VII

Ce fut vers la fin de juin qu’entre eux l’inconciliabilité s’établit comme une saison nouvelle, avec ses surprises et parfois ses agréments. Alain la respirait comme un printemps âpre, installé en plein été. Sa répugnance à ménager, dans la maison natale, une place pour la jeune femme étrangère, il l’emportait avec lui, la dissimulait sans effort, la brassait et l’entretenait mystérieusement par des soliloques, et par la contemplation sournoise du nouvel appartement conjugal. Un jour de chaleur grise, Camille, excédée, s’écria, au haut de leur passerelle abandonnée du vent :

– Ah ! plaquons tout ! On prend la trottinette, et on va se tremper quelque part ! Dis, Alain ?

– J’en suis, répondit-il avec une promptitude cauteleuse. Où allons-nous ?

Il eut la paix pendant que Camille énumérait des plages et des noms d’hôtels. L’œil sur Saha prostrée et plate, il prenait le loisir de réfléchir, et de conclure : « Je ne veux pas voyager avec elle. Je… je n’ose pas. Je veux bien me promener comme nous faisons, rentrer le soir, rentrer tard dans la nuit. Mais c’est tout. Je ne veux pas les soirées à l’hôtel, les soirées dans un casino, les soirées… » Il frémit : « Je demande du temps, je reconnais que je suis long à m’habituer, que j’ai un caractère difficile, que… Mais je ne veux pas m’en aller avec elle. » Il eut un mouvement de honte à constater qu’il disait « elle », comme Émile et Adèle lorsqu’ils parlaient à mi-voix de « Madame ».

Camille acheta des cartes routières et ils jouèrent au voyage, à travers une France déployée par quartiers sur la table d’ébène poli, qui reflétait deux visages inverses et délayés.

Ils additionnèrent des kilomètres, décrièrent leur voiture, s’injurièrent cordialement, et se sentirent ravivés, presque réhabilités, par une camaraderie oubliée. Mais de tropicales averses, sans rafales de vent, noyèrent les derniers jours de juin et les terrasses du Quart-de-Brie. Saha, à l’abri des verrières closes, regardait serpenter, sur les mosaïques, des ruisselets plats, que Camille épongeait en piétinant des serviettes. L’horizon, la ville, l’averse adoptaient la couleur des nuages chargés d’une eau intarissable.

– Veux-tu que nous prenions le train ? suggéra Alain d’une voix suave.

Il avait prévu qu’au mot abhorré Camille bondirait. Elle bondit en effet, et blasphéma.

– J’ai peur, ajouta-t-il, que tu ne t’ennuies. Tous ces voyages que nous nous étions promis…

– Tous ces hôtels d’été… Tous ces restaurants à mouches… Toutes ces mers à baigneurs… continua-t-elle, plaintive. Vois-tu, on a bien l’habitude de rouler, nous deux, mais ce qu’on sait faire, au fond, c’est de la route, ce n’est pas du voyage.

Il la vit un peu dolente et l’embrassa en frère. Mais elle se retourna, le mordit à la bouche et sous l’oreille, et ils usèrent, encore une fois, du divertissement qui raccourcit les heures et entraîne les corps à atteindre facilement le plaisir amoureux. Alain s’y fatiguait. Lorsqu’il dînait chez sa mère avec Camille et qu’il retenait des bâillements, Mme Amparat baissait les yeux et Camille ne manquait pas de rire d’un petit rire rengorgé. Car elle notait, orgueilleuse, l’habitude qu’Alain prenait d’user d’elle, habitude presque hargneuse, rapide corps à corps d’où il la rejetait, haletant, pour gagner le côté frais du lit découvert.

Elle l’y rejoignait ingénument et il ne le lui pardonnait pas, quoique silencieusement il lui cédât de nouveau. À ce prix il pouvait, après, rechercher en paix les sources de ce qu’il nommait leur inconciliabilité. Il avait la sagesse de les situer hors des possessions fréquentes. Lucide, aidé par l’épuisement, il remontait aux retraites où l’inimitié, de l’homme à la femme, se garde fraîche et ne vieillit jamais. Parfois, elle se découvrait à lui dans une région banale, où elle dormait comme une innocente en plein soleil. Par exemple, il s’ébahit, jusqu’au scandale, de comprendre combien Camille était brune. Au lit, couché derrière elle, il épiait les cheveux courts de la nuque tondue, rangés comme des piquants d’oursins, dessinés sur la peau comme des hachures orographiques, les plus courts visibles et bleus sous la peau fine avant que chacun d’eux émergeât par un petit pore noirci.

« N’avais-je jamais eu de brune ? » s’émerveillait-il. « Deux ou trois petites noiraudes ne m’ont pas laissé un souvenir aussi brun ! » Et il tendait à la lumière son propre bras normalement blanc jaune, un bras de blond pailleté de duvet d’or vert, irrigué de veines couleur de jade. Il comparait sa propre chevelure aux sylves à reflets violets, qui sur Camille laissaient apercevoir, entre les crispations d’algues et les tiges parallèles d’une abondance exotique, la blancheur étrange de l’épiderme.

