœur flottant et mal à l’aise, comme le jour où il l’a vue dormir sur le canapé… Dans ce sommeil soucieux qui la trahissait, comme dans ce secret sourire voluptueux où apparaît une autre femme, Minne lui échappe… Cette fois, ce n’est qu’un éclair ; car Minne bâille en chatte, crispe ses griffes sur le vide, et annonce qu’elle va se coucher.

Minne ne peut pas se coucher tout de suite. Enveloppée dans sa robe blanche de moine, elle ouvre sa fenêtre pour « voir le froid ».

Elle lève la tête, et le halètement des étoiles la surprend. Comme elles tremblent ! Cette grosse, là, au-dessus de la maison, elle va sûrement s’éteindre : on l’aura accrochée dans un courant d’air…

Ayant assez joué à goûter le froid, Minne ferme la fenêtre et se tient debout contre la vitre, trop légère, trop délicatement exaltée ce soir pour se coucher, reprise par l’absurde et ardente certitude que le bonheur peut encore fondre sur sa vie comme une catastrophe merveilleuse, comme une brusque fortune, qu’elle le mérite, qu’on le lui doit. L’homme qui fera d’elle une femme ne porte point de signes mystérieux, sans doute, et si elle le trouve, ce sera par hasard. Le hasard jadis s’appelait miracle… L’effort d’un carrier, plus d’une fois, creva d’un coup de pic aveugle la prison où dormait une source…

Irène Chaulieu a donné rendez-vous à Minne, au Palais de Glace, vers cinq heures.

Son « jour » ne suffit pas à la petite Israélite infatigable, qui considère le désœuvrement et la solitude comme des maladies. Tous les jours, elle rassemble en quelque thé des amis, des ennemis, d’anciens amants restés dociles… La longue galerie du Fritz connaît ses traînes de dentelles, ourlées de zibeline. L’Empyrée-Palace et l’Asturie résonnent de sa voix coupante, qui glapit quand elle croit chuchoter. Le Palombin vieux jeu, le discret Afternoon de la place Vendôme, tous perdent le repos, les jours où Irène Chaulieu y retient sa table. Aujourd’hui, c’est le Palais de Glace. Minne, qui y pénètre pour la première fois, a revêtu une toilette sombre d’honnête femme à son premier rendez-vous, et les ramages d’une voilette d’application tatouent de blanc son fin visage invisible : deux trous d’ombre impénétrable, une fleur rose voilée décèlent seulement les yeux et la bouche.

– Ah ! Voilà sainte Minne ! D’où sortez-vous sous cette muselière ? Maugis, donnez votre place à cette enfant. Antoine va bien ? Prenez donc un grog bouillant : on respire la mort ici. Et puis, faut être adéquat aux ambiances, comme disait feu la Revue Héliotrope. Moi, je bois du thé en Angleterre, du chocolat en Espagne, de la bière à Munich…

– Je ne savais pas que vous aviez tant voyagé ! glisse la voix suave de Maugis.

– Une femme intelligente a toujours beaucoup voyagé, vieil alcoolique !

Maugis, gilet clair, jabot en avant comme une poule grasse, plastronne pour Minne, qui semble n’en rien voir. Elle regarde autour d’elle, déçue, après avoir pesé de l’œil les « ombres » de ce five-o’clock. Pas brillante, la bande, aujourd’hui ! Irène a amené sa sœur, un monstre batracien sans jambes, gibbeux, impossible à marier, qu’elle nourrit, terrorise, et contraint à une muette complicité. Les habitués du salon Chaulieu ont donné à cette duègne tératologique le nom significatif de « Ma sœur Alibi ».

