I

Chéri referma derrière lui la grille du petit jardin et huma l’air nocturne : « Ah ! il fait bon… » Il se reprit aussitôt : « Non, il ne fait pas bon. » Les marronniers pressés pesaient sur la chaleur prisonnière. Au-dessus du bec de gaz le plus proche vibrait un dôme de verdure roussie. Jusqu’à l’aube, l’avenue Henri-Martin, étouffée de végétation, attendrait le faible flux de fraîcheur qui remonte du Bois.

Tête nue, Chéri contemplait sa maison vide et illuminée. Un bruit de cristaux brutalisés lui parvint, puis la voix d’Edmée, claire, durcie pour la réprimande. Il vit sa femme s’approcher de la baie du hall, au premier étage, et se pencher. Sa robe perlée de blanc perdit sa couleur de neige, capta le rayon verdâtre du bec de gaz, s’enflamma de jaune au contact du rideau de soie lamée qu’elle frôlait.

– C’est toi qui es là sur le trottoir, Fred ?

– Qui veux-tu que ce soit ?

– Tu n’as donc pas reconduit Filipesco ?

– Mais non, il avait déjà filé.

– J’aurais pourtant aimé… Enfin, ça n’a pas d’importance. Tu rentres ?

– Pas tout de suite. Trop chaud. Je me promène.

– Mais… Enfin comme tu voudras.

Elle se tut un instant et elle dut rire, car il vit trembler tout le givre de sa robe.

– Je vois juste de toi, d’ici, ton plastron blanc et ta figure blanche, suspendus dans du noir… Tu as l’air d’une affiche pour un dancing. Ça fait fatal.

– Comme tu aimes les expressions de ma mère, dit-il pensivement. Tu peux laisser monter tout le monde, j’ai ma clef.

Elle agita une main vers lui et une à une les fenêtres s’éteignirent. Un feu particulier, d’un bleu sourd, avertit Chéri qu’Edmée gagnait par son boudoir la chambre à coucher ouverte sur le jardin, au revers de l’hôtel.

« Pas d’erreur, songea-t-il. Le boudoir s’appelle à présent cabinet de travail. »

Janson-de-Sailly sonna l’heure et Chéri, la tête levée, recueillit au vol les tintements de cloches comme des gouttes de pluie.

« Minuit. Elle est bien pressée de se coucher… Ah ! oui, il faut qu’elle soit à son hôpital à neuf heures, demain matin. »

Il fit quelques pas nerveux, haussa les épaules et se calma.

« C’est comme si j’avais épousé une danseuse classique, en somme. À neuf heures, la leçon : c’est sacré. Ça passe avant tout. »

Il marcha jusqu’à l’entrée du Bois. Le ciel, pâle de poussière suspendue, atténuait la palpitation des étoiles. Un pas égal doubla le pas égal de Chéri, qui s’arrêta et attendit : il n’aimait pas qu’on marchât derrière lui.

– Bonsoir, monsieur Peloux, dit l’homme de la « Vigilante » en touchant sa casquette.

Chéri répondit en levant le doigt à la hauteur de la tempe, avec une condescendance d’officier qu’il avait apprise à fréquenter, pendant la guerre, ses collègues les maréchaux des logis, et dépassa l’homme de la « Vigilante », qui pesait de la main sur les portes de fer des petits jardins clos.

À l’entrée du Bois, un couple d’amoureux, sur un banc, froissait des étoffes, mêlait des paroles étouffées ; Chéri écouta un moment le doux bruit d’étrave fendant une eau calme, qui montait des corps joints et des bouches invisibles.

« L’homme est un militaire, remarqua-t-il. Je viens d’entendre l’agrafe du ceinturon. »

Tous ses sens veillaient, allégés de pensée. Cette sauvage délicatesse de l’ouïe, elle avait apporté à Chéri, pendant certaines nuits tranquilles de la guerre, des plaisirs compliqués et de sagaces terreurs. Noirs de terre et de crasse humaine, ses doigts de soldat avaient su palper, à coup sûr, des effigies de médailles et de monnaies, reconnaître la tige et la feuille des plantes dont il ignorait les noms… « Hé, Péloux, dis vouâr é-c’qué c’est qué j’tiens là ? » Chéri revit le gars roux qui lui glissait sous les doigts, dans l’obscurité, une taupe morte, un petit serpent, une rainette, un fruit ouvert ou quelque ordure, et qui s’écriait : « Ah ! qu’i d’vine ben » Il sourit sans pitié à ce souvenir, et à ce mort roux. Il le revoyait souvent, son camarade Pierquin, couché sur le dos, dormant à jamais d’un air méfiant ; il parlait souvent de lui. Ce soir encore, Edmée avait habilement amené, après le dîner, le récit bref, construit avec une gaucherie étudiée, que Chéri savait par cœur et qui finissait par : « Alors Pierquin me dit : Vieux, j’ai fait un rêve de chat, et puis j’ai rêvé encore la rivière ed’chez nous qu’elle était sale dégoûtante…

