VI

Antoine et Minne, seuls dans la salle à manger sonore, goûtent, debout près de la fenêtre fermée, et regardent, mélancoliques, tomber la pluie. Fine et serrée, elle fuit vers l’est, en voiles lentement remués, comme le pan d’une robe de gaze qui marche. Antoine assouvit sa faim sur une large et longue tartine de raisiné, où ses dents marquent des demi-lunes. Minne tient, le petit doigt en l’air, une tartine plus mince, qu’elle oublie de manger pour chercher, là-bas, à travers la pluie, plus loin que les montagnes rondes, quelque chose qu’on ne sait pas… À cause de la pluie froide, elle a repris son fourreau de velours vert empire, sa collerette blanche qui suit la ligne tombante des épaules. Antoine aime tristement cette robe, qui rajeunit Minne de six mois et fait songer à la rentrée d’octobre.

Plus qu’un mois ! et il faudra quitter cette Minne extravagante, qui dit des monstruosités avec un air paisible de ne pas les comprendre, accuse les gens de meurtre et de viol, tend sa joue veloutée et repousse le baiser avec des yeux de haine… Il tient à cette Minne de tout son cœur, en potache dévergondé, en frère protecteur, en amant craintif, en père aussi quelquefois… par exemple le jour où elle s’était coupée avec un canif, et qu’elle serrait les lèvres d’un air dur, pour retenir ses larmes… Cette journée triste gonfle son cœur d’une tendresse dont il rougit devant lui-même. Il étire ses longs bras, glisse un regard vers sa Minne blonde, partie si loin… Il a envie de pleurer, de l’étreindre, et s’écrie :

– Fichu temps !

Minne décroche enfin son regard de l’horizon cendreux et le dévisage, silencieuse. Il s’emporte sans motif :

– Qu’est-ce que tu as à me regarder, avec un air de savoir quelque chose de mal sur mon compte ?

Elle soupire, sa tartine mordue au bout des doigts :

– Je n’ai pas faim.

– Mâtin ! il est pourtant fameux, le raisiné de Célénie !

Minne fronce un nez distingué :

– Il y paraît ! Tu manges comme un maçon.

– Et toi comme une petite chipoteuse !

– Je n’ai pas faim pour du raisiné aujourd’hui.

– Pour quoi as-tu faim ? du beurre frais sur du pain chaud ? du fromage blanc ?

– Non. Je voudrais une pipe en sucre rouge.

– Ma tante ne voudra pas, observe Antoine sans autre étonnement. Et puis, ce n’est pas bon.

– Si, c’est bon ! une pipe en sucre rouge pas trop fraîche, quand le dessus est blanc et un peu mou, et qu’il n’y a plus au milieu qu’un petit tuyau de sucre dur qui craque comme du verre… Porte ma tartine sur le buffet : elle m’agace.

Il obéit et revient s’asseoir aux pieds de Minne, sur une chaise basse.

– Parle-moi, Antoine. Tu es mon ami, distrais-moi !

C’est bien ce qu’il craignait. La dignité d’ami confère à Antoine une gêne extraordinaire. Quand Minne raconte des histoires d’assassinat ou d’outrage aux mœurs, ça va bien ; mais parler tout seul, il s’en déclare incapable…

– Et puis, tu comprends, Minne, un jeune homme comme moi, ça n’a pas un répertoire d’anecdotes pour jeunes filles !

– Eh bien, et moi donc ! riposte Minne blessée. Te figures-tu que je pourrais te raconter tout ce qui se passe à mon cours ? Va, la moitié de ces chipies qui viennent au cours en automobile en remontreraient au père Luzeau !

– Non ?

– Si ! Et la preuve c’est qu’il y en a cinq ou six qui ont des amants !

– Oh ! Tu blagues ! leurs familles le sauraient.

– Pas du tout, monsieur. Elles sont trop malignes !

– Et toi, comment le sais-tu ?

– J’ai des yeux peut-être !

Ah ! oui, elle a des yeux ! Des yeux terriblement sérieux qu’elle penche sur Antoine à lui donner le vertige…

– Tu as des yeux, oui… Mais leurs parents aussi ! Où se rencontreraient-elles, tes copines, avec leurs amants ?

