VIII

Un soir de juillet qu’elles attendaient toutes deux le retour d’Alain, Camille et la chatte se reposèrent au même parapet, la chatte couchée sur ses coudes, Camille appuyée sur ses bras croisés. Camille n’aimait pas ce balcon-terrasse réservé à la chatte, limité par deux cloisons de maçonnerie, qui le gardaient du vent et de toute communication avec la terrasse de proue.

Elles échangèrent un coup d’œil de pure investigation, et Camille n’adressa pas la parole à Saha. Accoudée, elle se pencha comme pour compter les étages de stores oranges largués du haut en bas de la vertigineuse façade, et frôla la chatte qui se leva pour lui faire place, s’étira, et se recoucha un peu plus loin.

Dès que Camille était seule, elle ressemblait beaucoup à la petite fille qui ne voulait pas dire bonjour, et son visage retournait à l’enfance par l’expression de naïveté inhumaine, d’angélique dureté qui ennoblit les visages enfantins. Elle promenait sur Paris, sur le ciel d’où chaque jour la lumière se retirait plus tôt, un regard impartialement sévère, qui peut-être ne blâmait rien. Elle bâilla nerveusement, se redressa et fit quelques pas distraits, se pencha de nouveau, en obligeant la chatte à sauter à terre. Saha s’éloigna avec dignité et préféra rentrer dans la chambre. Mais la porte de l’hypoténuse avait été refermée, et Saha s’assit patiemment. Un instant après elle devait céder le passage à Camille, qui se mit en marche d’une cloison à l’autre, à pas brusques et longs, et la chatte sauta sur le parapet. Comme par jeu, Camille la délogea en s’accoudant, et Saha, de nouveau, se gara contre la porte fermée.

L’œil au loin, immobile, Camille lui tournait le dos. Pourtant la chatte regardait le dos de Camille, et son souffle s’accélérait. Elle se leva, tourna deux ou trois fois sur elle-même, interrogea la porte close… Camille n’avait pas bougé. Saha gonfla ses narines, montra une angoisse qui ressemblait à la nausée, un miaulement long, désolé, réponse misérable à un dessein imminent et muet, lui échappa, et Camille fit volte-face.

Elle était un peu pâle, c’est-à-dire que son fard évident dessinait sur ses joues deux lunes ovales. Elle affectait l’air distrait, comme elle l’eût fait sous un regard humain. Même elle commença un chantonnement à bouche fermée, et reprit sa promenade de l’une à l’autre cloison, sur le rythme de son chant, mais la voix lui manqua. Elle contraignit la chatte, que son pied allait meurtrir, à regagner d’un saut son étroit observatoire, puis à se coller contre la porte.

Saha s’était reprise, et fût morte plutôt que de jeter un second cri. Traquant la chatte sans paraître la voir, Camille alla, vint, dans un complet silence. Saha ne sautait sur le parapet que lorsque les pieds de Camille arrivaient sur elle, et elle ne retrouvait le sol du balcon que pour éviter le bras tendu qui l’eût précipitée du haut des neuf étages.

Elle fuyait avec méthode, bondissait soigneusement, tenait ses yeux fixés sur l’adversaire, et ne condescendait ni à la fureur, ni à la supplication. L’émotion extrême, la crainte de mourir, mouillèrent de sueur la sensible plante de ses pattes, qui marquèrent des empreintes de fleurs sur le balcon stuqué.

Camille sembla faiblir la première, et disperser sa force criminelle. Elle commit la faute de remarquer que le soleil s’éteignait, donna un coup d’œil à son bracelet-montre, prêta l’oreille à un tintement de cristaux dans l’appartement. Quelques instants encore et sa résolution, en l’abandonnant comme le sommeil quitte le somnambule, la laisserait innocente et épuisée… Saha sentit chanceler la fermeté de son ennemie, hésita sur le parapet, et Camille, tendant les deux bras, la poussa dans le vide.

Elle eut le temps d’entendre le crissement des griffes sur le torchis, de voir le corps bleu de Saha tordu en S, agrippé à l’air avec une force ascendante de truite, puis elle recula et s’accota au mur.

Elle ne montra aucune tentation de regarder en bas, dans le petit potager cerné de moellons neufs. Rentrée dans la chambre, elle posa ses mains sur ses oreilles, les retira, secoua la tête comme si elle entendait un chant de moustique, s’assit et faillit s’endormir ; mais la nuit tombante la remit debout et elle chassa le crépuscule en allumant pavés de verre, rainures lumineuses, champignons aveuglants et aussi la longue paupière chromée qui versait un regard opalin en travers du lit.

Elle se déplaçait élastiquement, maniait les objets avec des mains légères, adroites, rêveuses.

– Je suis comme si j’avais maigri…, dit-elle à haute voix.

Elle changea ses vêtements, s’habilla de blanc.

– Ma mouche dans du lait, dit-elle en imitant la voix d’Alain. Ses joues se recolorèrent au passage d’un souvenir sensuel qui la rendit à la réalité, et elle attendit l’arrivée d’Alain.

Elle penchait la tête vers l’ascenseur bourdonnant, tressaillait à tous les bruits – chocs sourds de tremplin, gifles métalliques, grincements de bateau à l’ancre, musiques jugulées – qu’exhale la vie discordante d’une maison neuve. Mais elle n’eut pas l’air étonnée que le grelottement caverneux du timbre remplaçât, dans l’antichambre, le tâtonnement d’une clef dans la serrure. Elle courut, et ouvrit elle-même.

– Ferme la porte, commanda Alain. Que je voie avant tout si elle n’est pas blessée. Viens, tu me donneras de la lumière.

Il portait Saha vivante dans ses bras. Il alla droit à la chambre, poussa de côté les bibelots de la coiffeuse invisible, déposa doucement la chatte sur la planche de verre. Elle se tint debout et d’aplomb sur ses pattes, mais promena autour d’elle le regard de ses yeux profondément enchâssés, comme elle eût fait dans un logis étranger.

– Saha !… appela Alain à mi-voix. Si elle n’a rien, ce sera un miracle… Saha !

Elle leva la tête, comme pour rassurer son ami, et appuya sa joue contre sa main.

– Marche un peu, Saha… Elle marche ! Ah ! là là… Six étages de chute… C’est le store du type du deuxième qui a amorti… De là, elle a rebondi sur le petit gazon des concierges, le concierge l’a vue passer en l’air. Il m’a dit : « J’ai cru que c’était un parapluie qui tombait… » Qu’est-ce qu’elle a à l’oreille ?… Non, c’est du blanc de mur. Attends, que j’écoute son cœur…

Il coucha la chatte sur le flanc et interrogea les côtes battantes, le rouage minuscule et désordonné.

Ses cheveux blonds répandus, les yeux clos, il sembla dormir sur le flanc de Saha, s’éveiller avec un soupir, et apercevoir seulement Camille qui regardait, debout et silencieuse, leur groupe serré.

– Crois-tu !… Elle n’a rien, du moins je ne lui découvre rien, qu’un cœur terriblement agité, mais un cœur de chat est normalement agité. Mais comment ça a-t-il pu arriver ? Je te le demande comme si tu pouvais le savoir, ma pauvre petite. Elle est tombée de ce côté-ci…, dit-il en regardant la porte-fenêtre béante… Saute à terre, Saha, si tu peux…

Elle sauta après avoir hésité, mais se recoucha sur le tapis. Elle respirait vite, et continuait de regarder, d’un regard incertain, toute la chambre.

– J’ai envie de téléphoner à Chéron…

Pourtant, tu vois, elle se lave. Elle ne se laverait pas si elle avait un mal caché… Ah ! bon Dieu !