La vue d’un fin cheveu très noir, collé au bord d’une cuvette, lui donna la nausée. Puis la petite névrose changea, et quittant la nuance s’en prit à la forme. Tenant embrassé, apaisé, le jeune corps dont la nuit lui voilait les ombres précises, Alain se mit à blâmer qu’un esprit créateur, aussi rigoureux qu’autrefois celui de sa nurse anglaise – « pas plus de pruneaux que de riz, my garçon, pas plus de riz que de poulet » – eût modelé Camille en suffisance, mais sans rien abandonner à la fantaisie ou à la prodigalité. Il emportait son blâme, et son regret, dans le vestibule de ses songes, pendant l’instant incalculable réservé au paysage noir, animé d’yeux convexes, de poissons à nez grec, de lunes et de mentons. Là il souhaita qu’un fessier dix-neuf cent, librement développé au-dessous d’une taille déliée, compensât la petitesse acide des seins de Camille. D’autres fois il transigeait, à demi endormi, et préférait une gorge encombrante, une mouvante et double monstruosité de chair aux cimes irritables… De telles soifs, qui naissaient de l’étreinte et lui survivaient, n’affrontaient pas la lumière du jour, ni le réveil complet, et ne peuplaient qu’un isthme étroit, entre le cauchemar et le rêve voluptueux.

Échauffée, l’étrangère fleurait le bois mordu par la flamme, le bouleau, la violette, tout un bouquet de douces odeurs sombres et tenaces, qui demeuraient longtemps attachées aux paumes. Ces fragrances exaltaient Alain contradictoirement, et n’engendraient pas toujours le désir.

– Tu es comme l’odeur des roses, dit-il un jour à Camille, tu ôtes l’appétit.

Elle le regarda, indécise, prit l’air un peu gauche et penché dont elle accueillait les louanges ambiguës.

– Comme tu es dix-huit cent trente, murmura-t-elle.

– Moins que toi, répliquait Alain. Mais oui, moins que toi. Je sais à qui tu ressembles.

– À Marie Dubas, on me l’a déjà dit.

– Grande erreur, ma fille ! Tu ressembles, les bandeaux en moins, à toutes celles qui ont pleuré en haut d’une tour, sous Loïsa Puget. Elles pleuraient sur la première page des romances, avec ton grand œil grec, bombé, et ce bord épais de la paupière qui fait sauter la larme sur la joue…

Ses sens, l’un après l’autre, abusaient Alain et condamnaient Camille. Il dut au moins convenir qu’elle savait recevoir de la bonne manière à bout portant, certaines paroles qui jaillissaient de lui brièvement, paroles moins de gratitude que de provocation, à l’heure où, étendu sur le sol, il la mesurait d’un regard étouffé entre ses cils et appréciait, sans indulgence ni ménagement, les mérites neufs, la flamme un peu monotone mais déjà savamment égoïste d’une si jeune épousée, et ses particulières aptitudes. C’étaient là des moments de lumière franche, de certitude, dont Camille s’attachait à prolonger le demi-silence de pugilat, l’angoisse de corde tendue et d’équilibre périlleux.

Sans malice profonde, elle ne se doutait pas que, dupe à demi des défis intéressés, des pathétiques appels et même d’un frais cynisme polynésien, Alain possédait sa femme chaque fois pour la dernière fois. Il se rendait maître d’elle comme il lui eût mis une main sur la bouche pour l’empêcher de crier, ou comme il l’eût assommée.

Rhabillée, verticale, assise auprès de lui dans leur roadster, il ne retrouvait plus, en la détaillant, ce qui avait fait d’elle la pire ennemie, car en reprenant son souffle, en écoutant décroître les battements de son cœur, il cessait lui-même d’être le dramatique jeune homme qui se mettait nu avant de terrasser sa compagne ; et le bref protocole voluptueux, les soucis gymniques, la gratitude simulée ou réelle, reculaient au rang de ce qui est fini, de ce qui ne reviendra sans doute jamais. Alors renaissait la plus grande préoccupation, qu’il acceptait comme honorable et naturelle, la question qui reprenait, pour l’avoir longuement méritée, sa place, la première place : « Comment empêcher Camille d’habiter MA maison ? »

Passée la période d’hostilité contre « les travaux », il avait mis de bonne foi son espoir dans le retour à la maison natale, dans l’apaisant arrangement d’une existence au ras du sol, qui s’appuie à tout moment à la terre, à ce qu’enfante la terre. « Ici, j’ai le mal des airs. Ah ! soupirait-il, le dessous des branches… le ventre des oiseaux… » Il achevait, sévère : « La pastorale n’est pas une solution. » Et il recourut à l’indispensable allié, le mensonge.

Il vint, par un après-midi de feu pur, qui fondait l’asphalte, à son fief autour duquel Neuilly n’était que voies désertes, tramways vides de juillet, jardins où baillaient des chiens. Avant de quitter Camille, il avait installé Saha sur la terrasse la plus fraîche du Quart-de-Brie, vaguement inquiet chaque fois qu’il laissait ensemble, seules, ses deux femelles.