– À la sortie des cours, tiens ! réplique Minne indémontable. Ils échangent des lettres.

– Ah ! ben vrai ! s’ils n’échangent que des lettres !…

– Qu’est-ce que tu as à rire ?

– Eh bien, elles ne courent pas le risque d’écoper un enfant, tes amies !

Minne bat des cils et se méfie de sa science incomplète :

– Je ne dis que ce que je veux dire. Penses-tu que je vais livrer à… à la honte… l’élite de la société parisienne ?

– Minne, tu parles comme un feuilleton !

– Et toi, comme un voyou !

– Minne, tu as un sale caractère !

– C’est comme ça ? je m’en vais.

– Eh bien, va-t’en !

Elle se détourne, très digne, et va quitter la chambre, lorsqu’un brusque rayon, jailli d’entre les nuées, provoque chez les deux enfants le même « ah » de surprise : le soleil ! quel bonheur ! L’ombre digitée des feuilles de marronnier danse à leurs pieds sur le parquet…

– Viens, Antoine ! courons !

Elle court au jardin, qui pleure encore, suivie d’Antoine qui traîne ses semelles avec mauvaise grâce. Elle longe les allées encore trempées, contemple le jardin rajeuni. Au loin, l’échine des montagnes fume comme celle d’un cheval surmené et la terre finit de boire dans un silence fourmillant.

Devant l’arbre à perruque, Minne s’arrête, éblouie. Il est pomponné, vaporeux et rose comme un ciel Trianon : de sa chevelure en nuages pommelés, diamantée d’eau, ne va-t-on pas voir s’envoler des Amours nus, de ceux qui tiennent des banderoles bleu tendre et qui ont trop de vermillon aux joues et au derrière ?…

L’espalier ruisselle, mais les pêches en forme de citrons, qu’on nomme tétons-de-Vénus, sont demeurées sèches et chaudes sous leur velours imperméable et fardé… Pour secouer les roses lourdes de pluie, Minne a relevé ses manches et montre des bras d’ivoire fluets, irisés d’un duvet encore plus pâle que ses cheveux ; et Antoine, morose, se mord les lèvres en pensant qu’il pourrait baiser ces bras, caresser sa bouche à ce duvet d’argent…

La voilà accroupie au-dessus d’une limace rouge, et le fin bout de ses boucles trempe dans une flaque d’eau :

– Regarde, Antoine, comme elle est rouge et grenue ! On dirait qu’elle est en « sac de voyage » !

Il ne daigne pas pencher son grand nez qui boude.

– Antoine, s’il te plaît, retourne-la : je voudrais savoir s’il fera beau demain.

– Comment ?

– C’est Célénie qui m’a appris : si les limaces ont de la terre au bout du nez, c’est signe de beau temps.

– Retourne-la, toi !

– Non, ça me dégoûte.

En grognant, pour sauvegarder sa dignité, Antoine retourne, d’un brin de bois, la limace qui bave et se crispe. Minne est très attentive :

– À quel bout est son nez, dis ?

Accroupi près d’elle, Antoine ne peut défendre à son regard de glisser vers les chevilles de Minne, sous le jupon blanc à feston, jusqu’aux dents brodées du petit pantalon… Le vilain animal, en lui, tressaille : il songe qu’un geste brusque renverserait Minne dans l’allée humide… Mais elle se lève d’un bond :

– Viens, Antoine ! nous allons ramasser des courgelles sous le cornouiller !

Rose d’animation, elle l’entraîne vers le potager lavé et reconnaissant. La tôle gondolée des choux déborde de pierreries, et les arbres fins qui portent la graine des asperges balancent un givre rutilant…

– Minne ! un escargot rayé ! Regarde : on dirait un berlingot.

Escargot

Manigot,

Montre-moi tes cornes !

Si tu m’ les montres pas,

J’ te ferai prendre

Par ton père,

Par ta mère,

Par le roi de France !