Ça ne pardonne pas… » C’est à ce moment-là qu’il a été cueilli, et par un simple shrapnell. J’ai voulu l’emporter… On nous a retrouvés, lui sur moi, à cent mètres de là… Je vous en parle parce que c’était un brave type… C’est un peu à cause de lui que j’ai reçu ça. »

Tout de suite après cette suspension pudique, Chéri baissait les yeux sur son ruban vert et rouge et secouait la cendre de sa cigarette comme par contenance. Il considérait que cela ne regardait personne, si le hasard d’une explosion avait jeté, l’un en travers des épaules de l’autre, Chéri vivant et Pierquin mort. Car il arrive que la vérité, plus ambiguë que le mensonge, étouffé à demi, sous le poids énorme d’un Pierquin soudain immobile, un Chéri vivant, révolté et haineux… Chéri gardait rancune à Pierquin. Et d’ailleurs il méprisait la vérité depuis un jour d’autrefois où elle était sortie de sa bouche comme un hoquet, pour souiller et pour nuire…

Mais ce soir-là, chez lui, les commandants américains Atkins et Marsh-Meyer, le lieutenant américain Wood semblaient ne pas l’écouter. Leurs visages de premiers communiants sportifs, leurs yeux clairs, fixes et vides attendaient seulement, avec une anxiété presque douloureuse, l’heure du dancing. Quant à Filipesco… « À surveiller », estima laconiquement Chéri.

Une humidité odorante exhalée des berges tondues plutôt que de l’eau épaissie, ceignait le lac. Comme Chéri s’accotait à un arbre, une ombre féminine le frôla hardiment. « Bonsoir gosse… » Il tressaillit à cause du dernier mot, proféré par une voix basse et brûlée, la voix de la soif, de la nuit sèche, de la route poudreuse… Il ne répondit rien, et la femme indistincte fit un pas vers lui sur des semelles molles. Mais il flaira une odeur de lainage noir, de linge porté et de chevelure moite, et il reprit à grands pas légers le chemin de sa maison.

La sourde lumière bleue y veillait toujours : Edmée n’avait pas encore quitté le boudoir-cabinet-de-travail. Sans doute elle écrivait, signait des bons de pharmacie et d’articles de pansement, lisait les fiches de la journée et les brefs rapports d’une secrétaire… Elle penchait sur des papiers, ses cheveux crêpelés à reflet roux, son joli front d’institutrice. Chéri tira, de sa poche, la petite clef plate au bout d’une chaînette d’or :

« Allons-y. Elle va encore me faire l’amour avec une règle… »

Il entra sans frapper, à sa manière, dans le boudoir de sa femme. Mais Edmée ne tressaillit pas, et n’interrompit pas sa conversation téléphonique, que Chéri écouta :

– Non, pas demain… Mais vous n’avez pas besoin de moi pour ça. Le général vous connaît très bien. Et au Commerce, nous avons… Comment, j’ai Lémery ? Mais pas du tout ! Il est charmant, mais… Allô ?… Allô ?…

Elle rit, montra ses petites dents :

– Oh voyons, vous exagérez… Lémery est aimable avec toutes les femmes qui ne sont ni borgnes ni boiteuses… Quoi ? Oui, il est rentré, justement le voici. Non, non, je serai très discrète… Au revoir… à demain…

Un vêtement d’intérieur, tout blanc, glissant, du même blanc que les perles de son collier, découvrait une épaule d’Edmée. Libres, ses fins cheveux de négresse châtaine, un peu raidis par la sècheresse de l’air, suivaient tous les mouvements de sa tête.

– C’était qui ?… demanda Chéri.

Elle le questionna en même temps, pendant qu’elle suspendait les récepteurs :

– Fred, tu me laisses la Rolls, demain matin ? Ça fera mieux pour ramener le général ici déjeuner.

– Quel général ?

– Le général Haar.

– C’est un boche ?

Edmée fronça les sourcils.