Il s’étira, jeta son veston sur le lit, vint à Camille…

– Quelle alerte… Te voilà bien jolie toute en blanc… Embrasse-moi, ma mouche dans du lait !…

Elle s’abandonna dans les bras qui se souvenaient enfin d’elle, et ne put retenir des sanglots saccadés.

– Non ?… Tu pleures ?

Il se troubla à son tour, cacha son front dans les cheveux noirs et doux.

– Je… je ne savais pas que tu étais bonne, figure-toi…

Elle eut le courage de ne pas se dégager sur ce mot. Alain, d’ailleurs, retourna vite à Saha, qu’il voulut conduire sur la terrasse à cause de la chaleur. Mais la chatte résista, se contenta de se coucher près du seuil, tournée vers le soir bleu comme elle. De temps en temps, elle tressaillait brièvement et surveillait derrière elle le fond de la chambre triangulaire.

– C’est la commotion, expliqua Alain. J’aurais voulu l’installer dehors…

– Laisse-la, dit faiblement Camille. Puisqu’elle ne veut pas.

– Ses caprices sont des ordres. Surtout aujourd’hui ! Qu’est-ce qu’il peut bien rester de mangeable, à cette heure-ci ? Neuf heures et demie !

La mère Buque roula la table sur la terrasse, et ils dînèrent devant le Paris de l’Est, le plus piqueté de feux. Alain parlait beaucoup, buvait de l’eau rougie, accusait Saha de maladresse, d’imprudence, de « faute de chat »…

– Les « fautes de chat » sont des sortes d’erreurs sportives, des défaillances imputables à l’état de civilisation et de domestication… Elles n’ont rien de commun avec des maladresses, des brusqueries presque voulues…

Mais Camille ne lui demandait plus : « Comment le sais-tu ? »

Après le dîner, il emporta Saha et entraîna Camille dans le studio, où la chatte consentit à boire le lait qu’elle avait refusé. En buvant elle tremblait de tout le corps, comme les chats qu’on abreuve de liquides trop froids.

– La commotion, répéta Alain. Je demanderai tout de même à Chéron de passer la voir demain matin… Oh ! j’oublie tout ! s’écria-t-il gaiement. Téléphone chez le concierge ! J’ai laissé dans la loge le rouleau qu’y a déposé Massart, notre sacré meublier.

Camille obéit tandis qu’Alain, fatigué, détendu, tombait dans un des fauteuils errants et fermait les yeux.

– Allô ! téléphonait Camille. Oui… Ça doit être ça… Un grand rouleau… Merci bien.

Les yeux fermés, il riait.

Elle était revenue près de lui, et le regardait rire.

– Cette petite voix que tu fais ! Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle petite voix ? « Un grand rouleau… Merci bien », minauda-t-il. C’est à la concierge que tu réserves une si petite voix ? Viens, nous ne sommes pas trop de deux pour affronter les dernières créations de Massart.

Il déroula sur la table d’ébène un grand lé de whatmann. Aussitôt Saha, amoureuse de toute paperasse, sauta sur le lavis.

– Qu’elle est gentille ! s’exclama Alain. C’est pour me montrer qu’elle n’a aucun mal. O ma rescapée !… Est-ce qu’elle n’a pas une bosse à la tête ? Camille, tâte sa tête… Non, elle n’a pas de bosse. Tâte-lui la tête tout de même, Camille…

Une pauvre petite meurtrière, docile, essaya de sortir de la relégation où elle s’enfonçait, tendit la main et toucha doucement, avec une haine humble, le crâne de la chatte…

Le plus sauvage feulement, un cri, un bond d’épilepsie, répondirent à son geste, et Camille fit « ha ! » comme une brûlée. Debout sur le lavis déployé, la chatte couvrait la jeune femme d’une accusation enflammée, levait le poil de son dos, découvrait ses dents et le rouge sec de sa gueule…

Alain s’était levé, prêt à protéger l’une de l’autre, Saha et Camille.

– Attention ! Elle est… elle est peut-être folle… Saha…

Elle le dévisagea avec violence, mais d’une manière lucide qui attestait la présence de sa raison.

– Qu’est-ce qu’il y a eu ? Où l’as-tu touchée ?

– Je ne l’ai pas touchée…

Ils se parlaient bas, et du bout des lèvres.

– Ça, par exemple…, dit Alain. Je ne comprends pas… Avance encore la main.

– Non, je ne veux pas ! protesta Camille. Elle est peut-être enragée, ajouta-t-elle.

Alain se risqua à caresser Saha, qui abattit son poil hérissé, se modela sous la paume amie, mais ramena la lumière de ses yeux sur Camille.

– Ça, par exemple…, répéta Alain lentement. Tiens, elle a une écorchure au nez, je n’avais pas vu… C’est du sang séché. Saha, Saha, sage… dit-il en voyant la fureur croître dans les yeux jaunes.

À cause du gonflement des joues, de la rigidité chasseresse des moustaches dardées en avant, la chatte furieuse semblait rire. L’allégresse des combats tirait les coins mauves de la gueule, bandait le mobile menton musclé, et tout le félin visage s’efforçait avec un langage universel, vers un mot oublié des hommes…

– Qu’est-ce que c’est, ça ? dit brusquement Alain.

– Ça quoi ?

Sous le regard de la chatte, Camille récupérait la bravoure, et l’instinct de la défense. Penché sur le lavis, Alain déchiffrait des empreintes humides, par groupes de quatre petites taches autour d’une tache centrale irrégulière.

– Ses pattes… mouillées ? murmura Alain.

– Elle aura marché dans l’eau, dit Camille. Tu en fais des histoires avec rien !

Alain releva la tête vers la nuit sèche et bleue.

– Dans l’eau ? Dans quelle eau ?…

Il se retourna vers sa femme, enlaidi singulièrement par ses yeux qu’il arrondissait.

– Tu ne sais pas ce que c’est que ces traces-là ? dit-il âprement. Non, tu n’en sais rien. C’est de la peur, comprends-tu, de la peur. La sueur de la peur, la sueur du chat, la seule sueur du chat… Elle a donc eu peur…

Il prit avec délicatesse une patte de devant de Saha, et du doigt essuya la plante charnue. Puis il retroussa la vivante gaine blanche où se reposaient les ongles rétractiles :

– Elle a toutes les griffes cassées…, dit-il en se parlant à lui-même. Elle s’est retenue… accrochée… Elle a griffé la pierre en se retenant… Elle…

Il s’interrompit, prit sans un mot de plus la chatte sous son bras et l’emporta dans la salle de bains.

Seule, immobile, Camille prêtait l’oreille. Elle tenait ses mains nouées l’une à l’autre, et, libre, semblait chargée de liens.

– Madame Buque, disait la voix d’Alain, vous avez du lait ?

– Oui, Monsieur, dans le frigidaire.

– Alors, il est glacé ?

– Mais je peux le tiédir sur la plaque… C’est fait aussitôt que dit, tenez… C’est pour la chatte ? Elle n’est pas malade ?

– Non, elle est…

La voix d’Alain s’arrêta court, et changea :

– Elle est un peu dégoûtée de la viande par cette chaleur… Merci, Madame Buque. Oui, vous pouvez partir. À demain matin.

Camille entendit son mari aller et venir, ouvrir un robinet, sut qu’il pourvoyait la chatte de nourriture et d’eau fraîche.

Une ombre diffuse, au-dessus d’un abat-jour de métal, montait jusqu à son visage où seules ses grandes prunelles bougeaient lentement.

Alain revint, resserrant nonchalamment sa ceinture de cuir, et se rassit à la table d’ébène. Mais il ne rappela pas Camille auprès de lui, et elle dut parler la première.