À côté de Maugis, un vague bas-bleu sirote un cocktail très foncé. L’Américaine, la « belle Suzie », s’absorbe en un duo chuchoté avec son voisin, un sculpteur andalou à barbe de Christ : on ne voit d’elle qu’une nuque courte et solide, des épaules carrées, un nez court et velouté de bête sensuelle… Il y a, enfin, Irène, mal ficelée et de mauvaise humeur. Minne détaille avec un calme plaisir le maquillage voyant des joues et des lèvres, l’excès de bijoux au col et aux mains nues…

Minne attend que Maugis, debout derrière elle, reprenne leur flirt. Il la couve d’un regard dont l’alcool a terni le bleu naïf, et se tait, cherchant à retrouver, sous la robe tailleur, la ligne tombante des épaules, les bras pâles et veinés, les deux petites salières attendrissantes… Patiente, Minne s’occupe au tournoiement des patineurs. Cela, du moins, est nouveau, un peu étourdissant à regarder et de minute en minute plus captivant. Elle se surprend à suivre, d’une inclinaison du buste, l’élan qui courbe tous les patineurs comme des épis sous le vent… La lumière haute cache les visages sous l’ombre des chapeaux, un reflet de neige monte de la piste écorchée, poudrée de glace moulue. Les patins ronronnent et, sous leur effort, la glace crie comme une vitre qu’on coupe. L’air sent la cave, l’alcool, le cigare… une molle valse conduit la ronde.

Des femmes très parées frôlent le coude de Minne : ce sont celles-là qu’elle voudrait voir patiner, toutes plumes tournoyantes, les jupes élargies en toupie… Mais celles-là, justement, ne descendent pas sur la piste…

– Minne, vous avez vu Polaire ?

– Non ; comment est-elle ?

– Ça, c’est bien vous, par exemple ! Vous resterez, dans mon esprit, la femme qui ne connaît pas Polaire ! Là, tenez : elle passe.

Deux silhouettes valsantes : l’une mince, étranglée à la taille, épanouie à la jupe, semble moins une femme qu’une de ces apparences de vases créées par la giration d’un fil d’archal incurvé… Minne n’a pas vu le visage de la valseuse, – une tache pâle, renversée dans des cheveux noirs, – ni de pieds – un éclair d’acier, le coup de queue d’un poisson au soleil…, mais elle demeure charmée, attendant que repasse le couple de patineurs enlacés… Cette fois, elle a senti le souffle des jupes étendues, distingué l’extase du pâle visage renversé…

« La seule ivresse du tournoiement, la vitesse des pieds ailés peut donc suffire à peindre sur un visage cette mort bienheureuse ? Je voudrais, moi aussi… Si je pouvais apprendre ! Tourner, tourner à en mourir, renversée, les yeux fermés… »

Son nom, prononcé à demi-voix, l’éveille…

– Madame Minne a l’air bien absorbée, vient de dire Maugis.

– Elle pense à son flirt, réplique Irène Chaulieu.

– Quel flirt ? consent à demander Minne.

Irène Chaulieu se penche par-dessus la table, traînant dans les tasses les queues de sa zibeline ; sa bouche fardée se gonfle du besoin de parler, de mentir, de calomnier, de tout savoir…

– Mais le plus malheureux d’entre tous, le petit Couderc ! On ne parle que de ça, ma chère, on sait comment vous l’avez reçu !

Les yeux de Minne rient derrière la dentelle : « C’est plutôt lui, jusqu’à présent, qui m’a reçue !… »

– … On voit sa petite gueule démolie depuis le jour où vous l’avez envoyé… aimer ailleurs, on le rencontre dans des tripots, il perd tout ce qu’il veut à la Ferme, enfin, quoi ! on parlerait moins de vous deux, si vous aviez couché ensemble !

– C’est un conseil ? demande la douce petite voix de Minne.

– Un conseil, moi ? ah ! ma chère amie, ce n’est pas parce que Maugis est là, mais ce n’est pas moi qui irais prôner à mes amies des gigolos de vingt-trois ans ! Ça n’est bon qu’à vous engrosser, ou ça vous demande de l’argent, ou bien ça se cramponne, et vous parle de menaces, de suicides, de revolvers et de tous les scandales !

Minne fronce les sourcils… Où donc a-t-elle vu sur un tapis rouge un gracieux corps d’adolescent, nu et blanc, étendu… Ah ! oui, ce mauvais rêve !… Elle frissonne sous l’étole de renard noir, et Maugis, qui la regarde avec une gourmandise dévote, suit, de la nuque aux reins, le sillage du frisson…

– Allons, Maugis, ne vous excitez pas ! conseille Irène. La glace vous fait un drôle d’effet aujourd’hui !