Le jardin et la maison dormaient, et la petite porte de fer ne grinça pas. Des roses trop mûres, des pavots rouges, les premiers balisiers à gosiers de rubis, des mufliers sombres brûlaient, par bouquets isolés, sur les pelouses. Au flanc de la maison béaient la porte neuve, et deux autres fenêtres dans un petit bâtiment de rez-de-chaussée, tout frais. « Tout est fini », constata Alain. Il marchait avec précaution, comme dans ses songes, et ne foulait que l’herbe.

Au murmure d’une voix qui montait du sous-sol, il s’arrêta, prêta l’oreille distraitement. Ce n’étaient que les vieilles voix connues, – servilité, bougonnements cultuels, – les vieilles voix qui disaient autrefois « elle » et « Monsieur Alain », et qui flattaient le petit homme blond, la grêle forme virile, son aiguillon enfantin… « J’étais roi », se dit Alain en souriant tristement…

– Alors, c’est bientôt qu’elle va coucher ici ? demanda distinctement une des vieilles voix.

« C’est Adèle », se dit Alain. Étayé au mur, il écouta sans scrupule.

– Comme de bien entendu, dit Émile en chevrotant. Cet appartement, c’est bien mal combiné.

La femme de chambre, une Basquaise grisonnante, barbue, intervint :

– Je vous crois. De leur salle de bains, on entend tout ce qui se passe dans les waters. M. Alain n’en sera pas charmé.

Elle a dit, la dernière fois qu’elle est venue, qu’elle n’avait pas besoin de rideaux dans son petit salon, puisqu’il n’y a pas de voisins sur le jardin.

– Pas de voisins ? Alors, et nous, si on va à la buanderie ? Qu’est-ce qu’on verra quand elle sera avec M. Alain ?

Alain devina des rires très bas, et l’antique Émile reprit :

– Oh ! on n’en verra peut-être pas tant que ça… Elle se fera remiser plus souvent qu’à son tour… M. Alain n’est pas quelqu’un à se laisser aller comme ça sur les divans à toute heure de jour et de nuit…

Pendant un silence, Alain n’entendit que le bruit d’une lame sur la pierre à couteaux, mais il resta aux écoutes contre la muraille chaude, cherchant vaguement des yeux, entre un géranium embrasé et le vert mordant du gazon, le pelage pierre de lune de Saha…

– Moi, dit Adèle, je trouve ça entêtant, le parfum qu’elle se met.

– Et ses robes, renchérit Juliette la Basquaise, sa manière de s’habiller, ça ne fait pas grande couture. Elle ferait plutôt genre artiste, à cause du culot. Et qu’est-ce qu’elle va nous amener, il paraîtrait, comme femme de chambre, une personne d’orphelinat, je pense, ou pire…

Un vasistas bascula et les voix s’éteignirent. Alain se sentait lâche et un peu tremblant, et respirait comme un homme épargné par des meurtriers. Il n’était pas surpris, ni indigné. Entre sa manière à lui de juger Camille et la rigueur des juges du sous-sol, la différence n’était pas grande. Mais le cœur lui battait d’écouter bassement, de n’en être point puni, et de recueillir des témoignages de partisans, de complices sans pacte. Il essuya son visage, aspira l’air profondément comme si cette bouffée de misogynie unanime, ce païen encens dédié au seul principe mâle l’eût étourdi. Sa mère, qui, s’éveillant de sa sieste, rabattait les persiennes de sa chambre, le vit debout, la joue encore appuyée au mur. Elle cria sans bruit, en mère sage.

– Ha ! mon garçon… Tu n’as pas de mal ?

Il lui prit les mains par-dessus l’appui de la fenêtre, comme un amoureux.

– Aucun, maman… Je suis venu en me promenant.

– C’est une bonne idée.

Elle n’en croyait rien, mais ils se souriaient en mentant l’un comme l’autre.

– Est-ce que je peux vous demander un petit service, maman ?

– Un petit service d’argent, je parie ? Vous n’êtes pas trop bien fournis cette année, mes pauvres enfants, c’est vrai…

– Non, maman… S’il vous plaît, je voudrais que vous ne disiez pas à Camille que je suis venu aujourd’hui. Comme je suis venu sans motif, je veux dire sans autre motif que de vous embrasser, j’aime mieux… Ce n’est pas tout. Je voudrais que vous me donniez un conseil. Entre nous, n’est-ce pas ?

Mme Amparat baissa les yeux, fourragea sa chevelure blanche frisée, essaya d’écarter la confidence.

– Je ne suis pas bavarde, tu sais… Tu me surprends toute dépeignée, j’ai l’air d’une vieille roulottière… Tu ne veux pas entrer au frais ?

– Non, maman… Pensez-vous qu’il y ait un moyen – c’est une idée qui me suit, – un moyen gentil, naturellement – qui soit agréable à tout le monde, – un moyen d’empêcher Camille d’habiter ici ?

Il serrait les mains de sa mère, attendait leur tressaillement ou leur dérobade. Mais elles restaient froides et douces entre les siennes.

