VIII

« J’aurais préféré, soliloque Minne, être malheureuse. Les gens ne savent pas assez que l’absence de malheur rend triste. Un bon malheur, bien cuisant, alimenté, renouvelé chaque heure, un enfer, quoi ! mais un enfer varié, remuant, animé, voilà qui tient en haleine, voilà qui colore la vie ! »

Elle secoue sa fluide chevelure sur sa robe blanche et redit, Mélisande qui s’ignore : « Je ne suis pas heureuse ici… »

Antoine a quitté la maison tout à l’heure sans demander si sa femme était éveillée ; mais l’a fait avertir qu’elle déjeunerait seule…

« Voilà un garçon, se dit-elle, ou on ne comprend rien ! Tant que je l’ai trompé, il a été content. Et puis, je renvoie Jacques Couderc, je l’expédie au diable – et puis Maugis me traite en petite sœur – et, là-dessus, Antoine devient terrible !… »

La vérité, c’est qu’Antoine, bouleversé à l’idée qu’un espion suivra Minne tout le jour, s’est enfui. Sa Minne, sa méchante Minne tenue, pendant des heures, au bout d’un fil qu’elle ne verra pas, sa Minne qui courra, coupable et gaie, vers l’adultère, qui criera « cocher ! » de sa voix pointue et impatiente, sans se douter qu’un œil, derrière elle, note l’heure, l’endroit, le numéro du fiacre !

Il s’est enfui, après une nuit abominable, car son amour révolté est près de prendre le parti de Minne, de lui crier : « Ne va pas là-bas ! un mauvais homme veut te suivre ! » Il s’est enfui, plein de larmes, certain qu’il achève de tuer son bonheur… « On me l’a donnée pour la rendre heureuse, plaide-t-il pour Minne ; mais elle n’a pas juré d’être heureuse par moi… » Il a souhaité, cette nuit, la vieillesse, l’impuissance, mais non la mort. Il a mûri cent projets, mais non celui d’une séparation. Il a prévu des fins amères et humiliantes, car c’est le plus grand amour, celui qui consent au partage… Et, chaque fois que, sur son lit détesté, il a tordu son corps en disant : « Ça ne peut pas durer ! » il admettait en sa pensée le renoncement à toutes choses, sauf à la possession de Minne…

* * *

À l’heure même où Antoine tue le temps, échoué dans une brasserie morne, Minne sort de chez elle. Elle sort pour sortir, attirée par le soleil, indécise et sans intentions…

Des nuages blancs, dans le ciel, balaient un fade azur. Minne lève vers ce bleu son nez bridé de tulle et descend l’avenue.

« Si j’allais chez Maugis ? » Elle s’arrête un instant, puis repart. « Eh bien, quoi ? j’irai chez Maugis. » Elle fronce les sourcils… « Qui m’en empêche ? Parfaitement, j’irai chez Maugis. S’il n’est pas là… eh bien, je reviendrai. J’irai chez Maugis… »

Elle fait volte-face pour remonter vers la place Pereire, et donne de l’ombrelle dans un monsieur, un homme plutôt qui marchait derrière elle. Elle murmure « pardon » d’un ton agacé, parce que l’homme sent le tabac froid et la bière aigre.

Elle répète, butée, le front en avant : « J’irai chez Maugis ! » et ne bouge pas…

« Si j’y vais, Maugis va croire que je ne viens que pour ça… »

Elle s’arrête et méconnaît la fleur tardive dont l’éclosion la trouble comme une adolescence nouvelle : la pudeur, qui n’est peut-être qu’un scrupule sentimental. Elle a gaspillé son corps ignorant, l’a donné, puis repris. Mais elle n’a jamais songé que le don implique la déchéance, et il n’y a rien de plus vierge que l’âme orgueilleuse de Minne… Son hochement de tête découragé refuse en même temps un fiacre qui rase le trottoir. Elle revient sur ses pas, redescend vers le parc Monceau : « Je n’ai envie de rien, je ne sais quoi faire… C’est un temps par lequel on voudrait avoir quelqu’un à tourmenter…»