Minne chante la vieille ronde de sa voix haute et pure, puis s’interrompt soudain :

– Un escargot double, Antoine !

– Comment double ?

Il se baisse et reste penaud, n’osant toucher les deux escargots accolés, ni regarder Minne qui se penche :

– N’y touche pas, Minne ! c’est sale !

– Pourquoi sale ? Pas plus sale qu’une amande ou une noisette… C’est un escargot philippine !

* * *

Après cette grande pluie, la chaleur est revenue brutale, à peine supportable, et la Maison Sèche a refermé ses persiennes.

Comme le dit Maman, dolente dans ses percales claires : « La vie n’est plus possible ! » L’oncle Paul tue dans sa chambre les lentes heures du jour, et la salle à manger sombre, pleine d’échos et de craquements, abrite de nouveau Minne alanguie, Antoine bienheureux… Il est assis en face de sa cousine et dispose mollement les treize paquets de cartes d’une patience. Il est ravi d’avoir devant lui Minne changée, qui a relevé hardiment ses cheveux en chignon haut « pour avoir frais ». Elle découvre, en tournant la tête, une nuque blanche, bleutée comme un lis dans l’ombre, où des cheveux impalpables, échappés du chignon, se recroquevillent avec une grâce végétale.

Sous cette coiffure qui la déguise en « dame », Minne parade d’un air aisé et tranchant, qui relègue loin Antoine et ses essais d’élégance : pantalon de coutil blanc, chemise en tussor, ceinture haute bien sanglée… Sans qu’il s’en doute, avec sa chemise de soie rouge, ses cheveux noirs et son teint hâlé, il ressemble terriblement à un cow-boy du Nouveau-Cirque. Pour la première fois, Antoine éprouve l’indigence des moyens de plaire, et qu’un amoureux ne saurait être beau, s’il n’est aimé…

Minne se lève, brouille les cartes :

– Assez ! il fait trop chaud !

Elle s’en va aux volets clos, applique son œil au trou rond qu’y fora un taret, et assiste à la chaleur comme à un cataclysme :

– Si tu voyais ! Il n’y a pas une feuille qui bouge… Et le chat de la cuisine ! il est fou, cet animal, de se cuire comme ça ! Il attrapera une insolation, il est déjà tout plat… Tu peux me croire, je sens la chaleur qui me vient dans l’œil par le trou du volet !

Elle revient en agitant les bras « pour faire de l’air » et demande :

– Qu’est-ce qu’on va faire, nous ?

– Je ne sais pas… Lisons…

– Non, ça tient chaud.

Antoine enveloppe du regard Minne, si mince dans sa robe transparente :

– Ça ne pèse pas lourd, une robe comme ça !

– Encore trop ! Et pourtant je n’ai rien mis dessous, presque : tiens…

Elle pince et lève un peu l’ourlet de sa robe, comme une danseuse excentrique. Antoine entrevoit les bas de fil havane, ajourés sur la cheville nacrée, le petit pantalon dentelé, serré au-dessus des genoux… Les cartes à patience, échappées de ses mains tremblantes, glissent à terre…

– Je ne serai pas si bête que la dernière fois, songe-t-il, affolé.

Il avale un grand coup de salive et réussit à feindre l’indifférence :

– Ça, c’est pour en bas… Mais tu as peut-être chaud par en haut, dans ton corsage ?

– Mon corsage ? J’ai juste ma brassière et ma chemise en dessous… tâte !

Elle s’offre de dos, la tête tournée vers lui, cambrée et les coudes levés. Il tend des mains rapides, cherche la place plate des petits seins… Minne, qu’il a effleurée à peine, saute loin de lui, avec un cri de souris, et éclate d’un rire secoué qui lui emplit les yeux de larmes :

– Bête ! bête ! Oh ! ça, c’est défendu ! ne me touche jamais sous les bras ! je crois que j’aurais une attaque de nerfs !