– Ce sont des idées de jeune marié, dit-elle gênée.

– Comment ?

– Oui. Entre les jeunes mariés ça va trop bien, ou ça va trop mal. Et je ne sais pas lequel vaut le mieux. Mais ça ne va jamais tout seul.

– Mais, maman, ce n’est pas ça que je vous demande, je vous demande s’il n’y a pas un moyen…

Pour la première fois, il perdait contenance devant sa mère. Elle ne l’aidait pas et il détourna le front avec humeur.

– Tu parles comme un enfant. Par cette chaleur tu cours les rues, et tu t’en viens après une dispute me poser des questions… je ne sais pas, moi… Des questions qui n’ont une réponse que dans le divorce… Ou dans le déménagement, ou Dieu sait dans quoi…

Elle s’essoufflait dès qu’elle parlait, et Alain ne se reprocha que de la voir rouge, hors d’haleine pour peu de mots. « Assez pour aujourd’hui », jugea-t-il prudemment.

– Nous ne nous sommes pas disputés, maman. C’est seulement moi qui ne m’habitue pas à l’idée… qui ne voudrais pas voir…

Il désigna, d’un grand geste embarrassé, le jardin qui les entourait, l’étang vert de la pelouse, le lit de pétales sous les rosiers en arceaux, un brouillard d’abeilles au-dessus du lierre fleuri, la maison laide et révérée…

La main qu’il avait gardée dans l’une des siennes se ferma, se durcit en petit poing, et il baisa brusquement cette main sensible : « Assez, assez pour aujourd’hui… »

– Je m’en vais, maman. M. Veuillet vous téléphone demain à huit heures pour cette histoire de baisse des actions… J’ai meilleure mine, maman ?

Il levait ses yeux verdis par l’ombre du tulipier, renversait son visage qu’il contraignait par habitude, par tendresse et par diplomatie, à l’ancienne expression enfantine. Un clin de paupières pour embellir l’œil, un sourire de séduction, une moue des lèvres… La main maternelle se rouvrit, passa par-dessus l’appui de la fenêtre, atteignit et palpa, sur Alain, des points faibles et connus, – l’omoplate, la pomme d’Adam, le haut du bras, – et la réponse ne vint qu’après le geste :

– Un peu meilleure… Oui, plutôt un peu meilleure mine…

« Je lui ai fait plaisir, en la priant de cacher quelque chose à Camille… » Au souvenir de la dernière caresse maternelle, il serra sa ceinture sous son veston. « J’ai maigri, je maigris. Plus de culture physique – plus d’autre culture physique que l’amour… » Il allait léger, vêtu pour la maison, et la brise fraîchissante le séchait, chassant devant lui le parfum amer de sa sueur blonde, parent du noir cyprès. Il laissait son bastion natal inviolé, sa souterraine cohorte alliée intacte, et le reste de la journée coulerait facile. Jusqu’à minuit sans doute, assis au flanc de Camille inoffensive, il boirait en voiture l’air du soir, tantôt sylvestre entre les chênaies bordées de fossés vaseux, tantôt sec et sentant l’aire à blé… « Et je rapporterai du chiendent d’origine pour Saha ! »

Il se reprocha avec véhémence le sort de sa chatte, qui vivait à si petit bruit en haut du belvédère. « Elle est comme sa propre chrysalide, et par ma faute… » À l’heure des jeux conjugaux, elle se bannissait si strictement qu’Alain ne l’avait jamais vue dans la chambre triangulaire.

Elle mangeait juste assez, perdait son langage varié, ses exigences et préférait à tout sa longue attente. « De nouveau, elle attend derrière des barreaux… Elle m’attend. »

La voix éclatante de Camille, comme il atteignait le palier, franchit la porte fermée :

– C’est cette sacrée cochonnerie de bête ! Et qu’elle crève, bon Dieu ! Quoi ?… Non, madame Buque, quand vous direz… Je m’en fous ! Je m’en fous !

Il distingua encore quelques mots injurieux.

Très doucement il tourna la clef dans la serrure, mais ne put consentir, passé son propre seuil, à écouter sans être vu. « Une sacrée cochonnerie de bête ? Mais quelle bête ? Une bête dans la maison ? »

Dans le studio, Camille, en petit pull-over sans manches, un béret de tricot accroché miraculeusement sur l’occiput, chaussait avec rage ses mains nues de gants à entonnoirs, et elle parut stupéfaite à la vue de son mari.

– C’est toi !… D’où sors-tu ?

– Je ne sors pas, je rentre. Toi, à qui en as-tu ?

Elle tourna l’obstacle, attaqua Alain par une volte habile.

– Te voilà bien tranchant, pour une fois que tu es à l’heure. Je suis prête, moi, je t’attends.

– Tu ne m’attends pas, puisque je suis à l’heure. À qui en avais-tu ? J’ai entendu sacrée cochonnerie de bête… Quelle bête ?

Elle loucha très légèrement, mais soutint le regard d’Alain.