Elle presse le pas, suit du regard la voile blanche d’un nuage qui vogue au-dessus d’elle, et ne prend pas garde que son geste découvre, comme exprès, le creux charmant de son menton, le dessous humide de sa lèvre supérieure…

À quelques pas devant elle marche un homme dont elle reconnaît vaguement la couleur, la forme veule, les cheveux longs sur un col douteux… « C’est l’homme que j’ai cogné avec mon ombrelle tout à l’heure. »

Au parc Monceau, elle fait halte, repose ses yeux sur les pelouses, d’un vert ardent et frais de piment, puis repart, intriguée : l’homme est encore derrière elle ! il roule une cigarette, l’air absent. Il a un long nez, posé négligemment un peu de côté dans son visage…

« Il aurait le toupet de me suivre ? C’est qu’il marque tout à fait mal, ce type ! Un satyre, peut-être, ou bien un de ces individus qui se collent contre les robes dans les foules… On verra bien ! »

Elle repart : l’avenue de Messine offre sa facile pente, qui donne envie de courir et de jouer au cerceau. Minne allonge le pas, heureuse du battement de son sang dans ses oreilles roses…

« Qu’est-ce que c’est que cette rue-là ? Miromesnil ? Prenons Miromesnil. Le satyre ? il est à son poste. Quel drôle de satyre ! si vague et si las ! Les satyres, d’habitude, sont barbus et fauves, avec l’œil cynique, et un peu de paille dans les cheveux, ou bien des feuilles sèches… »

Elle se plante près d’une vitrine de sellier, assez longtemps pour compter tous les colliers, hérissés de poils de blaireau, cloutés de turquoise, que la mode impose aux chiens de bonne compagnie. Le satyre, patient entre tous les satyres, attend à distance respectueuse et fume sa quatrième cigarette. C’est à peine s’il glisse vers elle un œil jaunâtre. Même, il crache après un renâclement immonde : il crache au vu et au su de tous, et Minne, le cœur à l’envers, eût préféré à ce crachat copieux n’importe quel outrage à la pudeur… Elle tourne des épaules révoltées et repart. Faubourg Saint-Honoré, un embarras de voitures les sépare. D’un trottoir à l’autre, elle lui tirerait bien la langue ; mais peut-être n’en faudrait-il pas plus pour déchaîner la rage érotique du monstre ?…

Lui, l’épaule de biais, se repose sur une jambe et profite de la halte pour griffonner quelque chose sur un carnet, après avoir consulté sa montre ; ce geste suffit à dissiper l’erreur de Minne : le satyre, le ver de terre, le repoussant admirateur, est un vil stipendié !

« Comment ai-je pu m’y tromper ? C’est Antoine qui me fait suivre !… Le maladroit, le maladroit, le potache ! Un potache, il ne sera jamais que cela… Ah ! tu paies quelqu’un pour marcher ? il marchera, je t’en réponds ! »

Elle marche. Elle bouscule des passants. Elle file, se sentant des jarrets de facteur…

« La Madeleine ?… autant là qu’ailleurs. Et puis les boulevards jusqu’à la Bastille. Parfaitement ! C’est moi qui mène la chasse, aujourd’hui. » Elle sourit, d’un froid petit sourire, en revoyant, très loin en arrière et si chétive, une Minne traquée, qui traîne, en boitillant, une pantoufle rouge sans talon…

« L’avenue de l’Opéra ? Le Louvre ? Non, il y a trop de monde à cette heure-ci. » Elle élit la rue du Quatre-Septembre, dont la dévastation plaît à son état d’âme. Ce ne sont que chausse-trapes, barricades, caves béantes, chaussées effondrées… Un abîme s’ouvre, ou grouillent des serpents de plomb… Il faut franchir des passerelles, côtoyer des tranchées : le « satyre » aura du fil à retordre, pense Minne.