Elle est énervée, il la croit provocante, et d’ailleurs il a frôlé, sous les bras moites de la fillette, un tel parfum… Toucher la peau de Minne, la peau secrète qui ne voit jamais le jour, feuilleter les dessous blancs de Minne comme on force une rose – oh ! sans lui faire de mal, pour voir… Il s’efforce à la douceur, en se sentant des mains singulièrement maladroites et puissantes…

– Ne ris pas si haut ! chuchote-t-il en avançant sur elle.

Elle se remet lentement, rit encore en frissonnant des épaules, et s’essuie les yeux du bout des doigts :

– Tiens, tu es bon, toi ! je ne peux pas m’en empêcher ! ne recommence pas, surtout !… Non, Antoine, ou je crie !

– Ne crie pas ! prie-t-il très bas.

Mais, comme il continue d’avancer, Minne recule, les coudes serrés à la taille pour garantir la place chatouilleuse. Bientôt bloquée contre la porte, elle s’y arcboute, tend des mains qui menacent et supplient… Antoine saisit ses poignets fins, écarte ses bras peureux et songe alors que deux autres mains lui seraient en ce moment bien utiles… Il n’ose pas lâcher les poignets de Minne incertaine, silencieuse, dont il voit bouger les yeux comme une eau remuée…

Des cheveux envolés frôlent le menton d’Antoine, y suscitent une démangeaison enragée qui se propage sur tout son corps en flamme courante… Pour l’apaiser, sans lâcher les poignets de Minne, il écarte davantage les bras, se plaque contre elle et s’y frotte à la manière d’un chien jeune, ignorant et excité…

Une ondulation de couleuvre le repousse, les poignets fins se tordent dans ses doigts comme des cous de cygnes étranglés :

– Brutal ! Brutal ! Lâche-moi !

Il recule d’un saut contre la fenêtre, et Minne reste contre la porte où elle semble clouée, mouette blanche aux yeux noirs et mobiles… Elle n’a pas bien compris. Elle s’est sentie en danger. Tout ce corps de garçon appuyé au sien, si fort qu’elle en sent encore les muscles durs, les os blessants… Une colère tardive la soulève, elle veut parler, injurier, et éclate en grosses larmes chaudes, cachée dans son tablier relevé…

– Minne !

Antoine, stupéfait, la regarde pleurer, tourmenté de chagrin, de remords, et de la crainte aussi que Maman revienne…

Minne, je t’en supplie !

– Oui, sanglote-t-elle, je dirai… je dirai…

Antoine jette son mouchoir à terre, d’un mouvement rageur :

– Naturellement ! « Je le dirai à Maman ! » Les filles sont toutes les mêmes, elles ne savent que rapporter ! Tu ne vaux pas mieux que les autres !

Instantanément, Minne découvre un visage offensé où les cheveux et les larmes ruissellent ensemble.

– Oui, tu crois ça ? Ah ! je ne suis bonne qu’à rapporter ? Ah ! je ne sais pas garder de secrets ? Il y a des filles, monsieur, qu’on brutalise et qu’on insulte…

– Minne !

–… Et qui en ont plus lourd sur le cœur que tous les collégiens du monde !

Ce vocable innocent de « collégien » pique Antoine à l’endroit sensible. Collégien ! cela dit tout : l’âge pénible, les manches trop courtes, la moustache pas assez longue, le cœur qui gonfle pour un parfum, pour un murmure de jupe, les années d’attente mélancolique et fiévreuse… La colère brusque qui échauffe Antoine le délivre de sa trouble ivresse : Maman peut entrer, elle trouvera cousin et cousine debout l’un devant l’autre, qui se mesurent avec ce geste du cou familier aux coqs et aux enfants rageurs. Minne s’ébouriffe, comme une poule blanche, le chignon en bataille, mousselines froissées ; Antoine, en nage, relève ses manches de soie rouge de la manière la moins chevaleresque… Et Maman paraît, arbitre en percale claire, portant sur ses mains ouvertes deux assiettes de prunes blondes…

* * *

Ce soir-là, Minne rêve dans sa chambre avant de se déshabiller. Autour d’un ruban blanc, elle roule lentement la dernière boucle de sa chevelure et demeure immobile, debout, les yeux ouverts et aveugles sur la flamme de la petite lampe. Tous ses cheveux roulés, liés de rubans blancs, la coiffent bizarrement de six escargots d’or, deux sur le front, deux sur les oreilles, deux sur la nuque, et lui donnent un air de villageoise frisonne…

