Depuis que Minne a quitté la Maison Sèche, des dimanches ont passé, ramenant autour de la tarte traditionnelle l’oncle Paul et Antoine. Minne détourne d’eux ses yeux sauvages parce que la vue de l’oncle Paul, jaune, fripé, offense sa fraîche et cruelle jeunesse, parce qu’Antoine, sous sa livrée noire à boutons dorés, a retrouvé sa dégaine d’enfant de troupe grandi trop vite, cuit au soleil…
Minne a repris ses cours quotidiens et ne cherche même plus, au coin de l’avenue déserte, l’inconnu à qui elle donne tous ses songes : le trottoir miroite d’averses ou sonne gelé sous le talon, comme aux matins de décembre. Maman brode, le soir, sous la lampe, se retourne parfois pour scruter innocemment le visage de sa chérie, et retombe dans sa paix adive de mère tendre et aveugle… Il ne faut pas en vouloir à Maman, si Dieu l’a pourvue d’un don d’amour sans discernement. Tant d’honnêtes poules couvèrent, sous leurs ailes rognées, l’essor, bleu et vert métallique, d’un beau canard sauvage !
« C’est Lui ! c’est Lui ! Je reconnais sa démarche ! »
Minne, penchée à tomber, crispe sur l’appui de la fenêtre ses deux mains, que l’exaltation glace… Ses yeux, son cœur le reconnaissent, à travers la nuit…
« Il n’y a que Lui pour marcher ainsi ! Qu’il est souple ! À chaque pas, on voit balancer ses hanches… La prison l’a maigri, on dirait… Est-ce la même casquette à carreaux noirs et violets ? Il m’attend ! il est revenu ! Je voudrais me montrer… Il s’en va… Non ! il revient ! »
C’est un long rôdeur d’une souplesse désossée, qui fume et se promène. La clarté d’une fenêtre ouverte, à cette heure, l’étonne : il lève la tête. Minne, affolée, jurerait qu’elle reconnaît sur ce visage levé une pâleur unique, et la fumée de la cigarette monte vers elle comme un encens.
– Psst ! fait Minne.
L’homme s’est retourné, d’une manière courbe qui révèle la bête toujours au guet. C’est cette gosse, là-haut ? à qui en veut-elle ?
Une petite voix légère demande :
– Vous venez me chercher ? il faut descendre ?
À tout hasard, parce que la silhouette est jeune et fine, l’homme envoie, des deux mains, une obscène et gouailleuse réplique. « Bien sûr, c’est le signe ! » se dit Minne. « Mais je ne peux pas descendre comme ça. »
Fiévreuse, elle recommence la parure baroque de l’an dernier – le ruban rouge au cou, le tablier à poches, le chignon – oh ! ce peigne qui glisse tout le temps ! … Faut-il prendre un manteau ? Non on n’a pas froid quand on s’aime… Vite, en bas !
Les pieds bondissants de Minne, chaussés de mules rouges, effleurent le tapis… Un craquement terrible ! Minne, dans sa hâte, a oublié la dix-huitième marche, disjointe, qui gémit comme une porte rouillée… Elle s’aplatit, les mains au mur, retient son souffle… Rien n’a bougé dans la maison. En bas, les verrous de sûreté obéissent à la petite main qui tâtonne : la porte tourne, muette ; mais comment la refermer sans bruit ?
