IX

« Dix-neuf, rouge, impair et passe… »

– J’ai encore gagné dix francs ! s’écrie Minne, enchantée. Qu’est-ce que tu disais donc, qu’on perd toujours à Monte-Carlo ? Antoine, je vais à une autre table.

– Pourquoi ? Puisque tu gagnes à celle-ci…

– Je ne sais pas. C’est amusant de changer. Tu me retrouves sous l’horloge, dis ?

Antoine la suit des yeux, plein d’admiration pour sa robe blanche bruissante, pour sa taille mince, pour sa nuque dorée et le chapeau de crin rose qui la coiffe… « Elle s’amuse, dit-il, quel bonheur ! »

Minne, debout derrière le croupier, s’excuse poliment : « Pardon, monsieur », et pousse sa pièce sur la troisième douzaine. La bille tourne, se ralentit, trébuche :

– Rien ne va plus !

Minne considère, au-dessous d’elle, un jardin de roses et d’iris, un monstrueux chapeau qui abrite une dame invisible… « Quel chapeau ! c’est une grue, je parie… »

– Trente-six, rouge, pair et passe.

Minne gagne encore dix francs. Elle ramasse les trois pièces ; presque en même temps qu’elle, se penche un gros Allemand, qui touche aussi sa troisième douzaine… Mais une voix sèche part de dessous le jardin suspendu :

– Pardon, monsieur ! veuillez laisser cette masse.

– Verzeihung ! diese Einlage gehört mir !

Du tac au tac, la dame rétorque, en allemand cette fois :

– Sie müssen nur auf ihr Spiel Acht geben. Das Goldstück gehört mir… Lassen Sie mich in Ruhe !

L’homme, stupéfait, invoque des yeux le témoignage d’une loyale assistance, mais la loyale assistance a bien autre chose à faire… Minne n’en revient pas non plus, car la dame au chapeau, la dame qui ramasse les orphelins avec l’autorité que donne une mauvaise conscience, c’est Irène, Irène Chaulieu !

– Comment ? c’est vous, Irène ?

– Minne ! elle est bonne, celle-là ! Croyez-vous ? ce barbu qui voulait me faire mon louis ! Ne me parlez pas, ma chère, j’essaie ma petite combine, une martingale épatante !

Les courtes mains d’Irène tripotent des louis, empilent des pièces, pointent un carnet. Son nez de peseuse d’or s’incline sur une comptabilité crasseuse, sur un butin de pillarde. Sous le chapeau en terrasse fleurie, ses yeux, au-dessus du nez pincé et pâle, appellent l’or, l’adorent, le violentent, et ses mains d’escamoteuse dépouillent le tapis.

– N’est-ce pas qu’elle est épatante ? chuchote une voix dans l’oreille de Minne.

Avec une confusion de jeune mariée, Minne reconnaît Maugis. Tout le monde est donc à Monte-Carlo !… Elle reste interdite devant le journaliste et ne sait que dire. Il s’éponge le front, et cligne sous la lumière crue du lustre. Elle le trouve plus vieux qu’à Paris, avec des fils gris dans la moustache, un grand pli triste dans sa joue d’homme gai…

– Voulez-vous parier, dit-il, que j’entends ce que vous pensez de moi ?

– Non, dit-elle vivement, je suis très contente de vous voir.

– Madame est bien bonne. Et le noble époux ?

– Il m’attend sous l’horloge…

– C’est la première fois que vous venez à Monte-Carlo ?

– Oui… je suis toute dépaysée, c’est si curieux, ici ! Vous ne trouvez pas, monsieur Maugis, qu’on rencontre des figures intéressantes ?

– J’allais le remarquer, acquiesce Maugis, déférent.

Minne, qui n’aime pas la raillerie, remue les épaules, boudeuse.

– Il ne faut pas vous moquer de moi ! prie-t-elle.

– Me moquer de vous ? je n’y pense guère, mon enfant !

– À quoi pensez-vous, alors ?

– Je pense que vous avez, là, échappé de votre tempe, un seul cheveu d’or, presque d’argent, qui dessine un point d’interrogation en l’air, et je lui réponds « oui » à tort et à travers.