– Le chien, cria-t-elle. Le damné chien d’en bas, le chien du matin et du soir ! Ça le reprend ! Tu ne l’entends pas aboyer ? Écoute !

Le doigt levé elle commandait l’attention, et Alain eut le temps de s’apercevoir que le doigt ganté tremblait. Il céda à un naïf besoin de certitude.

– J’ai cru que c’était de Saha que tu parlais, figure-toi…

– Moi ? s’écria Camille. Parler de Saha sur ce ton-là ? Je ne m’y frotterais pas. Qu’est-ce qui me tomberait ! Tu viens, enfin, tu viens ?

– Sors la voiture, je te rejoins en bas. Je me cherche un mouchoir et un pull-over…

Il s’enquit d’abord de la chatte, et ne vit sur la terrasse la plus fraîche, près du fauteuil de toile où Camille dormait parfois l’après-midi, que des éclats de verre brisés, qu’il interrogea d’un œil stupide.

– La chatte est avec moi, Monsieur, dit la voix flûtée de Mme Buque. Elle aime bien mon tabouret de paille. Elle fait ses griffes dessus.

« Dans la cuisine ! » songea douloureusement Alain. « Mon petit puma, ma chatte des jardins, ma chatte des lilas et des hannetons, dans la cuisine !… Ah ! tout ça va changer ! » Il embrassa Saha sur le front, lui chanta tout bas quelques versets rituels et lui promit le chiendent et les fleurs d’acacia sucrées. Mais il trouva que la chatte et Mme Buque manquaient de naturel, Mme Buque surtout.

– Nous rentrons dîner, ou bien nous ne rentrons pas, madame Buque. La chatte a tout ce qu’il lui faut ?

– Oui, Monsieur, oui, oui, Monsieur, dit Mme Buque avec précipitation. Je fais bien tout ce que je peux, j’assure à Monsieur…

La grosse femme était rouge et semblait près des larmes ; elle passa sur le dos de la chatte une main amicale et maladroite. Saha bomba le dos et proféra un petit « m’hain », une parole de chat pauvre et timide, qui gonfla de tristesse le cœur de son ami.

La promenade fut plus douce qu’il ne l’espérait. Assise au volant, l’œil agile, le pied et la main d’accord, Camille le mena jusqu’au coteau de Montfort-l’Amaury.

– On dîne dehors, Alain ?… Mon chéri ?

Elle lui souriait de profil, belle comme toujours au crépuscule, la joue brune et transparente, le coin de l’œil et les dents du même blanc étincelant. Dans la forêt de Rambouillet elle abattit le pare-brise et le vent emplit les oreilles d’Alain d’un bruit de feuillages et d’eau courante.

– Un petit lapin !… criait Camille. Un faisan !

– Encore un lapin ! Un peu plus…

– Il ne connaît pas sa veine, celui-là !

– Tu as une fossette dans la joue comme sur tes photographies d’enfant, dit Alain qui s’animait.

– Ne m’en parle pas, je deviens énorme ! dit-elle en secouant les épaules.

Il guetta le retour du rire et de la fossette, et son attention descendit jusqu’au cou robuste, net de tout collier de Vénus, un cou inflexible et rond de belle négresse blanche. « Mais oui, elle a engraissé. De la plus séduisante façon, d’ailleurs, car ses seins, eux aussi… » Il fit un retour sur lui-même, et buta, morose, contre l’antique grief viril : « Elle, elle s’engraisse à faire l’amour… Elle engraisse de moi. » Il glissa une main jalouse sous son veston, tâta ses côtes, et cessa d’admirer la fossette et la joue enfantines.

Mais il eut un mouvement vaniteux en s’asseyant, un peu plus tard, à la table d’une auberge renommée, lorsque les dîneurs voisins se retinrent de parler et de manger pour regarder Camille. Et il échangea avec sa femme le sourire, le mouvement de menton, le manège de coquetterie qui convenait au « joli couple ».

Ce fut pour lui seul d’ailleurs que Camille atténua le son de sa voix, montra un peu de langueur et des prévenances qui n’étaient point de parade. En revanche, Alain lui ôta des mains le ravier de tomates crues et le panier de fraises, insista pour qu’elle prît du poulet à la crème, et il lui versait un vin qu’elle n’aimait pas beaucoup, mais qu’elle buvait vite.

– Tu sais bien que je n’aime pas le vin, répétait-elle chaque fois qu’elle vidait son verre.

Le soleil couché n’emportait pas la lumière du ciel presque blanc, à petites nues pommelées d’un rose sombre. Mais de la forêt, debout et massive derrière les tables de l’auberge, semblaient sortir ensemble la nuit et la fraîcheur. Camille posa sa main sur celle d’Alain.

– Quoi ? quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il effrayé.

Elle retira sa main, étonnée. Le peu de vin qu’elle avait bu riait, humide, dans ses yeux où brillait l’image toute petite et oscillante des ballons roses suspendus à la pergola.

– Mais rien, voyons ! Nerveux comme un chat… C’est défendu, de mettre ma main sur la tienne ?