« Eh bien, je ne la referme pas ! »
Il fait frais, presque froid. Le vent, qui n’agite plus de feuilles aux platanes dépouillés, fait chanceler la clarté des becs de gaz…
« Où est-il ? »
Personne dans l’avenue… Quelle direction choisir ? Minne, désolée, tord enfantinement ses mains nues… Ah ! là-bas, une forme s’éloigne…
« Oui, oui, c’est lui ! »
Une main au chignon qui oscille, l’autre tenant la jupe légère, elle s’élance. L’heure inusitée, la gravité de ce qu’elle accomplit, portent Minne sur des pieds qui touchent à peine la terre. Elle étendrait les bras et volerait sans plus de surprise. Elle se dit seulement : « C’est mon âme qui court ! » Il faut courir, et très vite, car la longue forme de celui qu’elle suit n’est plus, du côté de la porte Malesherbes, qu’une larve onduleuse…
Minne dépasse l’avenue Gourgaud, atteint la grille du chemin de fer, le boulevard Malesherbes… Avec Célénie, avec Maman, elle n’est jamais allée plus loin. Le boulevard continue, jalonné d’arbres. Mon Dieu, où est donc allé Le Frisé ? Elle n’ose pas crier, et elle ne sait pas siffler… Là-bas, c’est lui !… non, c’est un arbre plus gros !… Ah ! le voilà… ! Arrêtée un instant pour comprimer son cœur essoufflé, elle repart, joint quelqu’un qui semble attendre, quelqu’un de muet qui dérobe, sous le bord ramolli d’un feutre, le haut d’un visage anonyme…
– Pardon, monsieur…
La petite voix suffoquée peut à peine parler. L’homme ne montre de lui, sous le gaz verdâtre, qu’un menton bleui par une barbe de trois jours… Pas de front, pas d’yeux, les mains même restent invisibles, enfoncées dans les poches… Mais Minne n’a pas peur de ce mannequin sans figure, qui semble vide, haut comme une armure ancienne…
– Monsieur, vous n’auriez pas vu passer un… un homme qui allait par là, un grand, qui se balance un peu en marchant ?
Les épaules de l’homme montent, retombent. Minne sent sur elle un regard qu’elle ne voit pas et s’impatiente :
– Pourtant, il a dû passer près de vous, monsieur…
Sa petite figure volontaire cherche bravement la figure d’ombre. La course a rosé ses joues, ses yeux reflètent le gaz comme deux flaques d’eau ; elle ferme et rouvre la bouche et piétine, attendant une réponse. L’homme vide hausse encore les épaules, et dit enfin d’une voix sourde :
– Personne.
Elle secoue furieusement la tête et repart plus vite, affolée du temps perdu, prête à pleurer d’angoisse.
C’est plus noir, de ce côté-là. Mais la pente douce est bonne pour courir, et elle court, elle court, occupée seulement de maintenir son chignon qui la gêne… Elle vient de heurter un couple paisible d’agents, qui remonte le boulevard. Le choc d’une épaule carrée a fait chanceler Minne, elle distingue des paroles bourrues :
– Qu’est-ce qui m’a fichu une sacrée petite bougresse…
Elle court, le vent siffle à ses oreilles, elle va droit devant elle. Le Frisé n’a pu que suivre les fortifications qui lui constituent un royaume disputé, un asile peu sûr… Au fond de la tranchée, un train rampe, dépasse Minne en versant sur elle un flot de fumée. Elle ralentit ses pieds fatigués, considère, tête basse, ses pantoufles, dont le nez effilé se coiffe déjà de boue, s’appuie à la grille pour suivre l’œil rouge du train : « Où suis-je ? »
À cinquante mètres, une baie d’ombre ferme la route, un portail noir, au faîte duquel passe une bête vive et longue, empanachée de fumée, trouée de feux rouges et jaunes…
« Encore un train ! Il passe au-dessus du boulevard. Je ne connaissais pas ce pont… Si c’est un de leurs asiles, il m’attend là ! »
Elle court, les lèvres tremblantes. Ses décisions se suivent, faciles, irréfutables. Comment n’y reconnaîtrait-elle point la seconde vue que dispense, seul, l’amour ?… Sa main, qui tient le faite de son chignon, semble follement la soulever tout entière, de trois doigts délicats, et le vent, qui frappe son gosier, le dessèche…
La bouche noire du pont, qui grandit devant elle, ne l’effraie pas. Elle y devine le seuil d’une autre vie, l’approche sacrée des mystères… Des mèches déroulées, échappées à son peigne d’écaille, la suivent, horizontales, ou bien, retombées sur sa nuque, y palpitent, vivantes comme des plumes… Quelque chose a remué, plus noir que l’ombre rougeâtre, quelque chose d’assis à même le sol, sous le halo de brouillard irisé qui nimbe la flamme du gaz… Est-ce lui ?… Non !… Une femme accroupie, deux femmes, un homme très petit et malingre. Les pieds silencieux de Minne ne les ont pas avertis ; d’ailleurs, le pont vibre encore d’un grondement assourdi…
L’enfant qui courait force ses yeux à distinguer, parmi ces silhouettes atterrées, la stature plus noble de celui qu’elle poursuit. Il n’est pas là. Ceux-ci sont ses congénères, ses sujets peut-être : l’homme – une sorte d’enfant chétif, assis sur le trottoir – arbore le jersey connu, la molle casquette de drap qui colle au crâne. Derrière le groupe, une futaie de piliers cannelés s’enfonce :
« C’est comme à Pompéi », constate Minne, que l’ombre d’une colonne dérobe toute.
