VII

Minne est malade. La maison s’agite en silence ; Maman a des yeux rouges dans une figure tirée. L’oncle Paul a parlé de fièvre de croissance, de mauvais moments à passer, d’embarras gastrique…, maman perd la tête. Sa chérie, son petit soleil, son poussin blanc a la fièvre et reste couchée depuis deux jours…

Antoine erre, prêt à s’accuser de tout ce qui arrive ; par la porte entrebâillée, il glisse dans la chambre de Minne son long museau ; mais ses gros souliers craquent et des « chut ! chut ! » le chassent jusqu’au bas de l’escalier. À peine a-t-il entrevu Minne couchée, pâle, dans le lit à perse bleue et verte… Elle boit un peu de lait, très peu, avec un petit bruit de ses lèvres sèches, puis retombe et soupire… Sauf le cerne mauve des yeux, et ce pli au coin des ailes fines du nez, on la croirait couchée par caprice. Seulement, le soir, quand Maman a tiré les rideaux, allumé la veilleuse dans le verre bleu, voilà que Minne soupire plus fort, remue les mains, s’assoit, se recouche, et commence à murmurer des choses indistinctes : « Il dort… il fait semblant de dormir… la reine…, la reine Minne », de courtes phrases puériles, enfin, à la manière d’un enfant qui rêve haut…

Par une aube de brouillard rouge, qui sent la mousse humide, le champignon et la fumée, Minne s’éveille, en déclarant qu’elle se sent guérie. Avant que Maman en croie sa joie, Minne bâille, montre une langue pâlotte mais pure, s’étire longue, longue, dans son lit, et pose cent questions : « Quelle heure est-il ? où est Antoine ? est-ce qu’il fait beau ? est-ce que je peux avoir du chocolat ?… »

Le surlendemain, elle déguste au bout d’une mouillette le lait blanc et la crème jaune d’un œuf à la coque. Minne, gourmande, bien calée entre deux oreillers, joue à la convalescente. L’air délicieux, par la fenêtre ouverte, gonfle les rideaux et fait penser à la mer…

Minne se lèvera demain. Aujourd’hui, il fait humide et les feuilles pleuvent. Le vent d’ouest chante sous les portes, avec une voix d’hiver, une voix qui donne envie de cuire des châtaignes dans la cendre. Minne serre sur ses épaules un grand châle de laine blanche, et ses cheveux nattés découvrent ses oreilles de porcelaine rosée. Elle admet Antoine à lui tenir compagnie, et il en témoigne une gratitude discrète de chien trouvé. Le menton amenuisé de Minne l’attendrit aux larmes il voudrait prendre cette petite dans ses bras, la bercer et l’endormir… Pourquoi faut-il qu’il lise, dans les yeux noirs mystérieux, tant de malice et si peu de confiance ? Antoine a déjà lu à haute voix, parlé de la température, de la santé de son père, du départ proche, et ce regard pénétrant ne désarme pas ! Il va reprendre le roman commencé ; mais une main effilée se tend hors du lit, l’arrête :

– Assez, prie Minne. Ça me fatigue.

– Tu veux que je m’en aille ?

– Non… Antoine, écoute ! Je n’ai confiance, ici, qu’en toi… Tu peux me rendre un grand service.

–Oui ?

– Tu vas écrire une lettre pour moi. Une lettre que Maman ne doit pas voir, tu comprends ? Si Maman me voit écrire dans mon lit, elle pourrait demander à qui j’écris… Toi, tu écris là, à cette table, tu me tiens compagnie, personne n’a rien à y voir… Je voudrais écrire à mon fiancé.

Elle peut guetter, à ce coup, la figure de son cousin : Antoine, très en progrès, n’a pas bronché. À vivre près de Minne, il a gagné le sens de l’extraordinaire et du variable. Simple comme la férocité de Minne, cette idée l’a traversé : « Je vais écrire sans faire semblant de rien ; alors, je saurai qui il est et je le tuerai. »

Sans parler, il suit, docile, les instructions de Minne.