De fait, il inspirerait la pitié, n’était le caractère inacceptable de sa laideur. Il rougit, son nez brille, et tant de cigarettes ont dû allumer sa soif…

« Pauvre homme ! songe Minne. Après tout, ce n’est pas sa faute… Voilà la Bourse : j’ai envie de lui faire le coup de la rue Feydeau. »

Le « coup de la rue Feydeau » ! joie innocente du premier adultère de Minne… Pour retrouver chez lui son amant, l’interne des hôpitaux, elle entrait voilée dans une maison de la place de la Bourse et s’en allait par la rue Feydeau, contente d’avoir goûté, mieux que l’étreinte du grand diable luxurieux à barbe de chèvre, le charme de la maison à double issue… « Comme c’est loin tout ça ! murmure Minne… Ah ! je vieillis ! »

Pour classique qu’il soit, le coup de la rue Feydeau, aujourd’hui, réussit parfaitement. Place de la Bourse, Minne pénètre dans la cour du numéro 8 et tombe, rue Feydeau, dans un taxi providentiel.

Bercée au tic-tac du taximètre, Minne allonge sur le strapontin ses pieds vernis, qui ont si activement erré. Elle se sent pleine de malice et de mansuétude, et sa colère contre Antoine se repose. Minne s’alanguit dans la victoire.

Il est cinq heures a peine quand elle rentre avenue de Villiers. Minne songe qu’elle va pouvoir s’accorder deux grandes heures de robe de chambre, de pieds nus dans les petits mocassins de daim cru… Mais il est dit que le soleil qui baise les rideaux roses ne veillera point le doux farniente de Minne ; Antoine est rentré !

– Comment ? tu es là ?

– Tu vois.

Il a dû errer longtemps, lui aussi : on le devine au cuir poudreux de ses bottines…

– Pourquoi n’es-tu pas à ton bureau, Antoine ?

– Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien.

Minne croit rêver. Comment ! elle rentre toute gentille, fatiguée, amusée d’avoir semé le limier, et elle tombe sur cet ours grossier !

– C’est comme ça ? Eh bien, mon cher, si tu as autant de loisirs pourquoi ne les emploies-tu pas à m’espionner toi-même ?

– À t’esp…

– Mais oui. Je ne sais pas à qui tu t’adresses, mais on se fiche de toi, tu sais. Quel personnel ! Ma parole, cet après-midi, j’en avais honte pour toi ! Un homme à qui j’aurais fait l’aumône ! Hein ? ce n’est pas vrai ? dis que je suis folle ! Veux-tu que je te donne mon itinéraire ? Tu pourras le contrôler avec le rapport de tes agents !…

Elle récite, d’une voix de tête insupportable :

– Partis à trois heures de la maison, nous avons traversé le parc Monceau, descendu l’avenue de Messine, stationné rue de Miromesnil devant les colliers de chiens, suivi le faubourg Saint-Honoré jusqu’à…

– Minne !

Elle est lancée, elle ne lui fera pas grâce d’un carrefour. Elle compte sur ses doigts, roule des prunelles mobiles d’aiglon irrité, insiste sur le détail de la maison à double issue, et, sans qu’il sache pourquoi, la jalousie qu’il portait en lui, comme une corde tendue, sensible et douloureuse, se détend, amollie, baignée d’une huile bienfaisante… Il contemple Minne, il n’entend plus sa colère bavarde… Il découvre lentement, devant cette enfant faible et furieuse, qu’il allait commettre l’erreur criminelle de la traiter en ennemie. Elle est seule au monde, et elle est à lui. À lui, même si elle le trompe ; à lui, même si elle le hait ; sans autre recours, sans refuge que lui ! Elle était sa sœur avant d’être sa femme, et, déjà, il eût donné pour elle tout son sang de frère fervent. Il lui doit à présent plus que son sang, puisqu’il a promis de la rendre heureuse. Tâche difficile ! car Minne est fantasque, souvent cruelle… Mais il n’y a pas de honte à souffrir, quand c’est le seul moyen de donner le bonheur…

Qu’elle suive donc, libre, le chemin capricieux de sa vie ! Elle court aux casse-cou, cherche les joies périlleuses : il étendra les mains seulement quand elle chancellera, mais caché, prudent, comme les mères qui suivent les premiers pas de leur petit, les bras grands ouverts et tremblants comme des ailes…

Elle a fini. Elle s’est excitée encore en parlant. Elle a crié on ne sait pas quoi, des mots de pensionnaire pédante, des appels à la liberté, des « c’est bien fait ! » de gosse… Deux petites larmes suspendues à ses cils s’irisent de lumière et elle est à bout de méchanceté. Antoine la prendrait bien dans ses grands bras, la bercerait tout en pleurs… Mais il sent que ce n’est pas le moment encore…

– Mon Dieu, Minne, qui est-ce qui te demande tout ça.