L’une des deux femmes vient de se lever ; elle porte le tablier, le corsage indigent et criard, le chignon en casque, d’un noir métallique, si lisse, si tendu qu’il miroite, en carapace d’insecte batailleur. Minne regarde avidement et compare ce qui lui manque, à elle, c’est ce chic particulier de coiffure dont pas un cheveu ne s’échappe, c’est ce corsage de laine rouge qu’un papillon de grossière dentelle agrafe au cou. C’est surtout ce je ne sais quoi, dans l’attitude, d’agressif et de découragé, ce cynisme et cette veulerie d’animal qui vit, se nourrit, se gratte et se satisfait en plein air… « Ceux-ci sont désormais les miens », se dit Mine, orgueilleuse. « Ils me diront, si je les questionne, où m’attend Le Frisé… »
La femme, qui s’est levée, étire ses bras masculins avec un bâillement rugissant : on voit un dos large, barré par la saillie du corset. Elle tousse convulsivement, et jure le nom de Dieu d’une voix épuisée.
« Il faut pourtant que je me décide ! » s’écrie Minne en elle-même. Le chignon assuré, les mains dans ses poches en cœur, elle sort de sa guérite d’ombre et s’avance, un pied au bord de la jupe :
– Pardon, mesdames, vous n’avez pas vu passer un homme, grand, qui se balance un peu en marchant ?
Elle a parlé haut, vite, en petite comédienne qui a plus de feu que d’expérience. Les deux créatures, collées du dos au mur, regardent stupidement cette enfant déguisée.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demande la voix épuisée de celle qui toussait.
– C’est une gosse, dit l’autre. Elle est rigolote.
En bas, le gringalet, ramassé en crapaud, rit par secousses, puis élève une voix nasillarde de bossu :
– Qui s’ tu serches, la môme ?
Blessée, Minne abaisse sur l’avorton un regard royal :
– Je cherche Le Frisé.
L’avorton se lève, cérémonieux, en découvrant un crâne aux cheveux rares :
– Le Frisé, c’est moi, pour vous servir…
Au rire des deux femmes, Minne fronce les sourcils et va passer outre, quand le rôdeur s’approche davantage et lui glisse ces mots en confidence :
– Je suis frisé, mais ça ne se voit que dans l’intimité.
Puis, comme il avance vers la taille de Minne une main sournoise, elle frémit de tous ses nerfs et fuit, poursuivie une minute par un traînement de savates agiles, qu’interrompt la voix des deux femmes :
– Antonin ! Antonin ! laisse-la donc ; je te dis !
Ce n’est pas la peur qui fait bondir ainsi le cœur et les pieds ailés de Minne, mais l’orgueil offensé, la brûlure humiliée d’une reine étreinte par un valet. « Ils n’ont pas pressenti qui j’étais ! Malheur à eux s’ils m’appartiennent plus tard ! Je lui dirai, à lui… mais où le trouver, mon Dieu ?… » Elle marche vite, déjà trop lasse pour courir. Cette route et ce talus, depuis combien de temps les longe-t-elle ? Comme il y a peu de monde, cette nuit ! Où sont-ils tous ? Peut-être y a-t-il grand conseil dans une carrière ?… Elle veut s’asseoir sur un banc, pour vider ses pantoufles qui s’emplissent de sable, de petits cailloux pointus. Mais un couple serré, que désunit son approche, la chasse avec des paroles dont le sens lui demeure obscur…
Un « psst ! » jailli du talus l’arrête, l’attire :
– C’est vous ? crie-t-elle.
– Oui, c’est moi, répond une voix de fausset qu’on change exprès.
– Qui, vous ?
– Moi, voyons, moi, le chéri, la gueule en or…
– Ce n’est pas vous que je cherche ! réplique Minne sévèrement.