– C’est mon heure, bouffonne le journaliste. On ne peut pas s’imaginer ce que je suis brillant, entre cinq et sept !

L’éclat de rire d’Irène couvre le ronron des patins, coupe le duo extasié de la belle Suzie et du sculpteur andalou, qui rapprochent leurs visages ébahis d’amants qu’on éveille. Seul, le monstre batracien, accroupi en idole hindoue, n’a pas souri.

– Moi, affirme crânement Irène, je serais plutôt du matin. Quoique, pourtant, l’après-midi… ou le soir, très tard…

Maugis joint des mains admiratives :

– O riche nature ! est-il vrai que l’abondance rend généreux ?

Elle l’écarte, du bout de ses doigts aux ongles polis :

– Attendez ! Minne n’a rien dit… Minne, c’est votre tour. J’attends vos impressions d’alcôve. Vous m’agacez, à rester là, les mains dans votre manchon !

Minne hésite, avance un menton câlin, et fait l’enfant :

– Moi, je ne sais pas : je suis trop petite ! Je parlerai après tout le monde !

Elle désigne le couple hispano-américain, assis genou à genou. L’Américaine, d’ailleurs, n’y met pas de façons :

– Moi, ça dépend de qui, avoue-t-elle. Mais toutes les heures sont aussi bien.

– Bravo ! crie Irène. Vous y allez bravement de votre « petite mort », vous, au moins !

La belle Suzie rit lentement, fronce un mufle frais et félin :

– Petite mort ? Non, ce n’est pas… C’est plutôt comme quand la balançoire va trop haut, vous savez ? Ça coupe en deux, on retombe et on crie : « Ha ! »

– Ou bien : « Maman ! »

– Taisez-vous, monsieur Maugis ! Et on recommence.

– Ah ! on recommence ? Mes compliments à monsieur votre… escarpolette !

Irène Chaulieu mordille une rose et réfléchit, les yeux droit devant elle… De courtes émotions passent sur sa belle figure de Salomé…

– Moi, commence-t-elle, je trouve que vous êtes tous des égoïstes. Vous ne parlez que de votre plaisir, de votre sensation, comme si celle de… l’autre n’était pas d’importance. Le plaisir que je donne vaut quelquefois plus que le mien…

– Tant y a que la façon de… donner, interrompt Maugis.

– Zut, vous ! Et puis, l’escarpolette… non, c’est pas ça du tout. Moi, c’est le plafond qui crève, un coup de gong dans les oreilles, une sorte de… d’apothéose qui m’est due, l’avènement de mon règne sur le monde… et puis, je t’en fiche ! ça ne dure pas !

Emballée, Irène Chaulieu semble goûter quelque mélancolie sincère…

Quasi déserte, écorchée, dépolie, la piste de glace jette aux visages un blafard reflet. Un long gaillard, vêtu de drap vert collant, le polo sur l’oreille, fend la piste d’un élan oblique de nageur…

– Il n’est pas mal, celui-là…, murmure Irène… Dites donc, vous, la Minne, j’attends toujours votre mot de la fin ?

– Oui, insiste Maugis, vous nous devez le terminal cul-de-lampe, si j’ose dire, de ce mémorable plébiscite !

Minne se lève, et tend sa voilette sur son menton, en avançant une petite bouche de carpe :

– Oh ! moi, je ne sais pas… Vous comprenez, je n’ai jamais eu qu’Antoine…

Son succès de rire l’interloque un peu… Dans le cirque vide, les rires se doublent en écho. Des femmes se retournent vers le groupe. L’homme au collant retraverse la piste en danseuse, un pied levé… Suivi du monstre bossu, Irène trottine vers la sortie, l’œil sur le patineur vert :

– Il n’est pas mal, ce garçon, décidément ; hein, Minne ?

