V

Vinrent juin et les plus longs jours, ses ciels nocturnes sans mystère, dont une lueur attardée au couchant, une autre lueur levante sur l’Est de Paris, soulevaient les bords. Mais juin n’est cruel qu’aux citadins sans voiture, encadrés étroitement de pierre chaude, qu’à l’homme serré contre l’homme. Autour du Quart-de-Brie, un air sans cesse agité tourmentait les stores jaunes, traversait la chambre triangulaire et le studio, butait contre la proue du bâtiment et desséchait les petites haies de troènes en caisses sur les terrasses. Les promenades quotidiennes aidant, Alain et Camille vivaient doucement, assagis et ensommeillés par la chaleur et la volupté.

« Pourquoi est-ce que je la nommais une jeune fille indomptée ? » se demandait Alain étonné. Camille jurait moins en voiture, perdait quelques âpretés de langage, et aussi son appétit des « boîtes » où chantent les jeunes femmes tziganes à naseaux de cavales.

Elle mangeait et dormait longtemps, ouvrait très grands ses yeux adoucis, se détachait de vingt projets d’été, et s’intéressait aux « travaux » qu’elle visitait chaque jour. Il lui arrivait de s’attarder longuement dans le jardin de Neuilly, où Alain, au sortir de l’ombreuse maison Amparat fils et Cie, rue des Petits-Champs, la retrouvait oisive, prête à prolonger l’après-midi, prête à rouler sur les routes chaudes.

Alors, il s’assombrissait. Il l’écoutait donner des ordres aux peintres chanteurs, aux électriciens distants. Elle l’interrogeait, d’une manière générale et péremptoire, comme si elle quittait par devoir, et dès qu’il était là, sa nouvelle douceur…

– Ça va, les affaires ? La crise s’annonce toujours ? Tu leur en loges, aux princes de la couture, du foulard à pois ?

Elle ne respectait même pas le vieil Émile, qu’elle secouait jusqu’à en faire choir des formules empreintes d’une imbécillité pythique.

– Qu’est-ce que vous en pensez, Émile, de notre cagibi ? Vous n’aurez jamais vu la maison si belle ?

Le vieux valet murmurait, entre ses favoris, des réponses comme lui sans fond ni couleur.

– Ça ne se reconnaît plus… On m’aurait dit, autrefois, que ce serait une maison par petits compartiments… Il y a de la différence… On sera bien les uns chez les autres, c’est très gai…

Ou bien il versait goutte à goutte, sur Alain, des bénédictions sourdement éclairées d’un sens hostile.

– La jeune dame de M. Alain prend bien bonne mine. Et elle a bonne voix aussi. On l’entend de chez nos voisins tant qu’elle parle bien. Une voix à ne pas la disputer, ah ! mais… La jeune dame dit bien ce qu’elle veut dire. Elle a prétendu au jardinier que le massif de silènes et de myosotis faisait cucu… J’en ris encore.

Et il levait vers le ciel pur un œil pâle, couleur d’huître grise, qui n’avait jamais ri. Alain non plus ne riait pas. Saha le rendait soucieux. Elle maigrissait, et semblait abandonner un espoir, qui sans doute était l’espoir de revoir Alain chaque jour, et seul. Elle ne s’enfuyait plus lorsque Camille arrivait. Mais elle n’escortait pas Alain jusqu’à la grille, et elle le regardait, lorsqu’il s’asseyait près d’elle, avec une profonde et amère sagesse. « Son regard de petit chat derrière les barreaux, le même, le même regard… » Il l’appelait tout bas : « Saha… Saha… » en soufflant très fort les h. Mais elle ne bondissait pas, ni ne couchait les oreilles, et il y avait bien des jours qu’elle n’avait crié son éclatant : « Me-rrraing ! » ni les « Mouek-mouek-mouek » de la bonne humeur et de la convoitise.

Un jour qu’ils avaient été, Camille et lui, convoqués à Neuilly pour constater que la nouvelle baignoire-piscine, carrée, épaisse, énorme, effondrait le terrasson qui la portait, il entendit sa femme soupirer :

– Ça n’en finira jamais !