Les volets clos enferment l’air pesant, et l’on entend distinctement, dans l’épaisseur de leur bois, le précieux travail du ver. Si l’on ouvrait, les moustiques se rueraient vers la lampe, chanteraient aux oreilles de Minne, qui bondirait comme une chèvre, et marbreraient ses joues délicates de piqûres roses et boursouflées…

Minne rêve, au lieu de se déshabiller, bouche pensive, yeux fixes et noirs où se mire, toute petite, l’image de la lampe, beaux yeux somnambuliques sous les sourcils de velours blond, dont la courbe noble prête tant de sérieux à cette figure enfantine…

Minne pense à Antoine, à l’affolement qui le rendit soudain si brutal et si tremblant. Elle ne sait guère jusqu’où fût allée la lutte, mais elle voue au collégien une sourde rancune de ce qu’il fut, à cet instant-là, Antoine et non un autre. Elle en souffre, seule devant elle-même, comme pour un inconnu qu’elle eût embrassé par méprise dans l’obscurité. Point d’indulgence, même physique, pour le pauvre petit mâle ardent et maladroit : Minne proteste, de tout son être, contre une erreur sur la personne. Car, si le nonchalant dormeur du boulevard Berthier fût sorti, au passage de Minne, de son menaçant sommeil, si les mains fines et moites eussent saisi les poignets de la petite fille et qu’un corps trop souple, fleurant la paresse et le sable chaud, se fût étiré contre le sien, Minne frémit à pressentir qu’un tel assaut, renforcé de gestes doux, de regards insultants, l’eût trouvée soumise, à peine étonnée…

« Il faut attendre, attendre encore », songe-t-elle obstinément. « Il s’évadera de sa prison et reviendra m’attendre au coin de l’avenue Gourgaud. Alors je partirai avec lui. Il m’imposera à son peuple, il m’embrassera – sur la bouche – devant tous, pendant qu’ils gronderont d’envie… Notre amour croîtra dans le péril quotidien…» La Maison Sèche craque. Aussi léger qu’une robe traînante, un vent chaud balaie, dehors, les fleurs tombées du jasmin de Virginie…

* * *

« On aurait vu des choses plus ridicules ! » conclut Antoine en lui-même. Il pointille à l’encre le bois de son pupitre, mord son porte-plume en merisier odorant. Le thème latin l’écœure presque physiquement ; il éprouve prématurément cette défaillance de la rentrée, qui blêmit les collégiens au matin du premier octobre… À mesure que septembre s’écoule, l’âme d’Antoine se tourne désespérément vers Minne, Minne blanche aux reflets dorés, Minne, image rafraîchissante d’un juillet libre, d’un beau mois neuf et brillant comme une monnaie vierge, Minne fuyante, insaisissable autant que l’heure même, Minne et les vacances !… Oh ! garder Minne, s’affiner peu à peu au contact de sa duplicité voilée de candeur ! Il y a bien une solution, un arrangement, une conclusion lumineuse et naturelle… « On a vu, se répète-t-il pour la vingtième fois, des choses plus ridicules que des fiançailles à longue échéance entre un garçon de dix-huit ans et une jeune fille de quinze… Dans les familles princières, par exemple… » Mais à quoi bon argumenter ? Minne voudra ou ne voudra pas, voilà tout. Le hochement de tête d’une petite fille aux cheveux d’or peut suffire à changer le monde…

Onze heures sonnent. Antoine s’est levé, tragique, comme si cette pendule Louis-Philippe sonnait son heure dernière… La glace de la cheminée lui renvoie l’image résolue d’un grand diable au nez aventureux, dont les yeux, sous l’abri touffu des sourcils, disent « Vaincre ou mourir ! » Il franchit le corridor, frappe chez Minne d’un doigt assuré… Elle est toute seule, assise, et fronce un peu les sourcils parce qu’Antoine a claqué la porte.

– Minne ?

