VII

Antoine, qui a demandé au « patron » sa liberté pour l’après-midi, remonte à grands pas le boulevard des Batignolles. Il cherche la rue des Dames… Rue des Dames, cabinet Camille, Rue des Dames ! il y a là une intention du hasard qui séduit amèrement Antoine. Son imagination invente, rue des Dames, une sorte de vaste administration, une police de l’adultère féminin, mille limiers lancés à travers Paris à la suite d’autant de petites dames farceuses…

117, rue des Dames… La maison ne paie pas de mine. Antoine cherche à tâtons la loge du concierge, perchée à l’entresol… Un relent de chou qui mijote le guide jusqu’à une imposte entrouverte :

– Le cabinet Camille, je vous prie ?

– Troisième à gauche.

L’escalier visse, dans les ténèbres moisies, de toutes petites marches basses. Antoine bute et n’ose toucher à la rampe visqueuse… Au troisième étage, un peu de jour venu d’une courette permet de lire, gravés sur une plaque ternie, les mots : « Cabinet Camille renseignements. » Point de sonnette, mais une pancarte manuscrite prie le visiteur d’entrer sans frapper.

« Faut-il entrer ? quelle ignoble boîte ! Si je revenais ?… Oui, mais le patron ne m’a donné qu’un après-midi… »

Il se décide, tourne le bouton et retombe dans le noir. Ça sent l’oignon et la pipe froide… Il va tourner les talons, quand une voix violente, derrière une porte, le retient :

– Bougre d’empoté ! vous l’avez ratée encore, hein ? vous l’avez ratée en artiste ! Ah ! vous la tenez, la filature ! Dans un grand magasin, qu’il s’en va la perdre ! Mais j’aurais honte, moi, j’aurais honte de dire que j’ai perdu une cliente dans un grand magasin ! Un enfant de sept ans vous filerait un rat d’égout, dans un grand magasin !

Un silence… Le murmure confus d’une voix qui s’excuse…

– Oui, oui, allez lui dire ça, au cocu ! Moi, mon vieux, j’ai soupé de vous fringuer, et s’il ne vous faut que ma botte au derrière…

Antoine rougit et sue dans l’ombre, avec l’impression absurde que le « cocu » dont on parle là-dedans, c’est lui… Enragé, il frappe à la porte invisible, n’attend pas de réponse et entre…

La pièce est nue, humide, propre à première vue, quoiqu’une buée bleue ternisse la glace aux dorures rougies.

Un individu referme vivement un tiroir ouvert, où voisinent un pain-flûte, le rouleau d’argent d’un saucisson de Lyon, et un casse-tête américain.

– Vous désirez, monsieur ?

Antoine s’avance et heurte un long pied, celui d’un être piteux assis contre la cheminée sur une pile de cartons verts, un être long, osseux, à figure asymétrique de séminariste défroqué comme meurtrie de l’engueulade…

– Je désire parler à M. Camille.

C’est moi, monsieur.

M. Camille s’incline devant Antoine avec une aisance autoritaire, que justifie le chic bien français de sa mise : gilet de velours prune aux boutons ciselés, redingote à châle, col carcan, plastron violet épinglé d’un fer à cheval…

– Asseyez-vous, monsieur. Puis-je vous être bon à quelque chose ?

– Voici, monsieur, ce qui m’amène. Je voudrais me renseigner sur une personne… Je n’ai pas de soupçons, mais, n’est-ce pas ? on aime à être renseigné…

M. Camille lève une main de prédicateur deux fois baguée :

– C’est le devoir de tout homme de sens !

Puis il hoche un menton indulgent et averti, et pince sa moustache d’écuyer de manège, tandis que ses yeux de ruffian détaillent Antoine, découvrant en lui la poire, la poire bénie…

– Pour tout dire, il s’agit de ma femme. Je suis forcé de la laisser seule toute la journée, elle est très jeune, influençable… Bref, monsieur, je vous prierai de me faire connaître, heure par heure, l’emploi des journées de ma femme.

– Rien de plus facile, monsieur.

– Il faudrait quelqu’un de très adroit : elle est méfiante, intelligente…

M. Camille sourit, les pouces dans les poches de son gilet :

– Cela tombe à merveille, monsieur, j’ai quelqu’un de sûr, un de ces génies ignorés et modestes…

– Ah ! ah ! fait Antoine intéressé.

Du menton, M. Camille désigne l’être assis au coin de la cheminée, qui arrondit d’avance ses épaules pour le prochain abattage.

– Comment ? c’est…

– Mon meilleur limier, monsieur. Et maintenant, si vous voulez bien, nous allons aborder la question des honoraires…

Antoine, effondré, n’écoute plus : il paiera tout ce qu’on voudra… mais sans espoir.

« La chance est contre moi », se lamente-t-il. « Cette espèce de martyr idiot ne sera jamais capable de suivre Minne… C’est trop de guigne, d’être allé tomber dans ce taudis, quand il y a trois cents agences qui valent sans doute mieux… Tout est contre moi ! » Il redescend l’escalier noir, qui sent le chou et les latrines, et croit encore entendre une voix furieuse qui crie :

– Dans un grand magasin, qu’il s’en va me la perdre ! Allez lui dire ça, au cocu, voir s’il y coupe !

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