– Mais, dit-il surpris, je croyais que tu aimais mieux, en somme, le Quart-de-Brie, ses cormorans et ses pétrels…

– Oui… Mais tout de même… Et puis c’est ta maison, ici, ta vraie maison… Notre maison…

Elle s’appuyait à son bras, un peu molle, incertaine exceptionnellement. Le blanc bleuté de ses yeux, presque aussi bleu que sa claire robe d’été, l’arrangement parfait et superflu de sa joue, de sa bouche et de ses paupières, ne le touchèrent pas.

Pourtant il lui sembla qu’elle le consultait sans parler, pour la première fois. « Camille ici avec moi… Déjà ! Camille en pyjama sous les arceaux de roses… » Un des rosiers les plus anciens portait, à hauteur de visage, son fardeau de roses décolorées sitôt qu’épanouies, dont l’odeur orientale régnait, le soir, jusqu’au perron. « Camille en peignoir éponge, sous la charmille d’ormes… » Valait-il pas mieux, à tout prendre, la cantonner encore dans le petit belvédère du Quart-de-Brie ? « Pas ici, pas ici –pas encore… »

Le soir de juin, gorgé de lumière, tardait à pencher du côté de la nuit. Des verres vides, sur un guéridon de paille, retenaient les gros bourdons roux, mais sous les arbres, sauf sous les pins, s’élargissait une zone d’humidité impalpable, une promesse de fraîcheur. Ni les géraniums rosats qui prodiguaient leur méridional parfum, ni les pavots de feu ne souffraient du rude été commençant. « Pas ici, pas ici… », martelait Alain au rythme de son pas. Il cherchait Saha et ne voulait pas l’appeler à pleine voix, il la rencontra couchée sur le petit mur bas qui étayait une butte bleue, couverte de lobélias. Elle dormait ou paraissait dormir, roulée en turban. « En turban ? À cette heure et par ce temps ? C’est une posture d’hiver, le sommeil en turban… »

– Saha chérie !

Elle ne tressaillit pas quand il la prit et l’éleva en l’air, et elle ouvrait des yeux caves, très beaux, presque indifférents.

– Mon Dieu, que tu es légère ! Mais tu es malade, mon petit puma !

Il l’emporta, rejoignit en courant sa mère et Camille.

– Mais, maman, Saha est malade ! Elle a mauvais poil, elle ne pèse rien, et vous ne me le dites pas !

– C’est qu’elle ne mange guère, dit Mme Amparat. Elle ne veut pas manger.

– Elle ne mange pas, et quoi encore ?

Il berçait la chatte contre sa poitrine et Saha s’abandonnait, le souffle court et les narines sèches. Les yeux de Mme Amparat, sous ses grosses frisures blanches, passèrent intelligemment sur Camille.

– Et puis rien, dit-elle.

– Elle s’ennuie de toi, dit Camille. C’est ta chatte, n’est-ce pas ?

Il crut qu’elle se moquait et releva la tête avec défi. Mais Camille n’avait pas changé de visage et considérait curieusement Saha, qui sous sa main referma les yeux.

– Touche ses oreilles, dit brusquement Alain, elles sont brûlantes.

Il ne réfléchit qu’un instant.

– Bon. Je l’emmène. Maman, faites-moi donner son panier, voulez-vous ? Et un sac de sable pour le plat. Pour le reste, nous avons tout ce qu’il faut. Vous comprenez que je ne veux absolument pas… Cette chatte croit que…

Il s’interrompit et se tourna tardivement vers sa femme.

– Ça ne te gêne pas, Camille, que je prenne Saha en attendant que nous revenions ici ?

– Quelle question !… Mais où comptes-tu l’installer la nuit ? ajouta-t-elle, si naïvement qu’Alain rougit à cause de la présence de sa mère, et qu’il répondit d’un ton sec :

– Elle choisira.

Ils partirent en petit cortège, Alain portant Saha muette dans son panier de voyage. Le vieil Émile pliait sous le sac plein de sable, et Camille fermait la marche, responsable d’un vieux plaid en kasha effrangé qu’Alain appelait le Kashasaha.

– Non, je ne croyais pas qu’un chat s’acclimatait si vite…

– Un chat n’est qu’un chat. Mais Saha est Saha.