Elle repart, se range un peu plus loin pour laisser passer un troupeau de moutons petits sabots secs criblant le sol, bêlements en gamme disloquée, odeur caséeuse et pacifique… Minne entend le souffle des chiens qui vont et viennent, frôle les rondes croupes laineuses. Ils passent comme la grêle, et Minne peut croire un instant qu’ils ont emporté avec eux tous les bruits de la nuit… Mais un train bout au loin, s’élance, rageur, crachant derrière lui une mitraille de charbons rouges…
Le dos à un arbre, Minne a cessé de marcher. Elle se répète encore, pour lutter contre sa lassitude : « Je vais finir par le retrouver, en me renseignant… C’est ma faute, aussi ! j’ai perdu du temps à vouloir me faire belle !… A-t-il pu croire que j’aie douté ? Non, je n’ai pas douté ! Je ne doute pas de lui plus que de moi-même !
Redressée, balayant des deux mains ses cheveux d’argent, elle brave la nuit, car ses yeux recèlent assez d’ombre pour lutter en ténèbres avec elle… Elle lève ses pieds douloureux, regarde, à la lueur d’un gaz enfumé de brume, ses mains raides de froid, et rit toute seule, d’un petit rire ironique et triste :
« Si Maman était là, elle ne manquerait pas de dire : « Ma petite Minne, c’est bien la peine que je t’aie acheté des gants en lièvre blanc ! » Mais ce n’est pas de ça que je me soucie… Si, au moins, j’avais une brosse ou un linge, pour enlever la boue de mes pantoufles ? …Paraître devant lui en pieds crottés ! »
Pour trouver un peu d’herbe où essuyer ses semelles, elle traverse l’avenue déserte et tressaille. Elle n’avait pas vu une femme qui arpente, d’un pas morne de bête accoutumée à ne point trouver d’issue à sa cage, le sable mou. Celle-ci porte le casque de cheveux, armure d’amour et de bataille, le tablier de cotonnade et des souliers à bouffettes, pitoyables dans les flaques…
– Madame ! crie Minne résolument, car la créature s’éloigne, jalouse de sa solitude de fauve peureux, qui chasse seul et se contente des bas gibiers… Madame !…
La femme se retourne, mais continue à s’éloigner à reculons. C’est un être hommasse et carré, avec une figure violacée, de petits yeux porcins et méfiants… Minne, qui lui trouve quelque ressemblance avec Célénie, reprend sa plus royale assurance et parle du haut de sa tête décoiffée :
– Madame, voilà… Je me suis égarée. Pouvez-vous me dire le nom de cette avenue ?
Une voix sans timbre, comme celle des chiens de ferme qui couchent dehors, répond, après un silence :
– C’est écrit sur les plaques, que je pense !
– Je sais bien, dit Minne impertinente. Mais je ne connais pas du tout le quartier. Je cherche quelqu’un… Et quelqu’un que vous connaissez sûrement, madame !
– Quelqu’un que je connais ?
L’être hommasse répète les derniers mots de Minne, d’un parler épais où traîne un vague accent de terroir.
– Je connais pas grand monde…
Minne veut rire, et tousse parce qu’elle a froid :
– Ne faites donc pas de cachotteries avec moi ! je suis des vôtres, ou je vais en être !
La femme, qui conserve sa distance, n’a pas l’air d’avoir compris. Elle lève la tête vers le ciel noir et dit, pour dire quelque chose :
– Y aura de la pluie avant le jour…
Minne frappe du pied. De la pluie ! Bête inférieure ! La pluie, le vent, la foudre, est-ce que tout cela compte ? Il y a seulement des heures de nuit et des heures de jour. Le jour, on dort, on fume, on rêve… Mais, sous la nuit, tente veloutée, on tue, on aime, on secoue les pièces d’or encore poissées de sang… Ah ! trouver Le Frisé, oublier dans ses bras une enfance asservie, obéir passionnément à lui, à lui seul !… Minne piaffe, hume la nuit, reprise de fièvre et d’enthousiasme…
– T’as l’air bien jeune, murmure la voix sourde de chien de garde enroué.
Minne regarde la femme de haut, entre ses cils :
– Très jeune ! j’aurai seize ans dans huit mois.
– Dépêche-toi de les avoir, c’est plus sûr.
– Ah !
– Tu travailles toute seule ?
– Je ne travaille pas, dit Minne fièrement. Les autres travaillent pour moi.
– T’as bien de la veine… C’est des sœurs plus petites ou plus grandes que toi ?