– Tu l’as renvoyée, la mère Buque ?

– Oui. Il ne fallait pas ?

Il allumait une cigarette et louchait sur la flamme du briquet.

– J’aurais voulu qu’elle apporte, demain matin… Oh ! c’est sans importance, ne t’excuse pas…

– Mais je ne m’excuse pas… Au fait, je l’aurais dû.

Il alla jusqu’à la baie ouverte, attiré par le bleu de la nuit. Il étudiait en lui-même un frémissement qui ne venait pas de l’émotion récente, un frémissement comparable à un trémolo d’orchestre, sourd et annonciateur. De la Folie-Saint-James une fusée monta, éclata en pétales lumineux que leur chute flétrit un à un, et le bleu nocturne recouvra sa paix, sa poudreuse profondeur. Dans le parc de la Folie, une grotte de rocailles, une colonnade, une cascade s’illuminèrent de blanc incandescent et Camille se rapprocha.

– Ils donnent une fête ?… Attendons le feu d’artifice… Tu entends les guitares ?

Il ne lui répondit pas, occupé de son propre frémissement. Les poignets et les mains fourmillants, les reins las et travaillés de mille piqûres, son état lui rappelait une lassitude exécrée, la fatigue des anciennes compétitions sportives, au collège – courses à pied, luttes à l’aviron –, d’où il sortait vindicatif, méprisant sa victoire ou sa défaite, palpitant et fourbu. Il n’était paisible qu’en une partie de lui-même, celle qui ne s’inquiétait plus de Saha. Depuis un long moment – ou depuis un moment très court – depuis la découverte des griffes cassées, depuis la peur furibonde de Saha, il n’avait pas exactement mesuré le temps.

– Ce n’est pas un feu d’artifice, dit-il. Plutôt des danses…

Au mouvement que fit Camille près de lui dans l’ombre, il comprit qu’elle n’attendait plus sa réponse. Mais elle s’enhardit, et se rapprocha encore. Il la sentit venir sans appréhension, perçut de profil la robe blanche, un bras nu, un demi-visage éclairé de jaune par les lampes de l’intérieur, un demi-visage bleu absorbé par la nuit claire, deux demi-visages divisés par le petit nez régulier, doués chacun d’un grand œil qui cillait peu.

– Oui, des danses, approuva-t-elle. Ce sont des mandolines, pas des guitares… Écoute… Les donneurs… de sé-é-rena... des, Et les bel-les é-écou-teu

Sur la note la plus haute sa voix trébucha, et elle toussa pour excuser sa défaillance.

« Mais quelle petite voix… », s’étonnait Alain. « Qu’a-t-elle fait de sa voix, grande ouverte comme ses yeux ? Elle chante d’une voix de fillette, et s’enroue… »

Les mandolines se turent, la brise apporta une faible rumeur humaine de plaisir et d’applaudissements. Peu après une fusée monta, éclata en ombrelle de rayons mauves où pendaient des larmes de feu vif.

– Oh !… s’écria Camille.

Ils avaient surgi de l’ombre tous deux comme deux statues, Camille en marbre lilas, Alain plus blanc, les cheveux verdâtres et les prunelles décolorées. La fusée éteinte, Camille soupira.

– C’est toujours trop court… dit-elle plaintive.

La musique lointaine recommença. Mais un caprice du vent détourna le son des instruments à résonance aiguë, et les temps forts d’un des cuivres d’accompagnement, sur deux notes, montèrent lourdement jusqu’à eux.

– C’est dommage, dit Camille. Ils ont sans doute le meilleur jazz. C’est Love in the night, qu’il joue…

Elle fredonna la mélodie d’une voix insaisissable, tremblante et haute, comme succédant à des pleurs. Cette voix nouvelle redoublait le malaise d’Alain, engendrait en lui un besoin de révélation, l’envie de briser ce qui, – depuis un long moment, ou depuis un moment très court ? – s’élevait entre Camille et lui, ce qui n’avait pas encore de nom mais grandissait vite, ce qui l’empêchait de prendre Camille par le cou comme un garçon, ce qui le tenait accoté et immobile, attentif, contre le mur encore tiède de la chaleur du jour… Il devint impatient, et dit :

– Chante encore…

Une longue pluie tricolore, en branchages retombant comme les branches des saules pleureurs, raya le ciel au-dessus du parc, et montra à Alain Camille étonnée, déjà défiante :

– Chanter quoi ?

Love in the night, ou n’importe quoi…

Elle hésita, refusa :

– Laisse que j’écoute le jazz… même d’ici on entend qu’il est d’un moelleux…

Il n’insista pas, contint son impatience, dompta le fourmillement dont son corps retentissait tout entier.

Un essaim de petits soleils gais, qui gravitaient légers sur la nuit, prit l’essor, tandis qu’Alain les confrontait secrètement avec les constellations de ses songes préférés.

« Ceux-ci sont à retenir… je tâcherai de les emporter là-bas », nota-t-il gravement. « J’ai trop négligé mes rêves… » Enfin, dans le ciel, au-dessus de la Folie, naquit et gonfla une sorte d’aurore vagabonde, jaune et rose, qui creva en médailles vermeilles, en fougères fulminantes, en rubans de métal aveuglant…

Des cris d’enfants, sur les terrasses inférieures, saluèrent le prodige à la lumière duquel Alain vit Camille distraite, absorbée, réclamée en elle-même par d’autres lueurs…

Il cessa d’hésiter dès que la nuit se referma, et glissa son bras nu sous le bras nu de Camille. En le touchant, il lui sembla qu’il le voyait, d’un blanc à peine teinté par l’été, vêtu d’un duvet à brins fins couchés sur la peau, mordorés sur l’avant-bras, plus pâles près de l’épaule…

– Tu es froide… murmura-t-il. Tu n’es pas souffrante ?

Elle pleura tout bas, si promptement qu’Alain la soupçonna d’avoir préparé ses larmes.

– Non… C’est toi… C’est toi qui… qui ne m’aimes pas.

Il s’adossa au mur, prit Camille contre sa hanche. Il la sentait tremblante, et froide de l’épaule jusqu’à ses genoux, nus au-dessus des bas roulés. Elle adhérait à lui fidèlement, et ne ménageait pas son poids.

– Ah ! Ah ! je ne t’aime pas. Bon. C’est encore une scène de jalousie à cause de Saha ?

Il perçut, dans tout le corps qu’il soutenait, une onde musculeuse, une reprise de défense et d’énergie, et il insista, encouragé par l’heure, par une sorte d’opportunité indicible.

– Au lieu d’adopter comme moi cette charmante bête… Sommes-nous le seul jeune ménage à élever un chat, un chien ? Veux-tu un perroquet, un ouistiti, un couple de colombes, un chien, pour me rendre à mon tour bien jaloux ?

Elle secoua les épaules, en protestant à bouche fermée d’une voix chagrine. La tête haute, Alain surveillait sa propre voix, et se stimulait. « Allez, allez… encore deux ou trois enfantillages, du remplissage, et on arrive à quelque chose… Elle est comme une jarre qu’il faut que je renverse pour la vider… Allez… Allez… »

– Veux-tu un petit lion, un crocodile enfant, de cinquante ans à peine ? Non ?… Va, tu ferais mieux d’adopter Saha… Pour peu que tu t’en donnes la peine, tu verras…

Camille s’arracha de ses bras, si rudement qu’il chancela.

– Non ! cria-t-elle. Ça, jamais ! Tu m’entends ? Jamais !

Elle exhala un soupir furieux, et répéta plus bas :

– Ah ! non !… Jamais.

« Ça y est », se dit Alain avec délectation.