Alain faisait, vaniteux, les honneurs de Saha. Lui-même ne l’avait jamais tenue ainsi serrée, prisonnière sur vingt-cinq mètres carrés, visible à toute heure et réduite, pour la méditation féline, sa soif d’ombre et de solitude, à emprunter le dessous des fauteuils géants qui erraient sans port d’attache dans le studio, ou l’antichambre embryonnaire, ou l’un des placards-vestiaires camouflés de miroirs.

Mais Saha voulait triompher de toutes les embûches. Elle se forma aux heures incertaines des repas, du coucher, du lever, choisit pour demeure nocturne la salle de bains et son tabouret éponge, explora le Quart-de-Brie sans affectation de dégoût ni de sauvagerie.

Elle condescendit à écouter, dans la cuisine, l’oiseuse parole de Mme Buque conviant « la mimine » au foie cru. Alain et Camille sortis, elle prenait place sur le vertigineux parapet et sondait les abîmes d’air, suivant d’un œil calme, au-dessous d’elle, les dos volants des hirondelles et des passereaux. Son impassibilité au bord des neuf étages, l’habitude qu’elle prit de se laver longuement sur le parapet affolaient Camille.

– Empêche-la ! criait-elle à Alain. Elle me tourne le cœur et elle me donne des crampes dans les mollets !

Alain souriait avec compétence et admirait sa chatte, reconquise au goût de vivre et de se nourrir.

Ce n’est pas qu’elle devînt florissante, ni très gaie. Elle ne recouvrait pas son poil irisé comme le plumage mauve d’un pigeon. Mais elle vivait mieux, attendait le « poum » sourd de l’ascenseur qui hissait Alain, et acceptait de Camille des prévenances hors de saison, par exemple une soucoupe minuscule de lait à cinq heures, un petit os de poulet offert de haut, comme à un chien qu’on veut faire sauter.

– Pas comme ça !… Comme ça !… gourmandait Alain.

Et il posait l’os sur un tapis de bain, ou simplement sur la moquette beige à longue laine.

– Qu’est-ce qu’il prend, le tapis de Patrick ! blâmait Camille.

– Mais un chat ne mange pas un os ni une viande consistante sur une surface polie. Quand un chat prend un os dans une assiette et le dépose, avant de le manger, sur le tapis, on lui dit qu’il est sale. Le chat a besoin de maintenir sa proie sous sa patte pendant qu’il broie ou qu’il déchire, et il ne peut le faire que sur la terre nue ou sur un tapis. Mais on l’ignore…

Ébahie, Camille l’interrompit.

– Et toi, comment le sais-tu ?

Il ne se l’était jamais demandé et s’en tira par une plaisanterie :

– Chut ! C’est parce que je suis très intelligent… Ne le répète pas ! M. Veuillet n’en sait rien.

Il lui enseignait les us et les coutumes du félin, comme une langue étrangère riche de trop de subtilités. Malgré lui il mettait, à l’enseigner, de l’emphase.

Camille l’observait étroitement et lui posait vingt questions, auxquelles il répondait sans prudence.

– Pourquoi la chatte joue-t-elle avec une ficelle, si elle a peur du gros cordage qui manœuvre les rideaux ?

– Parce que le cordage, c’est le serpent. C’est le calibre du serpent. Elle a peur des serpents.

– Elle a vu un serpent ?

Alain leva sur sa femme les yeux gris verts, cillés de noir, qu’elle trouvait si beaux, « si traîtres », disait-elle…

– Non… certainement non… Où en aurait-elle vu ?

– Alors ?

– Alors, elle l’invente. Elle le crée. Toi aussi, tu aurais peur du serpent, même si tu ne l’avais jamais vu.

– Oui, mais on me l’a raconté, je l’ai vu en images. Je sais qu’il existe.

– Saha aussi.

– Comment ?

Il la couvrit d’un sourire impérieux.

– Comment ? mais de naissance, comme les personnes de qualité.

– Alors, je ne suis pas une personne de qualité ?

Il s’adoucit, mais seulement par commisération.

– Mon Dieu, non… Console-toi ; moi non plus. Tu ne crois pas ce que je te dis ?

Camille, assise aux pieds de son mari, le contempla de ses yeux les plus grands, les yeux de l’ancienne petite fille qui ne voulait pas dire bonjour :

– Il faut bien que je le croie, dit-elle gravement.