– J’ai cru, avoua-t-il lâchement, j’ai cru que tu voulais me dire quelque chose… de grave… J’ai cru, dit-il d’un trait, que tu allais me dire que tu étais enceinte…

Le petit rire aigu de Camille attira sur elle l’attention des hommes attablés.

– Et ça t’a bouleversé à ce point-la De joie ou… d’embêtement ?

– Je ne sais pas au juste… Et toi, qu’est-ce que ça te ferait ? Contente ou pas contente ? Nous y avons si peu pensé… moi du moins… Mais pourquoi ris-tu ?

– C’est ta figure… Tout d’un coup une figure de condamné… C’est trop drôle. Tu vas me faire dégommer mes cils…

Elle soulevait, sur ses deux index, les cils de ses deux paupières.

– Ce n’est pas drôle, c’est grave, dit Alain, heureux de donner le change. « Mais pourquoi ai-je eu si peur ? » pensait-il.

– Ce n’est grave, dit Camille, que pour les gens qui n’ont pas de logement, ou qui n’ont que deux pièces. Mais nous…

Sereine, équilibrée dans l’optimisme par le vin traître, elle fumait et parlait comme si elle eût été seule, le flanc à la table et les jambes croisées.

– Baisse ta jupe, Camille.

Elle ne l’entendit pas, et poursuivit :

– Nous, on a l’essentiel pour un enfant ; un jardin, et quel !… Et une chambre rêvée, avec sa salle de bains.

– Une chambre ?

– Ton ancienne chambre, qu’on repeint, – par exemple tu seras bien gentil de ne pas y exiger une frise de petits canards et de sapins des Vosges sur fond ciel… Ça fausserait le goût de notre descendance…

Il se garda de l’arrêter. Les joues échauffées, elle parlait avec nonchalance, contemplant au loin ce qu’elle construisait. Il ne l’avait jamais vue aussi belle. La base de son cou, fût sans plis, faisceau de muscles enveloppés, le retenait et aussi les narines qui soufflaient la fumée… « Quand je lui fais plaisir et qu’elle serre la bouche, elle respire en ouvrant les narines comme un petit cheval… »

Il entendit tomber, des lèvres rougies et dédaigneuses, des prédictions si folles qu’elles cessèrent de l’épouvanter : Camille avançait tranquillement dans sa vie de femme, parmi les décombres du passé d’Alain. « Mâtin », jugea-t-il, « comme c’est organisé… J’en apprends ! » Un tennis remplacerait plus tard la grande pelouse inutile… La cuisine et l’office…

– Tu ne t’es jamais rendu compte de leur incommodité, et de la place perdue ? C’est comme le garage… Tout ce que j’en dis, mon chéri, c’est pour que tu saches que je pense beaucoup à notre installation véritable… Avant tout, nous devons ménager ta mère qui est d’une telle gentillesse et ne jamais nous passer de son approbation… N’est-ce pas ?

Il faisait signe que oui, il faisait signe que non, au petit bonheur, en ramassant des fraises des bois égaillées sur la nappe. Un repos provisoire, un avant-goût d’indifférence, à partir de « ton ancienne chambre » l’avaient immunisé.

– Une seule chose peut nous presser, continua Camille, la dernière carte postale de Patrick est datée des Baléares, attention… Il faut moins de temps à Patrick pour venir des Baléares, s’il n’y traîne pas sur les plages, qu’à notre décorateur pour tout finir – qu’il crève tout violet, cet enfant de Pénélope couverte par une tortue mâle ! Mais je prendrais ma voix de sirène : « Mon petit Patrick… » Et tu sais qu’elle lui fait beaucoup d’impression, ma voix de sirène, à Patrick…

– Des Baléares… interrompit Alain songeur. Des Baléares…

– La porte à côté, autant dire… Où vas-tu ? Tu veux qu’on s’en aille ? On était si bien…

Debout, dégrisée, elle bâillait de sommeil et frissonnait.

– Je prends le volant, dit Alain. Mets le vieux manteau qui est sous le coussin. Et dors.

Une mitraille d’éphémères, des papillons de vif-argent, des lucanes durs comme des cailloux accouraient au-devant des phares, et l’automobile refoulait, comme une onde, l’air encombré d’ailes. Camille s’endormit en effet, toute droite, entraînée à ne point charger, même endormie, l’épaule et le bras du conducteur. Elle saluait seulement, à petits coups de tête, les cassis de la route.

« Des Baléares… », se répétait Alain. À la faveur de l’air noir, des feux blancs qui captaient, repoussaient, décimaient les créatures volantes, il réintégrait le vestibule surpeuplé de ses songes, le firmament à poussières de visages éclatés, de gros yeux ennemis qui remettaient au lendemain une reddition, un mot de passe, un chiffre. Si bien qu’il omit de couper au plus court entre Pontchartrain et l’octroi de Versailles, et Camille grogna dans son sommeil. « Bravo ! » applaudit Alain.