– Je n’ai pas de sœurs. Et puis qu’est-ce que ça vous fait ? Si vous vouliez seulement me dire… Je cherche Le Frisé. J’ai quelque chose à lui dire, quelque chose de tout à fait sérieux.
Le monstre triste s’est rapproché pour regarder cette petite fille frêle, qui parle là comme chez elle, qui est accoutrée comme un carnaval et dépeignée que c’en est honteux, et qui demande « Le Frisé » …
– Le Frisé ? quel donc Frisé ?
– Le Frisé, voyons ! Celui qui était avec Casque-de-Cuivre, le chef des Aristos de Levallois-Perret.
– Celui qui était avec Casque-de-Cuivre ? Celui qui… Est-ce que je connais des espèces comme ça ?
Qu’est-ce qui m’a foutu une petite gadoue pareille ?
– Mais…
– Tâche moyen de savoir, petite saloperie, que je suis une honnête femme, et qu’on n’a jamais vu traîner un marlou dans mes jupes depuis l’exposition de 89 !… Ça n’a pas plus de poils que ma main, et ça parle de bande, et de Frisé, et de ci et de ça et de l’autre ! Veux-tu me fiche le camp, et vivement ! ou je t’en mets une de frisure, qui ne sera pas ordinaire !
… « Voila une chose inouïe ! »
Minne, hors de souffle, s’est assise au bord du trottoir, délivrée enfin de la poursuite affreuse de la mégère, qui a couru sur elle, avec des bonds de batracien, des menaces incompréhensibles… Minne, affolée, s’est jetée de l’autre côté du boulevard, dans une petite rue, puis dans une autre, jusqu’à ce boyau noir et désert, où le vent chante comme à la campagne et gèle les épaules moites de Minne, qui serre les coudes, tousse et tâche de comprendre…
« Oui, c’est extraordinaire ! On me traite partout en ennemie ! Il y a trop de choses qui m’échappent… Tout de même, il y a bien longtemps que je suis sur mes jambes je n’en peux plus… »
L’accablement plie son dos, penche sa tête, gerbe en désordre, vers ses genoux ; pour la première fois depuis sa fuite, Minne se souvient d’un lit tiède, d’une chambre blanche et rose… Elle a honte, à se sentir accroupie et lâche, la robe crottée et l’échine tendue… Tout est à recommencer. Il faut rentrer, espérer de nouveau la venue du Frisé, de nouveau s’échapper, parée, fiévreuse. Ah ! que, du moins, vienne cette nuit-là, complète, débordante d’amour ! Qu’un bras, dont elle devine la force traîtresse, guide ses premiers pas, qu’une main infaillible lève, un à un, tous les voiles qui cachent l’inconnu, car Minne se sent épuisée jusqu’au sommeil, jusqu’à la mort…
Le silence l’éveille, le froid aussi. « Où suis-je ? » Pour quelques minutes d’assoupissement au bord d’un trottoir, la voici éperdue, séparée du monde réel, inconsciente de l’heure, prête à croire qu’un cauchemar l’a portée dans un de ces pays où le seul visage des choses immobiles suffit à créer une terreur sans nom…
Qu’est devenue la Minne sauvage, l’amante d’un assassin fameux, la reine du peuple rouge ? Petit oiseau maigre, elle grelotte sous sa chemisette rose d’été, toussote, tourne sur place, avec des yeux noirs effarés, de grands cheveux blonds, décoiffés et tristes. Sa bouche tremble pour retenir aussi le mot qui devrait guérir toutes les épouvantes, appeler l’étreinte, la lumière, l’abri : « Maman… » Ce mot-là, Minne ne le criera que si elle se sent mourir, si des bêtes effroyables l’emportent, si son sang, par sa gorge ouverte, s’épand comme une étoffe tiède… Ce mot-là, c’est le dernier recours, il ne faut pas l’user en vain !