Elle redresse son cou d’infante, passe une langue altérée sur ses lèvres :

– Comment ? qui me demande ? Mais toi ! mais ton attitude de martyr grognon, mais ton silence de mari qui se contient ! Qui contient quoi ? Qu’est-ce que tu sais ? Tes valets de police ne t’ont-ils pas renseigné ? Ils sont si adroits !…

– Tu l’as dit, Minne, ils sont bien maladroits ! Mais c’est presque mon excuse. Je ne les connais pas, je les emploie mal… Et j’aurais dû ne jamais les employer.

Un étonnement défiant change le visage de Minne. Elle cesse d’effilocher le chapeau de paille bleue où s’occupaient ses mains destructrices…

– Tu me pardonnes, Minne ?

Elle a, dans ses yeux sombres, la froide suspicion d’une bête à qui l’on dit : « Va ! » en ouvrant la porte de sa cage…

– Minne, voyons ! Faut-il promettre que je ne le ferai plus ?

La grâce rassurante, un peu voulue, de son sourire barbu inquiète Minne, qui ne comprend pas… Pourquoi l’espionnage ? et pourquoi l’humble excuse, après ? Elle tend, hésitante, une petite main incrédule…

– Tu es joliment agaçant, Antoine, tout de même !

Il tire un peu à lui le bras de Minne qui cède du coude et résiste de l’épaule, et se penche tendrement vers elle :

– Écoute, Minne, si tu voulais…

Le crépuscule est descendu, rapide, et lui cache le visage de Minne…

– Si je voulais quoi ? Tu sais que je n’aime pas promettre !

– Tu n’as pas besoin de rien promettre, chérie.

Il parle dans l’ombre, en aîné, en paternel ami, et c’est une humiliation à goût double, détestable et chère, qui fait tressaillir la mémoire de Minne : une voix déjà, éraillée, indulgente, n’a-t-elle pas, l’autre jour, entrouvert tout au fond d’elle cette secrète cellule à aimer, cellule à souffrir, qu’elle croyait si fort verrouillée ?… Elle se sent soudain faiblir de fatigue et s’appuie aux courbes connues du grand corps debout près d’elle…

– Minne, voilà… Chaulieu voudrait m’envoyer à Monte-Carlo pour une grosse affaire de publicité à traiter avec l’administration des jeux. Ça ne me souriait pas beaucoup d’abord, mais le patron, chez Pleyel, consent à me laisser prendre, avant Pâques, mes vacances de Pâques. Alors… veux-tu venir avec moi à Monte-Carlo, pour dix, douze jours ?

– À Monte-Carlo ? moi ? pourquoi ?

« Si elle refuse, mon Dieu ! si elle refuse, se dit Antoine, c’est que quelqu’un la retient ici, c’est que tout est perdu pour moi… »

– Pour me faire un grand plaisir, dit-il simplement.

Minne songe à ses journées vides, à ses péchés sans saveur, à Maugis qui ne veut pas, au petit Couderc qui ne sait pas, à ceux qui viendront et qui n’ont encore ni nom ni visage…

– Quand partons-nous, Antoine ?

Il ne répond pas tout de suite, la tête levée dans l’obscurité, luttant contre les larmes, contre le besoin de bramer, de se vautrer aux pieds de Minne… Elle n’aime personne ! elle partira avec lui, avec lui tout seul ! elle partira !

– Dans cinq ou six jours. Tu seras prête ?

– C’est tout juste. Il faut s’habiller là-bas… Attends que j’allume : on n’y voit plus… Tu ne seras plus méchant, Antoine ?

Il la retient encore une minute contre lui, dans l’ombre. Un bras autour des frêles épaules de Minne, sans la trop serrer, sans l’emprisonner, il renouvelle le muet serment de lui donner le bonheur, de le lui laisser prendre où elle voudra, de le voler pour elle…

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