Elle rit sans entrain, et le silence tombe entre eux, gênant. Minne, lasse de rester debout, évite de regarder Maugis et ils pensent tous deux, muets, à une chambre aux rideaux de gaze jaune, où les paroles leur venaient faciles, sincères, où leur pensée s’est livrée, nue comme Minne elle-même. Ils se sont tout dit, là-bas…

Mélancoliques, ils se taisent. Ils écoutent, au fond d’eux-mêmes, la brisure musicale d’un petit fil très précieux…

– Je ne suis pas drôle, ce soir, mon enfant, hein ? Je ne vous amuse guère ?

Elle proteste d’un signe.

– Je ne suis pas gaie quand je m’amuse. Et je peux être contente sans m’amuser. Croyez – elle appuie un instant sa main gantée sur le bras de Maugis – croyez que je suis votre amie et que je n’ai pas d’autre ami que vous… Cela me coûte à dire, mais… c’est qu’on m’a si peu habituée à l’amitié !… Retournez au jeu à présent ; moi, je m’en vais.

– Vous vous en allez où ?

– Retrouver Antoine. Il m’attend sous l’horloge.

Il n’insiste pas. Il s’éloigne après un baiser sur la petite main dégantée, et Minne reste seule parmi tant d’inconnus, parmi le silence bourdonnant et studieux des salles de jeu…

Elle frissonne, en songeant à l’âpre vent qui balaie, ce soir, la Corniche… Un méchant hasard a jeté Minne et Antoine en pleine tempête sèche ; des paillettes de silex volent sous le ciel plombé, la Méditerranée est couleur d’huître grise…

Absorbée, Minne arrive, enfin, jusqu’à Antoine, qui l’a attendue sous l’horloge, et sort, à son bras, du Casino.

Le vent a balayé le ciel, où vogue une lune mauve. Les palmiers immobiles jalonnent l’avenue, les hôtels crémeux, les villas couleur de beurre rivalisent de blancheur… Mais la beauté de la nuit claire est sur tout cela, et, dans le vent qui tiédit, passe un souffle de printemps…

« Il fait presque aussi doux qu’à Paris », soupire Antoine.

* * *

Frileuse, dans la victoria attelée de deux biques osseuses et vives, Minne s’accote à l’épaule de son mari. La voiture monte, au grand trot, la route qui mène au Riviera-Palace ; soudain, sombre et pure, apparaît la mer… Un filet d’argent y danse, autour d’un long fuseau de lumière nacrée comme le ventre pâle des poissons…

– Oh ! tu vois, Antoine ?

– Je vois, chérie. Tu aimes ce pays ?

– Je ne l’aime pas, mais je le trouve beau.

– Pourquoi ne l’aimes-tu pas ?

– Je ne sais pas. Il y a la mer, que je n’ai jamais vue. À cause de cette eau sans fin, on y est loin, on y est plus seuls qu’ailleurs…

Il n’ose resserrer son étreinte autour du manteau blanc qui flotte, et se sent plus timide qu’un fiancé. Depuis le soir du verrou, il vit en frère auprès de Minne, ballotté du soupçon au remords, de la crainte à la colère, – et voici qu’il s’émerveille en pensant qu’il a été le mari de Minne, qu’il a disposé d’elle en pacha confiant, qu’il l’a possédée sans lui demander : « Me veux-tu ? »

Ces jours-là sont loin… Minne est pourtant là, contre son bras, et la poussière siliceuse, pailletée comme du givre, porte aux lèvres d’Antoine un peu du parfum de verveine citronnelle…

Ils se taisent jusqu’à la trop grande chambre d’où l’hygiène et la mode ont banni les tentures et les capitonnages. Même les vitres sans rideaux luisent, nues comme celles d’un appartement à louer, persiennes ouvertes.