Ils se mirent à dîner presque tous les soirs chez eux, à cause, disait Alain, de la chaleur, « et à cause de Saha », insinuait Camille. Un soir, après le dîner, Saha chevaucha le genou de son ami.

– Et moi ? dit Camille.

– J’ai deux genoux, repartit Alain.

D’ailleurs, la chatte n’usa pas longtemps de son privilège. Avertie mystérieusement, elle regagna la table d’ébène poli, s’y assit sur son propre reflet bleuâtre immergé dans une eau ténébreuse et rien, en elle, n’eût paru insolite, sinon la fixe attention qu’elle donnait aux invisibles, droit devant elle, dans l’air.

– Qu’est-ce qu’elle regarde ? demanda Camille.

Elle était jolie tous les soirs à la même heure, en pyjama blanc, les cheveux à demi dégommés et mobiles sur son front, les joues très brunes sous les couches de poudre qu’elle superposait depuis le matin. Alain gardait parfois son vêtement d’été, sans gilet, mais Camille portait sur lui des mains impatientes, lui retirait son veston, sa cravate, ouvrait son col, roulait les manches de sa chemise, montrait et cherchait la peau nue, et il la traitait d’effrontée, mais se laissait faire. Elle riait un peu douloureusement, en refrénant son envie.

Et c’est lui qui baissait les yeux pour cacher une appréhension qui n’était pas exclusivement voluptueuse : « Quel ravage de désir sur ce visage… Elle en a la bouche tirée. Une jeune femme si jeune… Qui lui a appris à me devancer ainsi ? »

La table ronde, flanquée d’une petite « servante » à roues caoutchoutées, les rassemblait au seuil du studio, près de la baie ouverte. Trois hauts peupliers âgés, épaves d’un beau jardin détruit, balançaient leurs cimes à la hauteur de la terrasse, et le vaste soleil couchant de Paris, rouge sombre, étouffé de vapeurs, descendait derrière leurs têtes maigres d’où la sève se retirait.

Le repas de Mme Buque, qui servait mal et cuisinait bien, égayait l’heure, Alain rafraîchi oubliait sa journée et les bureaux Amparat, et la tutelle de M. Veuillet. Ses deux captives du belvédère le fêtaient. « Tu m’attendais ? » murmurait-il à l’oreille de Saha.

– Je t’ai entendu arriver ! s’écriait Camille. On entend tout d’ici !

– Tu t’ennuyais ? lui demanda-t-il un soir, avec la crainte qu’elle ne se plaignît. Mais elle secoua sa huppe noire en signe de dénégation.

– Pas l’ombre ! Je suis allée chez maman. Elle m’a présenté la perle.

– Quelle perle ?

– La petite bonne femme qui sera ma femme de chambre là-bas. Pourvu que le vieil Émile ne lui fasse pas un gosse ! Elle est bien.

Elle rit, en roulant sur ses bras nus ses larges manches de crêpe blanc, avant d’ouvrir le melon à chair rouge autour duquel tournait Saha. Mais Alain ne rit pas, tout à l’horreur d’imaginer dans sa maison une servante nouvelle…

– Oui ? Figure-toi, avoua-t-il, que ma mère n’a jamais, depuis mon enfance, changé son personnel…

– Ça se voit, trancha Camille… Quel musée !

Elle mordait à même un croissant de melon, et riait face au soleil couchant. Alain admira, sans sympathie particulière, combien pouvaient être vifs, sur le visage de Camille, un certain rayonnement cannibale, l’éclat des yeux, de la bouche étroite, et une sorte de monotonie italienne. Il fit pourtant encore un effort de désintéressement.

– Tu ne revois guère tes amies, il me semble ? Tu pourrais peut-être…

– Et quelles amies ? releva-t-elle impétueuse. C’est pour me faire comprendre que je t’encombre ? Pour que je me donne un peu d’air ? Oui ?

Il haussa les sourcils, claqua la langue « tt… tt… » et elle plia promptement, avec une considération plébéienne pour l’homme dédaigneux.

– C’est vrai, ça… Des amies, je n’en avais guère quand j’étais petite fille. Alors, à présent… Tu me vois avec une jeune fille ? Il faudrait que je la traite en enfant, ou que je réponde à toutes ses sales questions : « Et comment est-ce qu’on fait ci, et comment est-ce qu’il te fait ça… » Les jeunes filles, expliqua-t-elle assez amèrement, les jeunes filles, tu sais, ça ne tient pas honnêtement ensemble… Ça n’a pas de solidarité. Ce n’est pas comme vous autres hommes.