Il poussa Camille dans la chambre, fit tomber le store extérieur, alluma au plafond le rectangle de verre et ferma la fenêtre. D’un mouvement animal, Camille se rapprocha de l’issue, qu’Alain rouvrit.

– À la condition que tu ne cries pas, dit-il.

Il roula près de Camille l’unique fauteuil, enfourcha l’unique chaise au pied du large lit découvert, nappé de frais.

Les rideaux de toile cirée, éployés pour la nuit, verdissaient la pâleur de Camille et sa robe blanche froissée.

– Alors ? commença Alain. Inarrangeable ? Affreuse histoire ? Ou elle, ou toi ?

Elle répondit d’un bref signe de tête, et Alain comprit qu’il fallait abandonner le ton badin.

– Que veux-tu que je te dise ? reprit-il après un silence. La seule chose que je ne veux pas te dire ? Tu sais bien que je ne renoncerai pas à cette chatte. J’en aurais honte. Honte devant moi, et devant elle…

– Je sais, dit Camille.

– … Et devant toi, acheva Alain.

– Oh ! moi… dit Camille en levant la main.

– Tu comptes aussi, dit Alain durement. En somme, c’est à moi seul que tu en veux ? Tu n’as rien à reprocher à Saha, que l’affection qu’elle me porte ?

Elle ne répondit que par un regard trouble et hésitant, et il fut irrité d’avoir à la questionner encore. Il avait cru qu’une scène, violente et brève, forcerait toutes les issues, il s’en était remis à cette facilité. Mais, le premier cri jeté, Camille se repliait et ne fournissait d’aucun brandon le brasier. Il usa de patience :

– Dis-moi, mon petit… Quoi donc ? je ne peux pas t’appeler mon petit ? Dis-moi, s’il s’agissait d’un autre chat que Saha, serais-tu moins intolérante ?

– Naturellement oui, répondit-elle très vite.

– C’est juste, dit Alain avec une loyauté calculée.

– Même une femme, continua Camille en s’échauffant, même une femme tu ne l’aimerais pas sans doute autant.

– C’est juste, dit Alain.

– Tu n’es pas comme les gens qui aiment les bêtes, toi… Patrick, lui, il aime les bêtes… Il prend les gros chiens par le cou, il les roule, il imite les chats pour voir la tête qu’ils feront, il siffle les oiseaux…

– Oui, enfin, il n’est pas difficile, dit Alain.

– Toi, c’est autre chose, tu aimes Saha…

– Je ne te l’ai jamais caché, mais je ne t’ai pas menti non plus quand je t’ai dit Saha n’est pas ta rivale…

Il s’interrompit et abaissa ses paupières sur son secret, qui était un secret de pureté.

– Il y a rivale et rivale, dit Camille sarcastiquement.

Elle rougit soudain, s’enflamma d’une ivresse brusque, marcha sur Alain.

– Je vous ai vus ! cria-t-elle. Le matin, quand tu passes la nuit sur ton petit divan… Avant que le jour se lève, je vous ai vus, tous deux…

Elle tendit un bras tremblant vers la terrasse.

– Assis, tous les deux… vous ne m’avez même pas entendue ! Vous étiez comme ça, la joue contre la joue…

Elle alla jusqu’à la fenêtre, reprit haleine et revint sur Alain.

– C’est à toi de dire honnêtement si j’ai tort d’en vouloir à cette chatte, et tort de souffrir.

Il garda le silence si longtemps qu’elle s’irrita de nouveau.

– Mais parle ! Dis quelque chose ! Au point où nous en sommes… Qu’est-ce que tu attends ?

– La suite, dit Alain. Le reste.

Il se leva doucement, se pencha sur sa femme, et baissa la voix en désignant la porte-fenêtre :

– C’est toi, n’est-ce pas ? Tu l’as jetée ?…

Elle mit, d’un mouvement prompt, le lit entre elle et lui, mais ne nia point. Il la regarda fuir avec une sorte de sourire :

– Tu l’as jetée, dit-il rêveur. J’ai bien senti que tu avais tout changé entre nous, tu l’as jetée… elle a cassé ses griffes en s’accrochant au mur…

Il baissa la tête, imagina l’attentat.

– Mais comment l’as-tu jetée ? En la tenant par la peau du cou ?… En profitant de son sommeil sur le parapet ?… Est-ce que tu as longtemps organisé ton coup ? Vous ne vous êtes pas battues, avant ?…

Il releva le front, regarda les mains et les bras de Camille.

– Non, tu n’as pas de marques. Elle t’a bien accusée, hein, quand je t’ai obligée à la toucher… Elle était magnifique…

Son regard, abandonnant Camille, embrassa la nuit, la cendre d’étoiles, les cimes des trois peupliers qu’éclairaient les lumières de la chambre…

– Eh bien, dit-il simplement, je m’en vais.

– Oh ! écoute… écoute… supplia Camille follement, très bas.

Elle le laissa pourtant sortir de la chambre. Il ouvrit les placards, parla à la chatte dans la salle de bains. Le bruit de ses pas avertit Camille qu’il venait de chausser des souliers de ville, et machinalement elle regarda l’heure. Il rentra, portant Saha dans un panier ventru dont Mme Buque se servait pour faire le marché. Vêtu à la hâte, les cheveux mal coiffés, un foulard au cou, il avait un air de désordre amoureux, et les paupières de Camille se gonflèrent. Mais elle entendit Saha remuer dans le panier, et elle serra les lèvres.

– Voilà, je m’en vais, répéta Alain.

Il abaissa les yeux, souleva un peu le panier, et corrigea avec une cruauté raisonnée :

– Nous nous en allons.

Il assujettit le couvercle d’osier, en expliquant :

– Je n’ai trouvé que ça dans la cuisine.

– Tu vas chez toi ? demanda Camille, en se forçant à imiter le calme d’Alain.

– Mais naturellement.

– Est-ce que tu… est-ce que je peux compter te voir ces jours-ci ?

– Mais certainement.

De surprise, elle mollit encore une fois, faillit plaider, pleurer, s’en défendit avec effort.

– Et toi, dit Alain, tu restes seule ici, cette nuit ? Tu n’auras pas peur ? Si tu l’exigeais, je resterais, mais…

Il tourna la tête vers la terrasse.

– …Mais franchement je n’y tiens pas… Qu’est-ce que tu comptes dire, chez toi ?

Blessée qu’il la renvoyât, en paroles, aux siens, Camille se redressa.

– Je n’ai rien à leur dire. Ce sont des choses qui me regardent, je pense… je n’ai aucun goût pour les conseils de famille.

– Je te donne tout à fait raison – provisoirement.

– D’ailleurs nous pourrons décider, à partir de demain…

Il leva sa main libre pour parer à cette menace d’avenir.

– Non. Pas demain. Aujourd’hui il n’y a pas de demain.

Sur le seuil de la chambre, il se retourna.

– Dans la salle de bains, j’ai laissé ma clef, et l’argent que nous avons ici…

Elle l’interrompit ironiquement :

– Pourquoi pas une caisse de conserves, et une boussole ?

Elle faisait la brave, et le toisait, une main sur la hanche, la tête d’aplomb sur son beau cou. « Elle soigne ma sortie », pensa Alain. Il voulut répliquer par une analogue coquetterie de la dernière heure, rejeter ses cheveux sur son front, user du regard étouffé entre les cils et dédaigneux de se poser ; mais il renonça à une mimique incompatible avec le panier à provisions, et se borna à un vague salut vers Camille.

Elle gardait sa contenance, son apparat théâtral.

À distance, il vit mieux, avant de sortir, le cerne de ses yeux et la moiteur qui couvrait ses tempes et son cou sans plis.