Encore vêtue de son manteau, coiffée de son chapeau qui déborde de roses, Minne s’approche de la fenêtre emplie de nuit lumineuse. Les jardins de l’hôtel cachent Monte-Carlo ; il n’y a plus, au-dessus d’une haie sombre de fusains, que la lune et la mer…

Trois nuances, de gris, d’argent, de bleu plombé, suffisent à la froide splendeur du tableau, et Minne aiguise son regard pour saisir la ligne délicate, le suave et mystérieux coup de crayon qui, tout au bout de la mer, touche le ciel…

Cette nuit sans ombre, qui éveille, au cœur récalcitrant de Minne, une sensibilité inconnue, résonne de tous les bruits du jour. Une musique lointaine monte par bouffées, et sur l’escarpement de la route, claquent des fouets, grincent des roues…

Minne cherche à rassembler son âme éparpillée sur la mer, volant sous la lune ; elle remonte, angoissée, vers un foyer qui n’existe pas. Nulle part, où qu’elle s’arrête, elle ne trouve l’Amour assis, et son rêve n’a point de figure… Ah ! que tout est grand, ce soir, et sévèrement beau, et cruel à la solitude !

Glacée, Minne se retourne vers Antoine, qui fume, en pyjama. Elle est près de lui tendre ses mains tremblantes, royales petites mains dont les paumes ne savent pas mendier et qui s’offrent hautes au baiser, les doigts retombant comme des cloches de digitales blanches…

Il fume une cigarette et paraît indifférent. Mais quelque chose a mûri dans sa figure d’honnête Brésilien, quelque chose attriste le grand nez chevalin, creuse les yeux de brigand amoureux… « Il réfléchit donc ? » s’étonne Minne. Jamais elle n’a pensé autant à lui. Elle se prend à souhaiter qu’il parle et que le son de sa voix trouble enfin cette nuit aveuglante, qui entre ici à pleines vitres…

– Antoine…

– Chérie ?

– J’ai froid.

– Il faut te coucher.

– Oui… Mets la couverture de voyage sur mon lit… Comme il fait froid, ici !

– Les gens du pays disent que c’est tout à fait exceptionnel. D’ailleurs, on peut compter sur une journée magnifique, demain. Le vent tourne… tu verras le bleu de la mer… Nous monterons à La Turbie…

Il redouble de banalités, à mesure que le déshabillage de Minne la lui montre plus nue, nouvelle dans une chambre étrangère. Elle se hâte, impudique et fraternelle, court au cabinet de toilette, et ressort grelottante.

– Oh ! ce lit !… les draps sont glacés.

– Veux-tu ?…

Il allait lui proposer la chaleur de son grand corps brun et tiède et s’arrête court, comme s’il retenait une inconvenance…

– Veux-tu que je demande une boule ?

– Pas la peine ! crie Minne d’une voix étouffée sous le drap. Mais borde-moi bien… Remonte le couvre-pied… Tourne l’abat-jour de l’autre côté… Merci, Antoine… Bonsoir, Antoine…

Il s’empresse, heureux et triste à pleurer, se fait agile et silencieux autour du lit. Une gratitude de chien enfle son cœur.

– Bonsoir, Antoine… répète Minne qui tend hors du lit un pâle museau tout froid.

– Bonsoir, chérie. Tu as sommeil ?

– Non.

– Tu veux que j’éteigne ?

– Pas tout de suite. Parle-moi. Je crois que j’ai un peu de fièvre. Assieds-toi une minute. Il obéît, avec sa gaucherie tendre.

– Si tu n’es pas bien ici, Minne, nous pouvons repartir plus tôt ; je me dépêcherai…

Minne creuse de la nuque le coussin de plume, s’arrange au chaud dans ses cheveux comme une poule dans la paille.

– Je ne demande pas à partir, moi.

– Tu pourrais regretter Paris, ta maison, tes… tes habitudes, ton…

Il a détourné la tête en changeant de voix malgré lui, et Minne, à travers ses cheveux, l’épie.

– Je n’ai pas d’habitudes, Antoine.

Il fait un effort prodigieux pour se taire, mais il continue :

– Tu pourrais… aimer quelqu’un… regretter… des amis…

– Je n’ai pas d’amis, Antoine.