« Bon réflexe. Bons petits sens fidèles et vigilants… Ah ! comme je te trouve aimable, comme notre accord est facile quand tu dors et que je veille… »

La rosée mouillait leurs cheveux nus, leurs manches, quand ils mirent pied à terre dans leur rue neuve, déserte sous le clair de lune. Alain leva la tête au centre de la lune presque ronde, en haut des neuf étages, une petite ombre cornue de chat, penchée, attendait. Il la montra à Camille :

– Regarde ! Comme elle t’attend !

– Tu as de bons yeux, dit Camille bâillant.

– Si elle tombait ! Ne l’appelle pas, surtout !

– Tu peux être tranquille, dit Camille. Si je l’appelais, elle ne viendrait pas.

– Pour cause, ricana Alain.

Dès qu’il eut laissé échapper ces deux mots il se les reprocha. « Trop tôt, trop tôt. Et quelle heure mal choisie ! » La main que Camille tendait vers le bouton de sonnerie ne toucha pas son but.

– Pour cause ? Pour quelle cause ? Allons, vas-y. J’ai encore manqué de respect à l’animal-tabou ? La chatte s’est plainte de moi ?

« Je suis bien avancé », pensait Alain en fermant le garage. Il retraversa la rue, rejoignit sa femme qui l’attendait en posture de bataille. « Ou je mets les pouces en l’échange d’une nuit tranquille – ou j’éteins, d’une bonne bourrade, le débat, – ou… C’est trop tôt. »

– Eh bien, je te parle !

– Montons d’abord, dit Alain.

Ils se turent dans l’ascenseur exigu, serrés l’un contre l’autre. Dès le studio, Camille jeta loin d’elle son béret et ses gants, comme pour marquer qu’elle n’abandonnait pas la querelle. Alain s’occupait de Saha, l’invitait à quitter son poste périlleux. Patiente, empressée à ne pas lui déplaire, la chatte le suivit dans la salle de bains.

– Si c’est à cause de ce que tu as entendu avant le dîner, quand tu es rentré… commença Camille sur le mode aigu, dès qu’il reparut…

Alain avait pris son parti et l’interrompit d’un air las :

– Mon petit, qu’est-ce que nous allons nous dire ? Rien que nous ne sachions. Que tu n’aimes guère la chatte, que tu as engueulé la mère Buque parce que la chatte a cassé un vase, – ou un verre, j’ai vu les morceaux ? Je te répondrai que je tiens à Saha, que ta jalousie serait la même à peu près si j’avais gardé une chaude affection pour un ami d’enfance… Et la nuit y passerait. Merci bien. J’aime mieux dormir. Tiens, la prochaine fois,

je te conseille de prendre les devants et d’avoir un petit chien.

Saisie, embarrassée de sa colère sans emploi, Camille le regardait, les sourcils hauts.

– La prochaine fois ? Quelle prochaine fois ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Quels devants ?

Comme Alain haussait les épaules, elle devint rouge et dans son visage redevenu très jeune, l’extrême éclat de ses yeux présagea des larmes : « Ah ! je m’ennuie… », gémit Alain en lui-même. « Elle va avouer. Elle va me donner raison. Je m’ennuie… »

– Écoute, Alain.

Avec effort, il feignit la violence, imita l’autorité.

– Non, mon petit. Non et non. Tu n’obtiendras pas de moi que je termine cette soirée, qui a été charmante, par une discussion stérile ! Non, tu ne changeras pas en drame un enfantillage, pas plus que tu ne m’empêcheras d’aimer les animaux !

Une sorte de gaieté amère passa dans les yeux de Camille, mais elle ne parla pas. « J’ai peut-être été un peu fort. Enfantillage était de trop. Et pour ce qui est d’aimer les animaux, qu’en sais-je ?… » Une petite forme d’un bleu d’ombre, cernée, comme un nuage, d’un ourlet d’argent, assise au bord vertigineux de la nuit, occupa sa pensée et l’écarta du lieu sans âme où pied à pied il défendait sa chance d’isolement, son égoïsme, sa poésie…

– Allons, ma petite ennemie, dit-il avec une grâce déloyale, allons nous reposer.

Elle ouvrit la porte de la salle de bains où Saha, installée pour la nuit sur le tabouret éponge, ne parut lui accorder qu’un minimum d’attention.

– Mais pourquoi, mais pourquoi… Pourquoi m’as-tu dit : la prochaine fois…

Le bruit de l’eau couvrait et coupait la voix de Camille, à qui Alain ne répondait plus. Lorsqu’il la rejoignit dans le vaste lit, il lui souhaita une bonne nuit, l’embrassa au hasard sur son nez sans poudre, tandis que la bouche de Camille lui baisait le menton avec un petit bruit avide.

Éveillé tôt, il s’en alla doucement se recoucher sur le banc de la salle d’attente, l’étroit divan serré entre deux parois de vitres.

C’est là qu’il vint, les nuits suivantes, achever son repos. Il fermait de part et d’autre les rideaux opaques d’étoffe cirée, presque neufs et déjà à demi détruits par le soleil. Il respirait sur son corps l’arôme même de sa solitude, l’âpre parfum félin de la bugrane et du buis fleuri. Un bras étendu, l’autre plié sur sa poitrine, il reprenait l’attitude molle et souveraine de ses sommeils d’enfant. Suspendu au faîte étroit de la maison triangulaire, il favorisait de toutes ses forces le retour des songes anciens, que la fatigue amoureuse avait désagrégés.