En bas, il traversa machinalement la rue, la clef du garage à la main. « Je ne peux pas faire cela », songea-t-il, et il rebroussa chemin vers l’avenue, assez lointaine, où roulaient la nuit les taxis maraudeurs. Saha miaula deux ou trois fois et il la calma de la voix. « Je ne peux pas faire cela, mais ce serait vraiment beaucoup plus commode de prendre la voiture. Neuilly est impossible la nuit. » Il s’étonnait, ayant compté sur une détente heureuse, de perdre son sang-froid depuis qu’il était seul, et la marche ne l’apaisait pas. Enfin il rencontra un taxi errant, et trouva longue la course de cinq minutes.

Il grelottait, dans la nuit tiède, sous le bec de gaz, en attendant que la grille s’ouvrît. Saha, qui avait reconnu l’odeur du jardin, miaulait à petits coups dans le panier posé sur le trottoir.

Le parfum des glycines en leur seconde floraison traversa l’air, et Alain trembla plus fort, en s’appuyant d’un pied sur l’autre comme par un froid vif. Il sonna de nouveau, car rien ne s’éveillait dans la maison malgré la sonorité grave et scandaleuse du gros timbre. Enfin une lumière parut dans les petits bâtiments du garage, et il entendit les pieds traînants du vieil Émile sur le gravier.

– C’est moi, Émile, dit-il quand la face sans couleur du vieux valet s’appuya aux barreaux.

– C’est Monsieur Alain ? dit Émile en exagérant son chevrotement. La jeune dame de Monsieur Alain n’est pas indisposée ? L’été est si traître… Monsieur Alain a une valise, je vois ?

– Non, c’est Saha. Laissez, je la porte. Non, n’allumez pas les globes, la lumière pourrait réveiller Madame… Ouvrez-moi seulement la porte d’entrée, et retournez vous coucher.

– Madame est réveillée, c’est elle qui m’a sonné, je n’avais pas entendu le gros timbre. Dans mon premier sommeil, n’est-ce pas…

Alain se hâtait pour échapper au verbiage, au bruit de pas flageolants qui le suivaient. Il ne butait pas au tournant des allées, quoique la nuit fût sans lune. La grande pelouse, plus pâle que les plates-bandes cultivées, le guidait. L’arbre mort drapé, au centre du gazon, figurait un homme énorme, debout, son manteau sur le bras. L’odeur des géraniums arrosés arrêta Alain et lui serra la gorge. Il se pencha, ouvrit le panier à tâtons et délivra la chatte.

– Saha, notre jardin…

Il la sentit couler hors du panier, et par tendresse il cessa de s’occuper d’elle. Il lui rendit, lui dédia la nuit, la liberté, la terre spongieuse et douce, les insectes veilleurs et les oiseaux endormis.

Derrière les persiennes du rez-de-chaussée, une lampe attendait et Alain se rembrunit. « Parler, et encore parler, expliquer à ma mère… expliquer quoi ? C’est si simple… C’est si difficile… »

Il ne désirait que le silence, la chambre semée de bouquets aux plates couleurs, le lit, et surtout les larmes véhémentes, les gros sanglots rauques comme une toux, compensation coupable et cachée…

– Entre, mon chéri, entre…

Il avait peu fréquenté la chambre maternelle. Son égoïste aversion des fioles compte-gouttes, des boîtes de digitaline et des tubes homéopathiques datait de l’enfance et durait encore. Mais il ne résista pas à la vue du lit étroit et sans recherche, de la femme aux cheveux blancs et drus qui se soulevait sur ses poignets.

– Vous savez, maman, il n’y a rien d’extraordinaire…

Il accompagna cette phrase stupide d’un sourire dont il eut honte, un sourire horizontal à joues raides. Sa fatigue venait de le ruiner d’un coup, et lui infligeait un démenti qu’il accepta. Il s’assit au chevet de sa mère et dénoua son foulard.

– Je vous demande pardon de ma tenue, je suis venu comme j’étais… J’arrive à des heures indues, sans crier gare…

– Mais tu as crié gare, dit Mme Amparat.

Elle jeta un regard sur les chaussures poussiéreuses d’Alain.

– Tu as des souliers de chemineau…

– Je ne viens que de chez moi, maman. Mais j’ai dû chercher un taxi assez longtemps. Je portais la chatte…

– Ah ! fit Mme Amparat d’un air entendu, tu as rapporté la chatte ?

– Oh ! naturellement… Si vous saviez…

Il s’arrêta, retenu par une discrétion bizarre. « Ce sont des choses qu’on ne raconte pas. Ce ne sont pas des histoires pour parents. »

– Camille n’aime pas beaucoup Saha, maman.

– Je sais, dit Mme Amparat.

Elle se força à sourire, hocha ses cheveux crêpelés.

– C’est très grave, ça !

– Oui, pour Camille, dit Alain, malveillant.

Il se leva, se promena parmi les meubles, houssés de blanc pour l’été comme dans les maisons de province. Depuis qu’il avait résolu de ne pas dénoncer Camille, il ne trouvait plus rien à dire.

– Vous savez, maman, il n’y a eu ni cris ni bris de vaisselle… La coiffeuse en verre n’a pas souffert, et les voisins ne sont pas montés. Seulement il me faut un peu de… de solitude, de repos… Je ne vous cache pas que je n’en peux plus, dit-il en s’asseyant sur le lit.

– Non, tu ne me le caches pas, dit Mme Amparat.

Elle posa une main sur le front d’Alain, renversant vers la lumière cette jeune figure d’homme où levait une barbe pâle. Il se plaignit, détourna ses yeux changeants et réussit à différer encore le tumulte de pleurs qu’il se promettait.

– S’il n’y a pas de draps à mon ancien lit, maman, je m’envelopperai dans n’importe quoi…

– Il y a des draps à ton lit, dit Mme Amparat.

Sur ce mot il étreignit sa mère, l’embrassa en aveugle sur les yeux, sur les joues et les cheveux, lui poussa son nez dans le cou, bégaya « bonne nuit » et sortit en reniflant.

Dans le vestibule, il se ressaisit et ne gravit pas tout de suite l’escalier, parce que la nuit finissante et Saha l’appelaient. Mais il n’alla pas loin. Le perron lui suffit. Il s’assit dans l’ombre, sur une marche, et la main qu’il étendit rencontra le pelage, les moustaches en antennes subtiles et les fraîches narines de Saha.

Elle tournait et retournait sur place, selon le code du fauve caressant. Elle lui parut toute petite, légère comme un chaton, et parce qu’il avait faim il pensa qu’elle avait besoin de manger.

– Nous mangerons demain…, tout à l’heure… le jour va venir…

Déjà elle embaumait la menthe, le géranium et le buis. Il la tenait confiante et périssable, promise à dix ans de vie peut-être, et il souffrait en pensant à la brièveté d’un si grand amour.

– Après toi je serai sans doute à qui voudra… À une femme, à des femmes. Mais jamais à un autre chat.

Un merle siffla quatre notes dont retentit tout le jardin, et se tut. Mais les passereaux l’avaient entendu et répondirent. Sur la pelouse et sur les massifs fleuris naissaient les fantômes des couleurs. Alain discerna un blanc maussade, un rouge engourdi plus triste que le noir, un jaune englué dans le vert environnant, une fleur jaune arrondie qui bientôt gravita plus jaune, suivie d’yeux et de lunes… Chancelant, subjugué de sommeil, Alain atteignit sa chambre, jeta ses vêtements, découvrit le lit fermé, et la fraîcheur des draps le conquit tout entier.

Couché sur le dos, un bras étendu, la chatte pétrissant, muette et concentrée, son épaule, il descendait à pic et sans halte au plus profond du repos, quand un sursaut le ramena vers le petit jour, le balancement des arbres éveillés et le grincement béni du tramway lointain.