– Oh ! tu sais, je dis ça… Ce n’était pas pour te gronder. Je… j’ai réfléchi que, le mois dernier, j’avais été idiot… Quand on aime, n’est-ce pas ? on ne le fait pas exprès… Je ne peux pas plus t’empêcher d’aimer quelqu’un qu’empêcher la terre de tourner…

Il semble, à chaque mot, soulever des montagnes. Sa pensée, subtile et fervente, s’habille des mots les plus lourds, les plus vulgaires, et il en souffre… Ne pas pouvoir, grand Dieu, ne pas pouvoir expliquer à Minne qu’il lui fait don de sa vie, de son honneur de mari, de son dévouement complice !… Ne rien trouver qui ne la blesse ou ne la mette en défiance, cette enfant fragile qu’il vient de border dans son lit… Et que va-t-elle répondre ? Pourvu qu’elle ne pleure pas ! elle est si nerveuse, ce soir ! Il se jure, à bout de formules : « Je veux bien qu’elle me fasse cocu, mais je ne veux pas qu’elle pleure ! » Il devine sous les cheveux mêlés, l’intensité du beau regard noir…

– Je n’aime personne, Antoine.

– C’est vrai ?

– C’est vrai.

Il dévore, front baissé, une joie et une amertume égales. Elle a dit : « Je n’aime personne » mais elle n’a pas dit qu’elle aimait Antoine…

– Tu es bien gentille, tu sais… je suis content… Tu ne m’en veux plus ?

– Pourquoi est-ce que je t’en voudrais ?

– À cause, … à cause de tout. Un moment, je voulais tout faire sauter… mais ce n’est pas parce que je t’aimais moins, au contraire ! Tu ne peux pas comprendre ça, toi…

– Pourquoi donc ?

– Ce sont des idées d’homme qui aime, dit-il simplement.

Minne tend hors du lit une amicale petite main :

– Mais je t’aime bien aussi, je t’assure.

– Oui ? questionne-t-il avec un rire forcé. Alors je voudrais que tu m’aimes assez pour me demander tout ce qui te ferait plaisir, mais tout, tu entends, même les choses qu’on ne demande pas d’ordinaire à un mari, et puis que tu viennes te plaindre, tu comprends, comme quand on est tout petit : « Un tel m’a fait quelque chose, Antoine : gronde-le, ou tue-le », ou n’importe quoi…

Elle a compris, cette fois. Elle s’assied sur son lit, ne sachant comment libérer la brusque tendresse qui voudrait s’élancer d’elle vers Antoine, comme une brillante couleuvre prisonnière… Elle est toute pâle, les yeux agrandis… Quel homme est-il donc, ce cousin Antoine ?

Des hommes l’ont désirée, l’un jusqu’à vouloir la tuer, l’autre jusqu’à, délicatement, la repousser… Mais pas un ne lui a dit : « Sois heureuse, je ne demande rien pour moi : je te donnerai des parures, des bonbons, des amants… »

Quelle récompense accordera-t-elle à ce martyr qui attend, là, en pyjama ?… Qu’il prenne au moins ce que Minne peut donner, son corps obéissant, sa douce bouche insensible, sa molle chevelure d’esclave…

– Viens dans mon lit, Antoine…

* * *

Minne dort d’un sommeil fourbu, dans l’obscurité rose. Dehors, les fouets claquent, les roues grincent comme à minuit, et sous la terrasse vibrent des mandolines italiennes. Mais la muraille du sommeil sépare Minne du monde vivant et, seul, le nasillement ailé de la musique s’insinue jusqu’à son rêve pour l’agacer d’un bourdonnement d’abeilles…

Le songe ensoleillé, bénin, se trouble, et la pensée de Minne remonte vers le réveil par élans inégaux, comme un plongeur qui quitte le fond d’un océan merveilleux. Elle respire profondément, cache sa figure au creux de son bras plié, cherche le noir et doux sommeil… Une douleur légère, bizarre, dont tout son corps retentit comme une harpe, l’éveille sans rémission.

Avant d’ouvrir les yeux, elle se sent nue dans sa chevelure ; mais l’insolite de ce détail n’importe guère : il est arrivé cette nuit quelque chose… quoi donc ? Il faut s’éveiller vite, tout à fait, pour s’en souvenir avec plus de joie : c’est cette nuit qu’un miracle acheva de créer Minne !