– Dans mon buvard…, non, pas ce papier-là… du blanc sans chiffre…, nous sommes obligés de prendre tant de précautions, lui et moi !

Lorsqu’il s’est assis, qu’il a humecté la plume neuve, affermi le sous-main, elle dicte :

– « Mon bien-aimé…»

Il ne tressaille pas. Il n’écrit pas non plus. Il regarde Minne profondément, sans colère, jusqu’à ce qu’elle s’impatiente.

– Eh bien, écris donc !

– Minne, dit Antoine d’une voix changée et lente, pourquoi fais-tu cela ?

Elle croise sur sa poitrine son châle blanc, d’un geste de défiance. Une émotion nouvelle rosit ses joues transparentes. Antoine lui paraît étrange, et c’est à son tour de le regarder, d’un air lointain et divinateur. Peut-être découvre-t-elle, à travers lui, l’instant d’un regret, l’Antoine qu’il sera dans cinq ou six ans, grand, solide, à l’aise dans sa peau comme dans un vêtement à sa taille, n’ayant gardé d’aujourd’hui que ses doux yeux de brigand noir ?…

– Pourquoi, Minne ? Pourquoi me fais-tu cela ?

– Parce que je n’ai confiance qu’en toi.

Confiance ! elle a trouvé le mot qui suffit à abîmer la volonté d’Antoine… Il obéira, il écrira la lettre, soulevé par ce flot de lâcheté sublime qui a absous tant de maris complaisants, tant d’amants humbles et partageurs…

– « Mon bien-aimé, que tes chers yeux ne s’étonnent pas d’une écriture qui n’est pas la mienne. Je suis malade et quelqu’un de dévoué…» La voix de Minne hésite, semble traduire mot à mot un texte difficile…

– « quelqu’un de dévoué… veut bien te donner de mes nouvelles, pour que tu te rassures, que tu te donnes tout à ta dangereuse carrière… »

« Sa dangereuse carrière ! » rumine Antoine. « Il est chauffeur ?… ou sous-dompteur chez Bostock ? »

– Tu y es, Antoine ?… « Ta dangereuse carrière. Mon bien-aimé… quand me retrouverai-je dans tes bras et respirerai-je ta chère odeur ?… »

Une grande vague amère emplit le cœur de celui qui écrit. Il endure tout cela comme un rêve pénible, dont on souffre à mourir en sachant que c’est un rêve.

– « Ta chère odeur… Je voudrais parfois oublier que je fus à toi… » Tu y es, Antoine ?

Il n’y est pas. Il tourne vers elle une figure de noyé, une figure enlaidie et suffoquée qui irrite Minne sur-le-champ :

– Eh bien, va donc !

Il ne va pas. Il secoue la tête comme pour chasser une mouche…

– Tu ne dis pas la vérité, dit-il enfin. Ou bien tu perds la tête. Tu n’as pas appartenu à un homme.

Rien plus que l’incrédulité ne peut exaspérer Minne. Elle ramasse sous elle, avec une grâce brusque, ses jambes cachées. Les lumineux yeux noirs, dévoilés, accablent Antoine de leur colère :

– Si ! crie-t-elle, je lui ai appartenu !

– Non !

– Si !

– Non !

– Si !…

Et elle jette comme un argument sans réplique :

– Si ! je te dis, puisque c’est mon amant !

L’effet, sur Antoine, d’un mot aussi catégorique est au moins surprenant. Toute son attitude obstinée et tendue s’assouplit. Il pose son porte-plume, soigneusement, au bord de l’encrier, se lève sans renverser sa chaise et s’approche du lit où trépide Minne. Elle ne fait pas attention qu’aux prunelles d’Antoine luit la singulière et fauve douceur d’une bête qui va bondir…

– Tu as un amant ? tu as couché avec lui ? demande-t-il très bas.

Comme sa voix appuie, presque mélodieuse, sur les derniers mots !… La vive rougeur de Minne avoue, croit-il, sa faute.