« Qu’est-ce que j’ai ? Je voulais… Ah ? oui, je voulais pleurer… » Il sourit et retomba endormi.

Il dormit fiévreux, gorgé de rêves. À deux ou trois reprises il crut qu’il s’éveillait et reprenait conscience du lieu où il reposait, mais chaque fois, il fut détrompé par l’expression des parois de sa chambre, hargneuses et guettant un œil ailé qui voletait.

« Mais je dors, voyons, je dors… »

« Je dors… » répondit-il encore au crissement du gravier. « Puisque je vous dis que je dors ! » cria-t-il à deux pieds traînassants, qui frôlaient la porte. Les pieds s’éloignèrent et le dormeur s’applaudit en songe. Mais le rêve avait mûri sous les sollicitations réitérées, et Alain ouvrit les yeux.

Le soleil, qu’il avait laissé en mai sur le rebord de la fenêtre, était devenu un soleil d’août, et ne dépassait plus le tronc satiné du tulipier, en face de la maison. « Comme l’été a vieilli », se dit Alain. Il se leva, nu, chercha un vêtement et trouva un pyjama trop court, à manches étroites, un peignoir de bain décoloré, qu’il revêtit joyeusement. La fenêtre l’appelait, mais il se heurta à la photographie de Camille, oubliée au chevet. Il examina curieusement le petit portrait inexact, lustré, blanchi ici, là noirci. « Il est plus ressemblant que je ne le croyais », pensa-t-il. « Comment ne m’en suis-je pas aperçu ? Il y a quatre mois, je disais : « Oh ! elle est très différente de ceci, fine et moins dure… », mais je me trompais… »

La brise longue et égale courait à travers les arbres avec un murmure de rivière. Ébloui, une faim douloureuse au creux de l’estomac, Alain s’abandonnait : « Comme c’est doux, une convalescence… » Pour le combler d’illusion, un doigt heurta la porte, et la Basquaise barbue entra, portant un plateau.

– Mais j’aurais mangé au jardin, Juliette !

Elle fit une manière de sourire dans ses poils gris.

– J’avais pensé… Si Monsieur Alain veut que je descende le plateau ?

– Non, non, j’ai trop faim, laissez ça là. Saha viendra par la fenêtre.

Il appela la chatte qui surgit d’une retraite invisible, comme si elle naissait à son appel. Elle s’élança sur le chemin vertical de plantes grimpantes et retomba, – elle avait oublié ses griffes cassées.

– Attends, je viens !

Il la rapporta dans ses bras et ils se gorgèrent, elle de lait et de biscottes, lui de tartines et de café brûlant. Sur un coin du plateau, une petite rose fleurissait l’oreille du pot de miel.

« Ce n’est pas une rose de ma mère », estima Alain. C’était une petite rose mal faite, un peu avortée, une rose dérobée aux rameaux bas, qui exhalait un farouche parfum de rose jaune. « Ça, c’est un hommage de la Basquaise… »

Saha, rayonnante, semblait avoir engraissé depuis la veille. Le jabot tendu, ses quatre raies de moire bien marquées entre les oreilles, elle fixait sur le jardin des yeux de despote heureux.

– Comme c’est simple, n’est-ce pas, Saha, pour toi du moins…

Le vieil Émile entra à son tour, réclama les chaussures d’Alain.

– Il y a un des lacets qui est bien éprouvé… Monsieur Alain n’en a pas d’autre ? Ça ne fait rien, j’y mettrai un lacet à moi, bêla-t-il avec émotion.

« Décidément, c’est ma fête », se dit Alain. Ce mot le rejeta par contraste vers le souci de tout ce qui hier était quotidien, la toilette, l’heure d’aller aux bureaux Amparat, l’heure de revenir déjeuner avec Camille…

– Mais je n’ai rien à me mettre ! s’écria-t-il.

Le rasoir un peu rouillé, l’ovule de savon rose, l’ancienne brosse à dents, il les reconnut dans la salle de bains, et s’en servit avec une joie de naufragé pour rire. Mais il dut descendre en pyjama trop court, la Basquaise ayant emporté ses vêtements.

– Viens, Saha, Saha…

Elle le précédait, il courut gauchement, les pieds mal assurés dans des sandales de raphia effilochées.

Il tendit l’épaule à la chape de soleil adouci, et ferma à demi ses paupières déshabituées de la réverbération verte des gazons, de la chaude couleur ascendante que rejetaient un bloc serré d’amarantes à crêtes charnues, une touffe de sauges rouges cernées d’héliotropes.

– Oh ! les mêmes, les mêmes sauges !

Ce petit massif en forme de cœur, Alain ne l’avait connu que rouge, et toujours bordé d’héliotropes, et protégé par un cerisier âgé, maigre, qui parfois donnait quelques cerises en septembre…

– J’en vois six… sept… Sept cerises vertes !

Il parlait à la chatte qui, l’œil vide et doré, atteint par l’odeur démesurée des héliotropes, entrouvrait la bouche, et manifestait la nauséeuse extase du fauve soumis aux parfums outranciers…

Elle goûta une herbe pour se remettre, écouta des voix, se frotta le museau aux dures brindilles des troènes taillés. Mais elle ne se livra à aucune exubérance, nulle gaieté irresponsable, et elle marcha noblement sous le petit nimbe d’argent qui l’enserrait de toutes parts.

« Jetée, du haut de neuf étages », songeait Alain en la regardant. « Saisie, – ou poussée… Peut-être s’est-elle défendue, – peut-être s’est-elle échappée, pour être reprise et jetée… Assassinée… »

Il essayait par de telles conjectures d’allumer en lui la juste colère, et n’y parvenait pas. « Si j’aimais vraiment, profondément Camille, quelle fureur… » Autour de lui rayonnait son royaume, menacé comme tous les royaumes.

« Ma mère assure qu’avant vingt ans, personne ne pourra plus conserver des demeures, des jardins comme ceux-ci. C’est possible. Je veux bien les perdre. Je ne veux pas y laisser entrer les… »

Une sonnerie de téléphone, dans la maison, l’émut. « Allons ! est-ce que j’ai peur ? Camille n’est pas assez bête pour me téléphoner. Rendons-lui cette justice : je n’ai jamais vu une jeune femme user plus discrètement de cet outil… »

Mais il ne put se tenir de courir tant bien que mal, perdant ses sandales et trébuchant sur les graviers ronds, et d’appeler :

– Maman ! Qui est-ce qui téléphone ?

L’épais peignoir blanc parut sur le perron, et Alain se sentit honteux d’avoir appelé.

– Que j’aime votre gros peignoir blanc, maman, toujours le même, toujours le même…

– Je te remercie bien pour mon peignoir, dit Mme Amparat.

Elle prolongea un moment l’attente d’Alain.

– C’était M. Veuillet. Il est neuf heures et demie. Tu ne connais plus les habitudes de la maison ?

Elle peigna de ses doigts les cheveux de son fils, boutonna le pyjama trop étroit.

– Te voilà joli ! Tu ne vas pas passer ta vie en va-nu-pieds, je pense ?

Alain lui sut gré de questionner si habilement.

– Il n’en est pas question, maman. Tout à l’heure je vais m’occuper de tout ça…

Mme Amparat arrêta tendrement le geste ample et vague :

– Ce soir, où seras-tu ?

– Ici ! cria-t-il, et les larmes lui montèrent aux yeux.

– Mon Dieu ! quel enfant !… dit Mme Amparat, et il releva le mot avec une gravité de boy-scout.