Elle tourne vers les rideaux un vague et animal sourire : « Le soleil ?… nous avons donc dormi ? Oui, nous avons dormi, et longtemps… Antoine est sorti… Je n’aurai jamais le courage d’aller regarder l’heure… Heureusement que nous déjeunons tard, nous deux !… » Elle redit « nous deux » avec une naïveté orgueilleuse de jeune mariée et retombe sur l’oreiller, dans ses cheveux défaits…

* * *

« Viens dans mon lit, Antoine ! » Elle lui a crié cela, cette nuit, avec une équité convaincue de prostituée qui n’a que son corps pour payer l’amour des hommes… Et le malheureux, éperdu que la récompense fût si près de la peine, s’était jeté dans les bras exaltés de Minne.

Il ne voulait que la tenir contre lui, d’abord. Il l’enlaçait du buste seulement, enivré aux larmes de la sentir si tiède et si parfumée, si menue, si flexible dans ses bras… Mais elle se rapprocha toute de lui, d’un sursaut de reins, et agrippa aux siens ses pieds lisses et froids. Faiblissant, il murmura « Non, non » en bombant le dos pour s’éloigner d’elle, mais une petite main téméraire le frôla et il fut d’un bond sur le lit, rejetant le drap…

Elle vit, comme elle l’avait vu tant de fois, noir au-dessus d’elle, faunesque et barbu, ce grand corps brun exhalant une odeur connue d’ambre et de bois brûlé… Mais, aujourd’hui, Antoine a mérité plus qu’elle ne saurait lui donner ! « Il faut qu’il m’ait bien, que cette nuit le comble, il faut que j’imite, pour lui donner la joie complète, le soupir et le cri de son propre plaisir… Je ferai « Ah ! Ah ! » comme Irène Chaulieu, en tâchant de penser à autre chose… »

Elle glissa hors de la chemise longue, tendit aux mains et aux lèvres d’Antoine les fruits tendres de sa gorge et renversa sur l’oreiller, passive, un pur sourire de sainte qui défie les démons et les tourmenteurs…

Il la ménageait pourtant, l’ébranlait à peine d’un rythme doux, lent, profond… Elle entrouvrit les yeux : ceux d’Antoine, encore maître de lui, semblaient chercher Minne au-delà d’elle-même… Elle se rappela les leçons d’Irène Chaulieu, soupira « Ah ! Ah ! » comme une pensionnaire qui s’évanouit, puis se tut, honteuse. Absorbé, les sourcils noueux dans un dur et voluptueux masque de Pan, Antoine prolongeait sa joie silencieuse… « Ah ! Ah !… » dit-elle encore malgré elle… Car une angoisse progressive, presque intolérable, serrait sa gorge, pareille à l’étouffement des sanglots près de jaillir…

Une troisième fois, elle gémit, et Antoine s’arrêta, troublé d’entendre la voix de cette Minne qui n’avait jamais crié… L’immobilité, la retraite d’Antoine ne guérirent pas Minne, qui maintenant trépidait, les orteils courbés, et qui tournait la tête de droite à gauche, de gauche à droite, comme une enfant atteinte de méningite. Elle serra les poings, et Antoine put voir les muscles de ses mâchoires délicates saillir, contractés.

Il demeurait craintif, soulevé sur ses poignets, n’osant la reprendre… Elle gronda sourdement, ouvrit des yeux sauvages et cria :

– Va donc !