Il s’échappait plus aisément que Camille ne l’eût voulu, contraint qu’il était de fuir sur place, par rétraction pure, depuis que l’évasion ne signifiait plus un escalier descendu à pas légers, le claquement d’une portière de taxi, une lettre brève… Aucune maîtresse ne lui avait donné de prévoir Camille et sa facilité de jeune fille, Camille et son appétit sans calcul, mais aussi Camille et son point d’honneur de partenaire offensé.

Évadé, recouché sur le banc de la salle d’attente, et cherchant de la nuque un petit coussin boudiné qu’il préférait à tous, Alain tendait une oreille inquiète vers la chambre qu’il venait de quitter. Mais jamais Camille ne rouvrit la porte. Seule, elle ramenait sur elle le drap froissé et la couverture de soie ouatée, mordait de dépit et de regret son index plié, et abaissait d’une tape sèche la longue paupière de métal chromé qui projetait, en travers du lit, un pont étroit de lumière blanche. Alain ne sut jamais si elle avait dormi dans le lit vide où elle apprenait si jeune, qu’une nuit solitaire impose un réveil armé, puisqu’elle reparaissait fraîche, un peu parée, délaissant le peignoir éponge et le pyjama de la veille. Mais elle ne pouvait pas comprendre que l’humeur sensuelle de l’homme est une saison brève, dont le retour incertain n’est jamais un recommencement.

Couché, seul, baigné d’air nocturne, mesurant le silence et la hauteur de sa cime par les cris affaiblis des bateaux sur la Seine proche, l’infidèle retardait son sommeil jusqu’à l’apparition de Saha. Elle venait à lui, ombre plus bleue que l’ombre, sur le bord de la verrière ouverte. Elle y restait aux aguets et ne descendait pas sur la poitrine d’Alain, encore qu’il l’en priât par des paroles qu’elle reconnaissait.

– Viens, mon petit puma, viens… Ma chatte des cimes, ma chatte des lilas, Saha, Saha…

Elle résistait, assise au-dessus de lui sur le rebord de la fenêtre. Il ne distinguait d’elle que sa forme de chatte sur le ciel, son menton penché, ses oreilles passionnément orientées vers lui, et jamais il ne put surprendre l’expression de son regard.

Parfois l’aube sèche, l’aube d’avant le lever du vent, les vit assis sur la terrasse de l’Est, contemplant joue à joue le pâlissement du ciel et l’essor des pigeons blancs quittant, un à un, le beau cèdre de la Folie-Saint-James. Ensemble ils s’étonnaient d’être si loin au-dessus de la terre, si seuls, et si peu heureux. D’un mouvement ardent et onduleux de chasseresse, Saha suivait le vol des pigeons, et exhalait quelques « …ek… ek… », écho affaibli des « mouek… mouek… » d’excitation, de convoitise et de jeu violent.

– Notre chambre, lui disait Alain dans l’oreille. Notre jardin, notre maison…

Elle maigrissait de nouveau, et Alain la trouvait légère et ravissante. Mais il souffrait de la voir si douce, et patiente comme tous ceux que lasse et soutient une promesse.

Le sommeil reprenait Alain à mesure que le jour, éclos, raccourcissait les ombres. Découronné d’abord et élargi par la brume de Paris, puis rapetissé, allégé et déjà brûlant, le soleil montait, allumant un crépitement de passereaux dans les jardins. La lumière accrue révélait sur les terrasses, au bord des balcons, dans les courettes où languissaient des arbustes captifs, le désordre d’une nuit chaude, un vêtement oublié sur une chaise longue en rotin, des verres vides sur un guéridon de tôle, une paire de sandales. Alain haïssait cette impudeur des petits logis opprimés par l’été, et il regagnait son lit d’un bond, par un panneau béant de la verrière. En bas de la maison à neuf étages, dans un petit jardin de légumes grêles, un jardinier levait la tête pour voir ce jeune homme blanc qui perçait, d’un saut de cambrioleur, la paroi translucide.

Saha ne le suivait pas. Tantôt elle penchait une oreille vers la chambre triangulaire, tantôt elle notait sans passion l’éveil d’un monde lointain, à ras de terre. D’une maisonnette caduque un chien délivré s’élançait, muet, tournait autour du jardinet et ne recouvrait la voix qu’après son temps de course sans but. Des femmes paraissaient aux fenêtres, une servante furieuse claquait les portes, secouait des coussins orange sur un toit plat à l’italienne, – des hommes, éveillés à regret, allumaient l’amère première cigarette… Enfin, dans la cuisine sans feu du Quart-de-Brie s’entrechoquaient la cafetière automatique à sifflet et la théière électrique ; – par le hublot de la salle de bains s’envolaient le parfum et le bâillement rugi de Camille… Saha, résignée, repliait ses pattes sous son ventre et feignait le sommeil.

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