– Pardon ! Je ne suis pas un vous-autres-hommes !

– Oh ! je le sais bien, dit-elle mélancoliquement… Et je me demande quelquefois si je n’aimerais pas mieux…

La mélancolie passait rarement sur elle, et ne lui venait que de la réticence secrète, ou d’un doute qu’elle n’exprimait pas.

– Toi, poursuivait-elle, à part Patrick qui est parti, tu n’as guère d’amis. Et même Patrick, tu t’en fous, au fond…

Elle s’interrompit sur un geste d’Alain.

– Ne parlons pas de ces choses-là, dit-elle intelligemment, ou on va se brouiller.

De longs cris d’enfants montaient de la terre, atteignaient dans l’air le sifflement acéré des hirondelles. Le bel œil jaune de Saha, envahi peu à peu par la grande pupille nocturne, visait dans l’espace des points mobiles, invisibles et flottants.

– Qu’est-ce qu’elle regarde, la chatte, dis ? Il n’y a pourtant rien, là où elle regarde ?

– Rien, pour nous…

Alain évoquait, regrettait le frisson léger, la peur séduisante que lui versait sa chatte-amie, autrefois, quand elle se couchait la nuit sur sa poitrine…

– Elle ne te fait pas peur, au moins ? dit-il condescendant.

Camille éclata de rire comme si elle n’eût attendu que ce mot insultant.

– Peur ?… Je n’ai pas peur de grand-chose, moi, tu sais !

– C’est un mot de petite sotte, dit Alain agacé.

– Mettons, dit Camille en haussant les épaules. Tu es à l’orage.

Elle désigna la muraille violacée de nuages qui montait en même temps que la nuit.

– Et tu es comme Saha, ajouta-t-elle. Tu n’aimes pas l’orage.

– Personne n’aime l’orage.

– Je ne le déteste pas, dit Camille sur un ton d’amateur. En tout cas, je ne le crains guère.

– Le monde entier craint l’orage, dit Alain, hostile.

– Eh bien, je ne suis pas le monde entier, voilà tout.

– Si, pour moi, dit-il avec une grâce soudaine et artificielle dont elle ne fut pas dupe.

– Oh ! gronda-t-elle tout bas, je te battrais…

Il pencha vers elle, par-dessus la table, ses cheveux blonds, fit briller ses dents.

– Bats-moi !

Mais elle se priva du plaisir de fourrager ces cheveux dorés, d’offrir son bras nu à cette bouche brillante.

– Tu as le nez bossu, lui jeta-t-elle férocement.

– C’est l’orage, dit-il en riant.

Cette finesse ne fut pas du goût de Camille, mais les premiers roulements bas de la foudre détournèrent son attention. Elle jeta sa serviette pour courir à la terrasse.

– Viens ! on va voir monter les beaux éclairs !

– Non, dit Alain sans bouger, viens, toi.

– Où ?

Du menton, il indiquait leur chambre. Sur le visage de Camille se forma l’expression butée, l’obtuse convoitise qu’il connaissait bien, pourtant elle hésita :

– Mais si on regardait les éclairs avant ?

Il fit un signe de refus.

– Pourquoi, méchant ?

– Parce que moi, j’ai peur de l’orage. Choisis. L’orage, ou… moi.

– Oh ! tu penses !…

Elle courut à leur chambre d’un mouvement fougueux qui enorgueillit Alain. Mais en la rejoignant il vit qu’elle avait allumé exprès un pavé de verre lumineux près du vaste lit, et exprès l’éteignit.

Par les baies ouvertes la pluie entra comme ils s’apaisaient, tiède et cinglante, embaumée d’ozone. Aux bras d’Alain, Camille lui faisait comprendre qu’elle eût voulu, pendant que l’orage accourait, que de nouveau il oubliât, avec elle, sa peur de l’orage. Mais il comptait, nerveux, les vastes éclairs en nappes, et les grands arbres éblouissants dressés contre les nuées, et il s’écartait de Camille. Elle se résigna, se haussa sur son coude, et peigna d’une main la chevelure crépitante de son mari. Aux palpitations des éclairs, leurs deux visages de plâtre bleu surgissaient de la nuit et s’y abîmaient.