Un court saisissement le figea, au-dessus d’elle ; puis il l’envahit avec une force sournoise, une curiosité aiguë, meilleure que son propre plaisir. Il déploya une activité lucide, tandis qu’elle tordait des reins de sirène, les yeux refermés, les joues pâles et les oreilles pourpres… Tantôt elle joignait les mains, les rapprochait de sa bouche crispée, et semblait en proie à un enfantin désespoir… Tantôt elle haletait, bouche ouverte, enfonçant aux bras d’Antoine ses ongles véhéments… L’un de ses pieds, pendant hors du lit, se leva, brusque, et se posa une seconde sur la cuisse brune d’Antoine qui tressaillit de délice…

Enfin elle tourna vers lui des yeux inconnus et chantonna : « Ta Mine… ta Minne… à toi… » tandis qu’il sentait enfin, contre lui, la houle d’un corps heureux…

Minne, assise au milieu de son lit foulé, écoute au fond d’elle-même le tumulte d’un sang joyeux. Elle n’envie plus rien, ne regrette plus rien. La vie vient au-devant d’elle, facile, sensuelle, banale comme une belle fille. Antoine a fait ce miracle. Minne guette le pas de son mari, et s’étire. Elle sourit dans l’ombre, avec un peu de mépris pour la Minne d’hier, cette sèche enfant quêteuse d’impossible. Il n’y a plus d’impossible, il n’y a plus rien à quêter, il n’y a qu’à fleurir, qu’à devenir rose et heureuse et toute nourrie de la vanité d’être une femme comme les autres… Antoine va revenir. Il faut se lever, courir vers le soleil qui perce les rideaux, demander le chocolat fumant et velouté… La journée passera oisive, Minne ne pensera à rien, pendue au bras d’Antoine, à rien…, qu’à recommencer des nuits et des jours pareils… Antoine est grand, Antoine est admirable…

La porte s’ouvre, un flot de lumière blonde inonde la chambre.

– Antoine !

– Minne chérie !

Ils s’étreignent, lui frais de vent et d’air libre, elle toute moite, odorante de sa nuit amoureuse…

– Chérie, il fait un soleil ! C’est l’été, lève-toi vite !

Elle bondit sur le tapis, court aux persiennes et recule, aveuglée…

– Oh ! c’est tout bleu !

La mer se repose, sans un pli à sa robe de velours, où le soleil fond en plaque d’argent. Minne, éblouie et nue, suit dans une hébétude ravie le balancement, contre la vitre, d’une branche de pélargonium rose… Elle a poussé pendant la nuit, cette fleur ? et les roses au nez roussi, Minne ne les avait pas vues hier…

– Minne ! j’en ai des nouvelles !

Elle quitte la fenêtre et contemple son mari. Le miracle aussi l’a touché, lui dispensant, croit-elle, une nouvelle et mâle assurance…

– Minne, si tu savais ! Maugis m’a raconté une histoire impossible : Irène Chaulieu s’empoignant avec un Anglais, à cause d’une affaire de louis étouffés, tout un petit scandale… Tant et si bien qu’elle a dû reprendre le train pour Paris !

Minne s’enveloppe d’un lâche peignoir et sourit à Antoine qu’elle admire, si grand, si brun, la barbe assyrienne, le nez aventureux comme Henri IV…

– Et puis voilà les journaux de Paris… Ça, c’est moins drôle… Tu sais bien, le petit Couderc ?

Ah ! oui, le petit Couderc, elle sait bien… Pauvre petit… Elle le plaint de loin, de haut, avec une mémoire redevenue indulgente…

– Le petit Couderc ? qu’est-ce qu’il a fait ?

– On l’a trouvé chez lui, avec une balle dans le poumon. Il avait voulu nettoyer son revolver.

– Il est mort ?

– Dieu merci, non ! on l’en tirera. Mais quel drôle d’accident, tout de même !

– Pauvre petit ! dit-elle tout haut…

– Oui, c’est malheureux…

« Oui, c’est malheureux, songe Minne… Il vivra, il redeviendra un petit noceur gai – il vivra, guéri, amputé du bel amour sauvage dont il eût dû mourir. C’est maintenant que je le plains… »

– Il l’a échappé belle, ce gosse, hein, Minne ? Est-ce qu’il ne te faisait pas la cour, ces derniers temps ? Allons, dis-le ! un tout petit peu ?…

Minne, demi-nue, frotte sa tête décoiffée à la manche d’Antoine, d’un geste amoureux de bête domestiquée. Elle bâille, lève vers son mari la flatteuse meurtrissure de ses yeux d’où s’est enfui le mystère :

– Peut-être bien… J’ai oublié, mon chéri.

FIN

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