IV

Il pénétra dans le jardin en adolescent qui a découché. La capiteuse odeur des terreaux sous l’arrosage, la secrète vapeur d’immondices qui nourrit les fleurs grasses et coûteuses, les perles d’eau chassées par la brise, il les aspira d’une longue haleine et découvrit, dans le même moment, qu’il avait besoin d’être consolé.

– Saha ! Saha !

Elle ne vint qu’au bout d’un moment, et il ne reconnut pas tout de suite ce visage égaré, incrédule, comme voilé par un mauvais songe.

– Saha chérie !

Il la prit sur sa poitrine, lissant les doux flancs qui lui semblèrent un peu creux, et détacha, du pelage négligé, des soies d’araignée, des brindilles de pin et d’orme… Elle se reprenait rapidement, ramenait sur ses traits, dans ses yeux d’or pur, une expression familière et la dignité du chat… Sous ses pouces, Alain percevait les palpitations d’un petit cœur irrégulier et dur et aussi un ronronnement naissant, mal assuré… Il la posa sur une table de fer et la caressa. Mais au moment de jeter, follement et pour la vie comme elle savait le faire, sa tête dans la main d’Alain, elle flaira cette main et recula d’un pas.

Il cherchait des yeux le pigeon blanc, la main gantée derrière les arbustes à grappes rosées, derrière les rhododendrons enflammés de fleurs. Il se réjouissait que la « cérémonie » d’hier, respectant le beau jardin, eût ravagé seulement le logis de Camille.

« Ces gens, ici… Et ces quatre filles d’honneur en papier rose… Et les fleurs qu’elles auraient cueillies, et les deutzias sacrifiés aux corsages des grosses dames… Et Saha… »

Il cria, vers la maison :

– Est-ce que Saha a mangé et bu ? Elle a un drôle d’air… Je suis là, maman…

Sur le seuil du hall parut une lourde silhouette blanche, qui répondit de loin :

– Non, figure-toi. Ni dîné, ni bu son lait ce matin. Je crois qu’elle t’attendait… Tu vas bien, mon petit ?

Il se tenait déférent devant sa mère, en bas du perron. Il remarqua qu’elle ne lui tendait pas la joue comme d’habitude, et qu’elle gardait ses mains contre sa ceinture, nouées l’une à l’autre. Il comprit et partagea, avec gêne et gratitude, cette pudeur maternelle. « Saha non plus ne m’a pas embrassé… »

– Car enfin, la chatte, elle t’a vu souvent partir. Elle prenait son parti de tes absences.

« Mais j’allais moins loin », pensait-il. Près de lui, sur le guéridon de fer, Saha but avidement son lait, comme une bête qui a beaucoup marché et peu dormi.

– Tu ne veux pas une tasse de lait chaud, Alain, toi aussi ? Une tartine ?

– J’ai déjeuné, maman… Nous avons déjeuné…

– Déjeuné… pas trop bien, je pense. Dans un pareil caravansérail !…

Alain sourit parce que sa mère disait toujours « caravansérail » pour « capharnaüm ». D’un œil d’exilé, il contempla la tasse à arabesques d’or, à côté de la soucoupe de Saha, puis le visage de sa mère, épaissi, aimable sous de gros cheveux crêpelés, précocement blancs.

– Je ne t’ai pas demandé si ma nouvelle fille est contente…

Elle eut peur qu’il comprît mal et ajouta précipitamment …enfin, si elle est en bonne santé.

– Très bonne, maman… Nous déjeunons en forêt de Rambouillet, on va roder…

Il se reprit :

– Nous allons roder la voiture, vous comprenez…

Ils restèrent seuls, Saha et lui, dans le jardin, engourdis tous deux de fatigue, de silence, appelés par le sommeil.

La chatte s’endormit brusquement sur le flanc, le menton en l’air, les canines découvertes comme un fauve mort ; des plumules de l’arbre-à-perruque, des pétales de clématites pleuvaient sur elle sans qu’elle tressaillît au fond du rêve où elle goûtait sans doute la sécurité, la présence inaliénable de son ami. Son attitude vaincue, les coins tirés et pâlis de sa lèvre gris pervenche avouaient une nuit de veille misérable.

Au haut du fût desséché, drapé de plantes grimpantes, un vol d’abeilles, sur le lierre en fleur, soutenait une note de timbale grave, la même note depuis tant d’étés… « Dormir là, sur l’herbe, entre le rosier jaune et la chatte… » Camille ne viendrait qu’à l’heure du dîner, ce serait très gentil… Et la chatte, mon Dieu, la chatte… » Du côté des « travaux » un rabot pelait une volige, un marteau de fer battait une poutrelle métallique, et déjà Alain ébauchait un rêve villageois peuplé de mystérieux forgerons… Aux onze coups tombant d’un campanile de lycée, il se dressa et s’enfuit sans oser éveiller la chatte.

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