– Quoi ?

Elle n’a dit qu’un mot. Mais ce mot, mais cette voix signifient tant de méchantes choses sèches, de défiance, de politesse exagérée… Le vaillant Antoine ne faiblit pas :

– Minne ! Minne… m’aimes-tu ?

Habituée aux façons incohérentes de ce sauvage, elle le regarde de profil, sans tourner la tête. Il répète :

– Minne, m’aimes-tu ?

Une intraduisible expression d’ironie, de pitié négligente, d’inquiétude, anime cet œil noir, coulé en coin entre les cils blonds ; un sourire fugitif étire la bouche nerveuse… En une seconde, Minne a revêtu ses armes.

– Si je t’aime ? Bien sûr que je t’aime !

– Je ne te demande pas si c’est bien sûr ; je te demande si tu m’aimes ?

L’œil noir s’est détourné. Minne regarde la fenêtre et ne montre qu’un profil presque irréel de fragilité, aux lignes fondues dans la lumière dorée…

– Fais attention, Minne. C’est une chose très grave que je veux te dire. C’est aussi une chose très grave que tu vas répondre… Minne, est-ce que tu m’aimerais assez pour m’épouser plus tard ?

Cette fois, elle a bougé ! Antoine voit, en face de lui, une sorte d’ange têtu, dont les yeux menaçants parlaient déjà avant que sa voix eût répondu :

– Non.

Il ne ressent pas, d’abord, la douleur physique prévue, la douleur espérée qui l’eût empêché de penser. Il a seulement l’impression que son tympan crevé laisse sa cervelle s’emplir d’eau, mais il fait bonne figure.

– Ah ?

Minne juge superflue une seconde réponse. Elle guette Antoine en dessous, la tête penchée. L’un de ses pieds, avancé, bat le parquet imperceptiblement.

– Est-ce indiscret, Minne, de te demander les raisons de ton refus ?

Elle soupire, d’un long souffle qui soulève, comme des plumes, les cheveux égarés sur ses joues. Elle mord, pensive, l’ongle de son petit doigt, considère amicalement le malheureux Antoine qui, raide comme à la parade, laisse stoïquement la sueur rouler le long de ses tempes, et daigne enfin répondre :

– C’est que je suis fiancée.

Elle est fiancée. Antoine n’a rien pu obtenir de plus. Toutes les questions ont échoué devant ces yeux sans fond, cette bouche serrée sur un secret ou sur un mensonge… Seul à présent dans sa chambre, Antoine crispe ses mains dans ses cheveux et essaie de réfléchir…

Elle a menti. Ou bien elle n’a pas menti. Il ne sait, des deux, quel est le pire. « Les filles, c’est terrible ! » songe-t-il ingénument. Des lambeaux de romans passent tout imprimés devant ses yeux : « La cruauté de la femme…, la duplicité de la femme…, l’inconscience féminine… Ils ont peut-être souffert, ceux qui écrivaient cela », pense-t-il avec une pitié soudaine… « Mais au moins ils ont fini de souffrir, et, moi, je commence… » Si j’allais demander la vérité à ma tante ? » Il sait bien qu’il n’ira pas, et ce n’est pas seulement la timidité qui l’arrête, c’est que tout lui est sacré qui lui vient de Minne. Confidences, mensonges, aveux : les précieuses paroles de Minne à Antoine doivent s’enfouir en lui, dépôt inestimable qu’il gardera contre tous…

« Minne est fiancée ! » Il se répète ces trois mots avec un désespoir respectueux, comme si sa Minne blonde avait conquis un grade notable ; il dirait à peu près de même : « Minne est chef d’escadron », ou bien : « Minne est première en thème grec.» Ce n’est pas sa faute, à cet amant sincère, s’il n’a que dix-huit ans.

C’est un pitoyable corps qui se roule, à demi vêtu, sur le lit d’Antoine. Le pauvre enfant peine, dans ses soupirs de bûcheron, à comprendre ceci : que la douleur peut enfiévrer les sens, et qu’il lui faudra longtemps mûrir, sans doute, pour souffrir purement.

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