Elle se remet en route courageusement en ressassant des choses raisonnables :
« Je vais regarder le nom de la rue, n’est-ce pas ? » et puis je retrouverai le chemin de la maison, et puis je rentrerai tout doucement, et puis ce sera fini… »
Au coin du boyau désert, elle se dresse sur la pointe des pieds, pour lire : « Rue… rue… qu’est-ce que c’est que cette rue-là ?… La suivante, peut-être que je la reconnaîtrai…»
La suivante est déserte, bossuée de pavés disjoints, d’immondices en tas… Une autre rue, une autre, une autre, qui portent des noms baroques… Et Minne demeure atterrée, les mains pendantes, envahie peu à peu d’une crainte folle : « On m’a transportée, pendant mon sommeil, dans une ville inconnue !… Si encore je rencontrais un sergent de ville… Oui, mais… Faite comme je suis, il commencera par me mener au poste…»
Elle marche encore, s’arrête, le cou renversé, pour lire des noms de rues, elle hésite, revient sur ses pas, cherche avec désespoir l’issue du labyrinthe…
« Si je m’assieds, je mourrai là. »
Cette pensée soutient les pas de Minne. Non que l’idée de la mort l’effraie ; mais elle voudrait, petit animal perdu et souffrant, finir en son gîte…
Le froid plus vif, le vent qui s’éveille, des bruits lents et lointains de charrettes, tout cela sent le matin proche, mais Minne n’en sait rien. Elle marche, insensible ; elle boite, parce que ses pieds lui font mal et que l’une de ses pantoufles rouges a perdu un talon… Soudain, elle s’arrête, tend l’oreille : un pas s’approche, que rythme gaiement un refrain fredonné…
C’est un homme. Un « monsieur » plutôt. Il marche, un peu lourd, un peu vieux, dans une pelisse à col fourré qui l’engonce. Toute l’âme de Minne se relève :
« Qu’il a l’air bon ! qu’il est rassurant ! que sa pelisse fourrée doit être chaude et douce ! De la chaleur, mon Dieu, un peu de chaleur ! il me semble que cela me manque depuis si longtemps !… »
Elle va courir, se jeter vers l’homme comme vers un grand-père, lui balbutier en pleurant qu’elle s’est perdue, que maman saura tout si le jour vient… Mais elle se reprend, avec la prudence que donne un long malheur : si l’homme, incrédule, allait la chasser ?… Sous la pluie fine qui commence à tomber, Minne rajuste, comme elle peut, sa chevelure humide, repasse d’une main gourde les plis de son tablier rose, tâche de prendre l’air bien naturel et pas autrement gêné, mon Dieu, d’une jeune fille de bonne famille qui a perdu son chemin en se promenant…
« Je vais lui dire…, comment déjà ? Je vais lui dire : « Pardon, monsieur, vous seriez bien aimable de m’indiquer le chemin du boulevard Berthier…»
L’homme est si proche qu’elle peut sentir l’odeur de son cigare. Elle sort de l’ombre, s’avance sous le gaz verdâtre :
– Pardon, monsieur…
À la vue de cette mince silhouette, de ces cheveux de paille argentée, le promeneur s’est arrêté… « Il se méfie », soupire Minne, et elle n’ose pas continuer la phrase préparée…
– Qu’est-ce qu’elle fait là, cette petite fille ?
C’est l’homme qui a parlé, un peu pâteux, mais extrêmement cordial.
– Mon Dieu, monsieur, c’est bien simple…
– Oui, oui. Elle m’attendait, la fifille ?
– Vous vous trompez, monsieur…
La pauvre douce voix de Minne ! … Elle recommence à avoir peur, une peur d’enfant retrouvée et reperdue…
– Elle m’attendait, reprend la voix engageante d’ivrogne heureux. La fifille a froid, elle va me mener près d’un bon feu !
– Oh ! je voudrais bien, monsieur, mais…
L’homme est tout près : on voit, sous le chapeau haut de forme, des pommettes rouges, une barbe de foin grisonnant.
– Mâtin de mâtin ! qu’est-ce que c’est donc qu’une enfant comme ça ? Dis-moi ton âge ?
Il souffle l’eau-de-vie, le cigare, il respire court et fort. Minne, désespérée, recule un peu, se colle au mur, essaie encore d’être gentille, de ne pas le contrarier…
– Je n’ai pas tout à fait quinze ans et demi, monsieur. Voilà ce qui s’est passé je suis sortie de chez Maman…
– Hein ! hennit-il. La fifille va me raconter tout ça, devant un bon feu, sur mes genoux…
Un bras capitonné de fourrure étreint la taille de Minne, que la force abandonne… Mais l’haleine chargée de cigare et d’alcool, sur sa figure, galvanise son évanouissement d’un tour d’épaules elle se rend libre et, fière, redevenue l’infante blonde qui terrorisait Antoine :
– Monsieur, vous ne savez pas à qui vous parlez !