– Attendons la fin de l’orage, consentit-elle.

« Et voilà ! » se dit Alain. « Voilà ce qu’elle trouve à dire après une rencontre qui en valait, ma foi, la peine. Elle pouvait se taire, tout au moins. Comme dit Émile, la jeune dame se fait comprendre… »

Un éclair à halètements, long comme un songe, se mira en lame de feu dans la tranche épaisse de cristal, sur la coiffeuse invisible ; Camille serra contre Alain sa jambe nue.

– C’est pour me rassurer ? On le sait, que tu n’as pas peur de la foudre.

Il élevait la voix pour dominer le caverneux fracas et les cascades de pluie sur le toit plat. Il se sentait las et irrité, prêt à l’injustice, effrayé de constater qu’il n’était plus jamais seul. Avec violence, il retourna mentalement à son ancienne chambre, tendue d’un papier blanc à fleurs froides, la chambre que nulle main n’avait tenté d’orner ou d’enlaidir. Son souhait fut si affamé que le murmure du vieux calorifère mal réglé suivit l’évocation des bouquets plats et clairs, murmure et haleine de cave sèche, issus d’une bouche à lèvres de cuivre, encastrée dans le parquet. Murmure qui rejoignit celui de la maison tout entière, chuchotement des vieux domestiques poncés par l’usage, inhumés à mi-corps dans leur sous-sol et que le jardin lui-même ne tentait plus… « Ils disaient “ elle “ en parlant de ma mère, mais depuis mes premières culottes j’étais “ Monsieur Alain… “

Un coup sec de tonnerre le rappela du sommeil bref où il glissait après le plaisir. Penchée sur lui, accoudée, sa jeune femme ne bougeait pas.

– Je t’aime bien quand tu dors, dit-elle. L’orage s’en va.

Il prit ce mot pour une requête et se mit sur son séant.

– Je fais comme lui, dit-il. Quelle moiteur ! Je vais dormir sur le banc de la salle d’attente.

Ils appelaient ainsi l’étroit divan, meuble unique d’une petite pièce bâtarde, couloir à murs de vitres que Patrick destinait à des séances d’héliothérapie.

– Oh ! non, oh ! non, supplia Camille. Reste…

Mais il glissait déjà hors du lit. Les grandes lueurs des nuées révélèrent la dure figure offensée de Camille.

– Pouh ! Petit bonhomme !

Sur ce mot qu’il n’attendait pas, elle lui tira le nez. D’un revers de bras dont il ne fut pas maître, et qu’il ne regretta point, il rabattit la main irrespectueuse. Une trêve soudaine de la pluie et du vent les laissa seuls au milieu du silence, et comme sourds. Camille massait sa main engourdie.

– Mais… dit enfin Camille, mais… tu es une brute…

– C’est possible, dit Alain. Je n’aime pas qu’on me touche la figure. Le reste ne te suffit pas ? Ne me touche jamais la figure.

– Mais oui, répéta lentement Camille, tu es une brute…

– Ne le redis pas trop. À part ça, je ne t’en veux pas. Fais seulement attention.

Il ramena sur le lit sa jambe nue.

– Tu vois ce grand carré gris sur le tapis ? C’est le jour qui se lève. Veux-tu que nous dormions ?

– Oui… je veux bien… dit la même voix incertaine…

– Alors, viens !

Il étendit le bras gauche pour qu’elle y posât sa tête, et elle vint docilement, avec une politesse circonspecte. Content de lui, Alain la bouscula amicalement, l’attira par l’épaule, mais la tint en respect, à tout hasard, en pliant un peu les genoux, et s’endormit vite. Éveillée, Camille respirait sans abandon, et tournait son regard vers la flaque blanchissante du tapis. Elle écouta les passereaux fêter la fin de l’orage, dans les trois peupliers dont le bruissement imitait l’averse. Lorsqu’en changeant de posture Alain lui retira son bras, elle reçut de lui une caresse inconsciente qui, glissant par trois fois sur sa tête, semblait habituée à lisser un pelage encore plus doux que ses doux cheveux noirs.

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