– Certainement, monsieur ! j’ai couché avec lui !

– Oui ? Où donc ?

Par un renversement des rôles qu’elle n’aperçoit pas, c’est Minne qui répond, embarrassée, à un Antoine agressif plein d’une lucidité qu’elle n’avait point prévue…

– Où ? ça t’intéresse ?

– Ça m’intéresse.

– Eh bien ! la nuit… sur le talus des fortifications.

Il réfléchit, fixe sur Minne des yeux rapetissés et prudents.

– La nuit… sur le talus… Tu sortais de la maison ? ta mère n’en sait rien ? … non, je veux dire : c’est quelqu’un dont tu ne pouvais expliquer la présence chez ta mère ?

Elle répond « oui » d’un grave hochement de tête.

– Quelqu’un… de condition inférieure ?

– Inférieure !

Redressée, tremblante, elle le foudroie du sombre éclat de ses yeux grands ouverts, ses nobles petites narines, serrées et farouches, palpitent. « Inférieur ! » Inférieur, cet ami silencieux et menaçant, dont le corps souple jeté en travers du trottoir, feignait une mort gracieuse !… Narcisse en jersey rayé, évanoui au bord d’une source… Inférieur, le héros de tant de nuits, qui cache sous ses vêtements le couteau tiède et porte les marques roses de tant d’ongles épouvantés !…

– Je te demande pardon, Minne, dit Antoine très doux. Mais… tu parles de dangereuse carrière… Qu’est-ce qu’il fait donc, ton… ton ami ?

– Je ne peux pas te le dire.

– Une dangereuse carrière…, poursuit Antoine patiemment, cauteleusement… Il y en a beaucoup de dangereuses carrières… Il pourrait être couvreur… ou conducteur d’automobile…

Elle arrête sur lui des yeux meurtriers :

– Tu veux le savoir, ce qu’il fait ?

– Oui, j’aimerais mieux…

– Il est assassin.

Antoine hausse ses sourcils de Méphistophélès départemental, ouvre une bouche badaude et part d’un jeune éclat de rire. Cette bonne grosse plaisanterie le remet, et il tape sur ses cuisses d’un air plus convaincu que distingué…

Minne frémit ; dans ses yeux, où se mire un couchant rouge de septembre, passe l’envie distincte de tuer Antoine…

– Tu ne me crois pas ?

– Si… si… Oh ! Minne, quelle toquée tu fais !

Minne ne connaît plus de raison, ni de patience :

– Tu ne me crois pas ? Et si je te le montrais ! Si je te le montrais vivant ? Il est beau, plus beau que tu ne seras jamais, il a un jersey bleu et rouge, une casquette à carreaux noirs et violets, des mains douces comme celles d’une femme ; il tue toutes les nuits d’affreuses vieilles qui cachent de l’argent dans leur paillasse, des vieux abominables qui ressemblent au père Corne ! Il est chef d’une bande terrible, qui terrorise Levallois-Perret. Il m’attend, le soir, au coin de l’avenue Gourgaud…

Elle s’arrête, suffoquée, cherchant une dernière flèche à enfoncer :

– … il m’attend là, et, quand Maman est couchée, je vais le retrouver, et nous passons la nuit ensemble !

Elle n’en peut plus, elle s’adosse aux oreillers, attend qu’Antoine éclate. Mais rien ne paraît chez lui qu’une inquiétude circonspecte, le souci d’avoir provoqué chez Minne un retour de fièvre, de délire léger…

– Je m’en vais, Mine…

Elle ferme les yeux, soudain pâle et dégrisée :

– C’est ça : va-t’en !

– Minne, tu n’es pas fâchée contre moi ?

Elle fait « non, non » d’un signe excédé.

– Bonsoir, Minne…

Il prend sur le drap une petite main sèche, chaude, inerte, hésite à la baiser et la repose doucement, doucement, comme un objet délicat dont il ne sait pas se servir…

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