Il hennit plus doucement :
– Ça va bien, ça va bien ! La fifille aura tout ce qu’elle voudra. Allons, petite chérie… Mimi…
– Je ne m’appelle pas Mimi, monsieur !
Comme il marche sur elle, elle bondit et recommence à courir… Mais sa pantoufle boiteuse la quitte à chaque pas et il lui faut ralentir, s’arrêter…
« Il est vieux, il ne pourra pas me suivre… »
Au premier tournant, elle souffle, écoute avec terreur… Rien… Oh ! si… un cliquettement de talons et de canne, et, tout de suite, surgit le vieux, qui emboîte le pas, s’acharne, murmure en hennissant :
– Petite chérie… tout ce qu’elle voudra… Elle me fait courir, mais j’ai de bonnes jambes…
L’enfant perdue se traîne comme une perdrix dont l’aile cassée pend. Il n’y a plus qu’une pensée sous son front douloureux : « Peut-être qu’en marchant si longtemps j’arriverai à la Seine, et alors je me jetterai dedans. » Elle croise sans les voir des voitures de laitier, des tombereaux lents où le charretier dort… Sous le rayon d’une lanterne, Minne vient d’entrevoir le visage du vieux, et son cœur s’est arrêté : le père Corne ! il ressemble au père Corne !
« Je comprends ! je comprends à présent ! je fais un rêve ! Mais comme il dure longtemps, et comme j’ai mal partout ! Pourvu que je m’éveille avant que le vieux m’attrape !» Un dernier, un suprême élan pour courir… Elle manque le bord du trottoir, tombe, les genoux meurtris, se relève gainée de boue, une joue souillée…
Avec un grand soupir abandonné, elle regarde autour d’elle, reconnaît, sous une aube vague et grise, ce trottoir, ces arbres nus, ce talus pelé… C’est… non… si ! C’est le boulevard Berthier…
– Ah ! crie-t-elle tout haut, c’est la fin du rêve ! Vite, vite que je m’éveille à la porte !
Elle se traîne, elle arrive : la porte est entrouverte comme hier soir… Minne appuie ses deux mains au vantail qui cède, et roule évanouie sur la mosaïque du vestibule.
* * *
Antoine dort. Le sommeil transparent du petit matin lui tend et lui retire tour à tour mille beautés, qui toutes s’appellent Minne, et dont pas une ne ressemble à Minne. Pitoyables à sa timidité de garçon tout neuf ; elles ont des précautions de mères, des sourires de sœurs, puis des caresses qui ne sont ni fraternelles ni maternelles… Et tout ce facile bonheur s’empoisonne peu à peu : il y a quelque part, pendue dans les nuages roses et bleus, une horloge qui va sonner sept heures, précipitant Antoine, la tête la première, en bas de son paradis de Mahomet.
Adieu, beautés ! D’ailleurs, il rêvait sans espoir… Voici la sonnerie redoutée, les sept coups stridents qui vibrent jusque dans le creux de l’estomac. Ils persistent, se prolongent en grelottement rageur de timbre, si réel qu’Antoine, éveillé pour de bon, se dresse, hagard comme Lazare ressuscité :
« Mais, bon Dieu ! c’est à la porte d’entrée qu’on sonne ! »
Antoine tombe dans ses pantoufles, enfile son pantalon à tâtons :
« Papa se lève… Quelle heure peut-il être ? Elle est raide, celle-là… »
Il ouvre sa porte : par le corridor arrive une voix pleurarde, que la hâte entrecoupe, et, tout de suite, Antoine sent trembler ses joues d’un singulier frisson au seul nom entendu de « Mademoiselle Minne ».
– Antoine ! de la lumière, mon garçon !
Antoine cherche la bougie, casse une allumette, puis deux… « Si la troisième ne prend pas, c’est que Minne sera morte… »
Dans l’antichambre, Célénie achève et recommence un récit qui ressemble à un fragment de roman-feuilleton :
– Elle était là par terre, monsieur, évanouie, et faite !… De la boue jusque dans les cheveux, sans chapeau, sans rien. Pour moi, je n’ai pas d’avis, n’est-ce pas ! mais mon idée, c’est qu’on l’a enlevée, qu’on lui a fait les mille et une abominations, et qu’on l’a rapportée pour morte…
– Oui…, dit machinalement l’oncle Paul, qui croise et décroise son pyjama marron.