– C’est possible, maman. Je voudrais justement prendre un peu conscience de ce que je dois faire, sortir de cette enfance…

– Par où ? Par un divorce ? C’est une porte qui fait du bruit.

– Mais qui donne de l’air, osa-t-il répliquer vertement.

– Est-ce qu’une séparation… temporaire, un régime de repos, ou de voyage…, ne donnerait pas d’aussi bons résultats ?

Il leva des bras indignés.

– Mais, ma pauvre maman, vous ne savez pas… Vous êtes à cent lieues d’imaginer…

Il allait tout dire, raconter l’attentat…

– Eh bien, laisse-moi à cent lieues ! Ces choses-là ne me concernent pas, aie un peu de… de réserve, voyons…, dit précipitamment Mme Amparat, et Alain profita de sa pudique erreur.

– Maintenant, maman, il y a encore le côté embêtant – je veux dire le point de vue famille qui se confond avec le point de vue commercial… Du point de vue Malmert, mon divorce serait sans excuse, quelle que soit la part de responsabilité de Camille… Une mariée de trois mois et demi… J’entends d’ici…

– Où prends-tu que ce soit un point de vue commercial ? Vous n’avez pas de firme commune, toi et la petite Malmert. Un couple n’est pas une paire d’associés.

– Je sais bien, maman ! Mais enfin, si les choses prennent la tournure que j’envisage, c’est une période odieuse que celle des formalités, des entrevues, des… Ce n’est jamais si simple qu’on le dit, un divorce…

Elle écoutait son fils avec douceur, sachant que certaines causes fructifient en effets imprévus, et qu’un homme est obligé, au long de sa vie, de naître plusieurs fois sans autre secours que le hasard, les contusions, les erreurs…

– Ce n’est jamais simple de quitter ce qu’on a voulu s’attacher, dit Mme Amparat. Elle n’est pas si mauvaise, cette petite Malmert. Un peu… grosse, un peu sans manières… Non, pas si mauvaise. Du moins, c’est ma manière de voir… Je ne te l’impose pas. Nous avons le temps d’y réfléchir…

– J’ai pris ce soin, dit Alain avec une politesse revêche. Et bien que je préfère, pour l’instant, garder pour moi certaine histoire…

Son visage s’éclaira soudain d’un rire, d’une enfance retrouvée. Dressée sur ses pattes de derrière, Saha, la patte en cuiller au-dessus d’un arrosoir plein, pêchait des fourmis noyées.

– Regardez-la, maman ! N’est-elle pas un miracle de chatte ?

– Oui, soupira Mme Amparat. C’est ta chimère.

Il était toujours étonné quand sa mère usait d’un mot rare. Il salua celui-ci d’un baiser appuyé sur une main tôt vieillie, à grosses veines, tavelée de ces lunules brunes que Juliette la Basquaise nommait lugubrement des « taches de terre ». Au coup de timbre qui résonna à la grille, il se redressa.

– Cache-toi, dit Mme Amparat. Nous sommes sur le passage des fournisseurs. Va t’habiller… Vois-tu que le petit du boucher te surprenne accoutré comme tu l’es ?…

Mais ils savaient tous deux que le petit du boucher ne sonnait pas à la grille des visiteurs, et déjà Mme Amparat tournait le dos, se hâtait de gravir le perron, en relevant à deux mains son peignoir. Derrière les fusains taillés, Alain vit passer, courant, la Basquaise en déroute, son tablier de soie noire au vent, et un glissement de pantoufles sur le gravier dénonça la fuite du vieil Émile. Alain lui coupa la route :

– Vous avez ouvert, au moins ?

– Oui, Monsieur Alain, la jeune dame est après sa voiture…

Il leva vers le ciel un œil terrifié, remonta ses épaules comme sous la grêle et disparut.

« Pour une panique, c’est une panique. J’aurais bien voulu m’habiller… Tiens, elle a un tailleur neuf… »

Camille l’avait aperçu et venait droit à lui, sans trop de hâte. Dans un de ces moments de trouble presque hilares que couvent les heures dramatiques, il pensa confusément : « Peut-être qu’elle vient déjeuner… »

Soigneusement et légèrement maquillée, armée de cils noirs, de belles lèvres décloses, de dents brillantes, elle parut pourtant perdre son assurance lorsque Alain avança à sa rencontre. Car il approchait sans se détacher de son atmosphère protectrice, foulait le gazon natal sous la complicité fastueuse des arbres, et Camille le contemplait avec des yeux de pauvre.

– Excuse-moi, j’ai l’air d’un collégien en crise de croissance… Nous n’avions pas pris rendez-vous pour ce matin ?

– Non… Je t’ai apporté ta grosse valise pleine.

– Mais il ne fallait pas ! se récria-t-il. J’aurais fait prendre aujourd’hui par Émile…

– Parlons-en, d’Émile… J’ai voulu lui passer ta valise, mais ce vieil idiot s’est sauvé comme si j’avais la peste… La valise est par terre près de la grille…

En rougissant d’humiliation, elle se mordit l’intérieur de la joue. « Ça débute bien », se dit Alain.

– Je suis désolé… Tu sais comment il est, Émile… Écoute, décida-t-il, allons donc dans le rond-de-fusains, nous serons plus tranquilles que dans la maison.

Il se repentit tout de suite de son choix, car le rond-de-fusains, petite architecture d’arbres taillés autour d’une clairière meublée d’osier, avait caché autrefois leurs baisers clandestins.

– Attends que j’enlève les brindilles. Il ne faut pas abîmer ce joli costume, que je ne connais pas…

– Il est neuf, dit Camille avec un accent de tristesse profonde, comme elle eût dit : « Il est mort. »

Elle s’assit de biais, en regardant autour d’elle. Deux arcades arrondies, l’une en face de l’autre, perçaient la rotonde de verdure. Alain se souvint d’une confidence de Camille : « Tu n’as pas idée comme il a pu m’intimider, ton beau jardin… J’y venais comme la petite fille du village qui vient jouer avec le fils des châtelains dans le parc. Et pourtant… » D’un mot, elle avait tout gâté, le dernier mot, ce « pourtant » qui évoquait la prospérité des essoreuses Malmert, comparée à la maison Amparat déclinante…

Il remarqua que Camille restait gantée. » Ça, c’est une précaution qui se retourne contre elle… Sans ces gants, je n’aurais peut-être pas pensé à ses mains, à ce qu’elles ont commis… Ah ! voilà donc enfin un peu, un peu de colère », se dit-il en écoutant le battement de son cœur. « J’y ai mis le temps. »

– Alors…, dit Camille d’un ton morne, alors qu’est-ce que tu fais ?… Peut-être que tu n’as pas encore réfléchi…

– Si, dit Alain.

–Ah !

– Oui. Je ne peux pas revenir.

– Je comprends bien qu’il n’est pas question aujourd’hui…

– Je ne veux pas revenir.

– Du tout ?… Jamais ?

Il haussa les épaules.

– Qu’est-ce que ça veut dire, jamais ? Je ne veux pas revenir. Pas maintenant. Je ne veux pas.

Elle épiait, tâchant de discerner le faux du vrai, l’irritation voulue du frémissement authentique. Il lui rendait suspicion pour suspicion. « Elle est petite, ce matin. Elle fait un peu jolie midinette. Elle est perdue dans tout ce vert. Nous avons déjà échangé pas mal de paroles inutiles… »

Au loin, par l’une des issues arrondies, Camille apercevait sur une des façades de la maison la trace des « travaux », une fenêtre neuve, des persiennes peintes de frais… Bravement elle se jeta au-devant du risque :

– Et si je n’avais rien dit, hier ? suggéra-t-elle brusquement. Si tu n’avais rien su ?