– Oui…

– Il a quelque chose de Boni de Castellane, en plus robuste. Ah ! si on ne se tenait pas !… Mais on se tient. Ils sont gâtés par les grues à béguins, et, quand on a une faiblesse pour eux, tout Paris le sait le lendemain !

Elle secoue, d’un haussement d’épaules, toutes ses queues de zibeline, et congédie le bas-bleu miséreux. Puis, comme Maugis s’attarde, elle grince :

– Allons ! gros plein d’alcool, quand vous aurez fini de lécher les gants de Minne !

L’Américaine et le sculpteur andalou ont disparu, on ne sait où ni comment. De plus en plus grincheuse, Irène déclare, pendant qu’un chasseur hèle son automobile, que « la belle Suzie s’est encore fait lever » et que « bientôt pas une femme honnête ne voudra se montrer avec elle » !

* * *

Minne sent ses ailes pousser.

Depuis huit jours, à deux heures, le métropolitain l’emmène, court-vêtue, au Palais de Glace. Les premières séances ont été dures : Minne, horrifiée de sentir fuir sous elle un sol savonneux, criait menu, d’une voix de souris prise, ou, muette, les yeux dilatés, cramponnait aux bras de son professeur de petites mains de noyée. La courbature aussi fut cruelle, et Minne, à son réveil, souffrait de « deux os nouveaux, très méchants », plantés le long de ses tibias.

Mais les ailes poussent… Un roulis harmonieux, a présent, balance Minne sur la glace, plus vite, encore plus vite… jusqu’à l’arrêt en pirouette. Minne quitte le bras de l’homme en vert, croise ses mains dans son manchon, s’élance, et glisse, droite, les pieds joints…

Mais ce qu’elle voudrait, c’est valser comme Polaire, perdre la notion de tout ce qui existe, pâlir, mourir, devenir la spirale de papier qui vire dans l’air chaud au-dessus d’une lampe, devenir la banderole de fumée qu’enroule à son poignet le fumeur absorbé…

Elle essaie de valser, et s’abandonne au bras du gaillard en polo, mais le charme n’opère pas : l’homme sent le cervelas et le whisky… Minne, écœurée, lui échappe et glisse seule, les bras tombés, relevant, d’un geste encore craintif, des mains de danseuse javanaise…

Elle travaille tous les jours, avec la persistance inutile d’une fourmi qui thésaurise des fétus. Sa mélancolie désœuvrée s’amuse, et le sang monte à ses joues pâles. Antoine est content.

Aujourd’hui, l’ardeur têtue de Minne redouble. C’est à peine si elle a vu, dehors, que mars amollit les bourgeons, fonce l’outremer du ciel, qu’un printemps chétif exalte l’odeur des bouquets à deux sous, réséda corrompu, violettes fatiguées, jonquilles niçoises qui sentent le champignon et la fleur d’oranger…

Minne glisse sur la piste presque déserte, raie la glace avec le bruît d’un diamant sur une vitre, tourne court en s’inclinant comme une hirondelle… une ligne de plus, et son patin touchait la bordure ! Elle a heurté, sans le voir, un coude appuyé, puis elle se retourne en murmurant :

– Pardon !

L’homme appuyé, c’est Jacques Couderc. Une inexplicable colère la grise tout à coup, devant cet humble et livide visage, ces yeux mornes qui la suivent…

« Comment ose-t-il ?… C’est abominable ! Il vient me montrer sa pâleur comme un mendiant exhibe son moignon, et ses yeux disent : « Regarde-moi maigrir ! » Mais qu’il maigrisse ! qu’il fonde ! qu’il disparaisse ! que je perde enfin la vue de cet être… de cet être… »

Elle tourne sur la glace, comme un oiseau affolé sous une voûte, résolue pourtant à ne pas céder la place… C’est lui qui cède, et qui s’en va.

Mais sa victoire la laisse, cette fois, un peu fourbue, tremblante sur ses jarrets fins. Elle a pris son parti. Puisque Jacques ne veut pas se détacher d’elle, qu’il meure !… Elle le supprime de la vie, redevenue la petite reine cruelle qui, dans ses songes enfantins, dispensait le poison et le couteau à tout un peuple imaginaire.

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