– Toute mouillée, monsieur, toute pleine de boue !
– Oui… Fermez donc votre porte ! J’y vais.
– Je vais avec toi, papa… supplie Antoine en claquant des dents.
– Mais non, mais non ! tu n’as rien à faire là-bas, mon garçon ! C’est une histoire de l’autre monde que Célénie nous raconte là ! On n’enlève pas les filles dans leur chambre !
– Si, papa ! je te dis que j’y vais !
Il crie presque, au bord d’une attaque de nerfs. Il a tout compris, lui ! Tout était vrai, et Minne n’a pas menti ! Les nuits sur les talus, les amours inavouables, le monsieur à la dangereuse carrière, tout, tout ! Et voici venue la fin logique du drame : Minne souillée, blessée à mort, agonise là-bas…
Devant la porte de la chambre de Minne, Antoine attend, l’épaule appuyée au mur. De l’autre côté de cette porte, l’oncle Paul et Maman, penchés sur le lit taché de boue, achèvent une effrayante recherche : la lampe, au bout du bras de Maman, chancelle…
– Mais, bon Dieu ! on n’y a pas touché ! Elle est plus intacte qu’un bébé… Si j’y comprends quelque chose !
– Tu es sûr, Paul ? tu es sûr ?
– Ça oui ! il n’y a pas besoin d’être bien malin ! Tiens donc ta lampe !… Allons, bon ! trouve-toi mal, à présent !…
– Non, laisse : ça va bien…
Maman sourit, d’un bienheureux sourire à lèvres blanches ; Antoine, qui s’attendait à une Maman en larmes, en cris, folle, vocifératrice, ne sait que penser, quand elle lui ouvre enfin la porte…
– C’est toi, mon pauvre petit ? Entre donc… Ton père vient de… de l’ausculter, tu comprends…
D’une main ferme, elle tient un mouchoir humecté d’éther sous les narines de Minne… Minne, mon Dieu ! est-ce bien Minne ?… Il y a, sur le lit – le lit non défait – une petite pauvresse en tablier rose tout empesé de boue, une petite pauvresse aux pieds raidis, dont l’un garde encore une pantoufle rouge sans talon… De la figure à demi cachée par le mouchoir, on ne distingue que la barre noire des deux paupières fermées…
– Elle respire bien, dit l’oncle Paul. Un peu enrhumée. Je ne lui vois rien que de la fièvre… On saura le reste plus tard.
Une plainte l’interrompt… Maman se penche, avec un élan de mère-chienne farouche.
– Tu es là, maman ?
–Mon amour ?
– Tu es là… pour de vrai ?
– Oui, mon trésor.
– Qui est-ce qui parle ? ils sont partis ?
– Qui ? dis-moi qui ? ceux qui t’ont fait du mal ?
– Oui… le père Corne… et l’autre ?
Maman soulève Minne, l’assied contre son cœur. Antoine reconnaît à présent la tête pâle sous ses cheveux blonds, tout gris de boue séchée. Ces cheveux qui ont changé de couleur, cette souillure qui a l’air d’un vieillissement soudain… Antoine éclate en sanglots pressés qui font mal à mourir…
– Chut ! dit Maman…
Au bruit des sanglots, les paupières fermées de Minne toutes bleues dans son visage de cire se soulèvent… Beaux yeux profonds sous le noble sourcil, égarés de ce qu’ils ont vu, ce sont bien les yeux de Minne ! Ils roulent vers le plafond, puis s’abaissent vers Antoine, qui pleure debout et sans mouchoir… Un rose brûlant enflamme ses joues pâles ; elle semble faire un effort terrible, s’accroche à Maman, tend vers Antoine ses mains fragiles et maculées…
– Tu sais, Antoine, ce n’était pas vrai ! ce n’est pas vrai ! rien n’était vrai ! N’est-ce pas, tu ne crois pas que c’était vrai ?
D’un grand hochement de tête, il fait « non, non » en reniflant ses larmes… Ce qu’il croit, effondré, c’est que cette enfant charmante a servi de jouet consentant, de poupée vicieuse, puis épouvantée, puis brutalisée, à un, à plusieurs misérables peut-être ?
Il pleure sur Minne, il pleure aussi sur lui-même, puisqu’elle est perdue, avilie, marquée à jamais d’un sceau immonde…