– Belle idée de femme, ricana-t-il. Elle te fait honneur.

– Oh ! dit Camille en secouant la tête, honneur, honneur… Ce ne serait pas la première fois que le bonheur d’un couple dépendrait de quelque chose d’inavouable, ou d’inavoué… Mais j’ai l’idée qu’en cachant cette histoire je n’aurais fait que reculer pour mieux sauter. Je ne te sentais pas… comment dire ?

Elle cherchait le mot et le mimait, en nouant ses mains l’une à l’autre. « Elle a tort de mettre ses mains en évidence », pensa Alain vindicatif. « Ces mains qui ont exécuté quelqu’un… »

– Enfin, tu es si peu de mon parti, dit Camille. N’est-ce pas ?

Frappé, il convint mentalement qu’elle ne se trompait pas. Il se taisait et Camille insista plaintivement, d’une voix qu’il connaissait bien.

– Dis, méchant, dis ?…

– Mais, bon Dieu, éclata-t-il, ce n’est pas de ça qu’il est question ! Ce qui peut m’intéresser – m’intéresser à toi – c’est de savoir si tu regrettes ce que tu as fait, si tu ne peux pas ne pas y penser, si tu es malade d’y penser… Le remords, quoi, le remords ! Ça existe, le remords !

Il se leva, emporté, fit le tour du rond-de-fusains en essuyant son front sur sa manche.

– Ah ! dit Camille d’un air contrit et apprêté, naturellement, voyons… J’aurais mille fois mieux aimé ne pas le faire… Il a fallu que je perde la tête…

– Tu mens ! cria-t-il en étouffant sa voix. Tu ne regrettes que d’avoir raté ton coup ! Il n’y a qu’à t’entendre, qu’à te voir, avec ton petit chapeau de côté, tes gants, ton tailleur neuf, tout ce que tu as combiné pour me séduire… Si c’était vrai, ton regret, je le verrais sur ta figure, je le sentirais !

Il criait bas, d’une voix râpeuse, et n’était plus tout à fait maître de sa colère qu’il avait encouragée. L’étoffe usée de son pyjama creva au coude, et il arracha presque toute sa manche, qu’il jeta sur un buisson.

Camille n’eut d’abord d’yeux que pour le bras nu, singulièrement blanc sur le bloc sombre des fusains, et qui gesticulait.

Il mit les mains sur ses yeux, se força à parler plus bas.

– Une petite créature sans reproche, bleue comme les meilleurs rêves, une petite âme… Fidèle, capable de mourir délicatement si ce qu’elle a choisi lui manque… Tu as tenu cela dans tes mains, au-dessus du vide, et tu as ouvert les mains… Tu es un monstre… Je ne veux pas vivre avec un monstre…

Il découvrit son visage moite, se rapprocha de Camille en cherchant des mots qui l’accableraient. Elle respirait court, son attention allait du bras nu au visage non moins blanc, déserté par le sang.

– Une bête ! cria-t-elle avec indignation. Tu me sacrifies à une bête ! Je suis ta femme, tout de même ! Tu me laisses pour une bête !…

– Une bête ?… Oui, une bête…

Calmé en apparence, il se déroba derrière un sourire mystérieux et renseigné. « Je veux bien admettre que Saha est une bête… Si elle en est vraiment une, qu’y a-t-il de supérieur à cette bête, et comment le ferais-je comprendre à Camille ? Elle me fait rire, cette petite criminelle toute nette, toute indignée et vertueuse, qui prétend savoir ce que c’est qu’une bête… » Il ne railla pas plus loin, rappelé par la voix de Camille.

– C’est toi, le monstre.

– Pardon ?

– Oui, c’est toi. Malheureusement, je ne sais pas bien expliquer pourquoi. Mais je t’assure que je ne me trompe pas. J’ai voulu, moi, supprimer Saha. Ce n’est pas beau. Mais tuer ce qui la gêne, ou qui la fait souffrir, c’est la première idée qui vient à une femme, surtout à une femme jalouse… C’est normal. Ce qui est rare, ce qui est monstrueux, c’est toi, c’est…

Elle peinait à vouloir se faire comprendre et désignait en même temps sur Alain les signes accidentels qui imposaient leur sens un peu délirant – la manche arrachée, la bouche tremblante et injurieuse, la joue où le sang ne remontait plus, la touffe insensée des blonds cheveux en tempête… Il ne protestait pas, dédaignant toute défense, et semblait perdu dans une exploration sans retour.

– Si j’avais tué, ou voulu tuer une femme par jalousie, tu me pardonnerais probablement. Mais c’est sur la chatte que j’ai porté la main, alors mon compte est bon. Et tu voudrais que je ne te traite pas de monstre…

– Ai-je dit que je le voudrais ? interrompit-il avec hauteur.

Elle leva sur lui ses yeux effarés, fit un geste d’impuissance. Sombre et détaché, il suivait, chaque fois qu’elle bougeait, la jeune main exécrable et gantée.

– Maintenant, pour la suite des temps, qu’est-ce qu’on va faire… Qu’est-ce qui va nous arriver, Alain ?

Il faillit gémir, débordant d’intolérance, et lui crier : « On se sépare, on se tait, on dort, on respire l’un sans l’autre ! Je me retire loin, très loin, sous ce cerisier par exemple, sous les ailes de cette pie blanche et noire, ou dans la queue de paon du jet d’arrosage… Ou bien dans ma chambre froide, sous la protection d’un petit dollar d’or, d’une poignée de reliques et d’une chatte des Chartreux… »

Il se maîtrisa et mentit posément :

– Mais rien pour l’instant. Il est trop tôt pour prendre une… une détermination… Nous verrons plus tard…

Ce dernier effort de modération et de sociabilité l’épuisa. Il trébucha dès les premiers pas, quand il se leva pour accompagner Camille, qui acceptait cette vague conciliation, avec un espoir affamé :

– C’est ça, oui, c’est trop tôt… Un peu plus tard… Reste-là, je ne me soucie pas que tu viennes jusqu’à la grille… Avec ta manche, on croirait que nous nous sommes battus… Écoute, j’irai peut-être nager un peu à Ploumanac’h, chez le frère et la belle-sœur de Patrick… Parce que rien qu’à l’idée de vivre dans ma famille en ce moment…

– Vas-y avec le roadster, proposa Alain.

Elle rougit, en remerciant trop.

– Je te le rendrai, tu sais, dès mon retour à Paris, tu peux en avoir besoin, n’hésite pas à me le réclamer… D’ailleurs, je t’avertirai de mon départ et de mon retour…

« Déjà elle organise, déjà elle jette des fils de trame, des passerelles, déjà elle ramasse, recoud, retisse… C’est terrible. C’est cela que ma mère prise en elle ? C’est peut-être très beau en effet. Je ne me sens pas plus en mesure de la comprendre que de la récompenser. Comme elle est à l’aise dans tout ce qui m’est insoutenable… Qu’elle s’en aille maintenant, qu’elle s’en aille… » Elle s’en allait, en se gardant de lui tendre la main. Mais elle osa, sous l’arcade de verdure taillée, le frôler vainement de ses seins embellis. Seul, il s’effondra dans un fauteuil et près de lui, sur la table d’osier, surgit prodigieusement la chatte.

Une courbe de l’allée, une brèche dans le feuillage permirent à Camille de revoir, à distance, la chatte et Alain. Elle s’arrêta court, eut un élan comme pour retourner sur ses pas. Mais elle ne balança qu’un moment, et s’éloigna plus vite. Car, si Saha, aux aguets, suivait humainement le départ de Camille, Alain à demi couché jouait, d’une paume adroite et creusée en patte, avec les premiers marrons d’août, verts et hérissés.

FIN

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