– Fred, je t’assure, ce sont des plaisanteries un peu jeunes pour ton âge. Le général Haar visite mon hôpital demain. Il pourra dire en Amérique, à son retour, que mon hôpital ne craint pas la comparaison avec les établissements similaires de là-bas… C’est le colonel Beybert qui le conduit. Ils déjeunent ici après, tous les deux.

Chéri jeta à la volée son smoking sur un meuble.

– M’en fous, je déjeune en ville.

– Comment ?… Comment ?…

Une violence passagère parut sur le visage d’Edmée, mais elle sourit, ramassa le smoking avec soin, et changea de ton :

– Tu m’as demandé à qui je téléphonais ? À ta mère.

Chéri, renversé dans un fauteuil profond, ne dit rien. Il avait sur ses traits son masque le plus beau, et le plus immobile. Une sérénité désapprobatrice reposait sur son front ; sur ses paupières baissées que la trentaine proche bistrait, sur sa bouche qu’il prenait garde de clore sans contraction, doucement, comme dans le sommeil.

– Tu sais, continua Edmée, elle veut Lémery, au Commerce, pour ses trois bateaux de cuirs… Trois bateaux de cuirs qui sont dans le port de Valparaiso… Tu sais que c’est une idée ?… Seulement, Lémery ne donnera pas le permis d’importer – du moins il le dit… Tu sais combien les Soumabi offrent à ta mère comme commission minimum ?

De la main, Chéri balaya les bateaux, les cuirs et la commission.

Barca, dit-il simplement.

Edmée n’insista pas, et se rapprocha tendrement de son mari.

– Tu déjeunes ici demain, n’est-ce pas ?

J’aurai peut-être Gibbs, le reporter d’Excelsior, qui prendra des photos de l’hôpital, et ta mère.

Chéri secoua sa tête sans impatience :

– Non, dit-il. Le général Hagenbeck

– Haar…

– …un colonel – et ma mère avec son uniforme. Sa tunique – comment tu dis ? jaquette ? – à petits boutons de cuir… Sa sous-ventrière élastique… Ses pattes d’épaules… Son col officier et son menton pardessus… Et sa canne. Non, tu sais… Je ne me fais pas plus brave que je ne suis : j’aime mieux m’en aller.

Il riait tout bas, et ne semblait pas gai quand il riait. Edmée posa sur son bras une main qui frémissait déjà d’irritation, mais se faisait légère :

– Tu ne parles pas sérieusement ?

– Que si. J’irai déjeuner au Brekekekex…

ou ailleurs.

– Avec qui ?

– Avec qui je veux.

Il s’assit, secoua ses escarpins sans se pencher. Edmée s’adossa à un meuble de laque noire, et chercha les paroles qui ramèneraient Chéri au bon sens. Le satin blanc respirait sur elle au rythme de son souffle précipité, et elle croisa ses mains derrière son dos comme une martyre. Chéri la contempla avec une déférence dissimulée.

« Elle a vraiment l’air d’une femme bien, pensa-t-il. Les cheveux n’importe comment, en chemise, en peignoir de bain, elle a l’air d’une femme bien. »

Elle abaissa son regard, rencontra celui de Chéri, sourit :

– Tu me taquines, dit-elle plaintivement.

– Non, répondit Chéri. Je ne déjeunerai pas ici, voilà tout.

– Mais pourquoi ?

Il se leva, marcha jusqu’au seuil ouvert de leur chambre ténébreuse, parfumée de jardin nocturne, puis revint sur elle.

– Parce que. Si tu me forces à m’expliquer, je parlerai fort, je parlerai mal. Tu pleureras, tu laisseras glisser ton saut-de-lit « dans son trouble », et… et malheureusement ça ne me fera rien du tout.

La même violence passa sur les traits de la jeune femme. Mais sa longue patience n’était pas à bout. Elle rit et haussa la ronde épaule, nue sous les cheveux.

– Tu peux toujours le dire, que ça ne te fera rien.

Il se promenait, vêtu maintenant de son seul caleçon court en mailles de soie blanche. Il marchait en éprouvant à chaque pas, soigneusement, l’élasticité du jarret et du cou-de-pied, et il frottait de la main, pour raviver leur bistre qui s’effaçait, deux petites cicatrices jumelles, sous le sein droit. Mince, moins pourvu de chair qu’à vingt ans, mais plus dur et mieux ciselé, il paradait volontiers devant sa femme, en rival plutôt qu’en amant. Il se savait plus beau qu’elle, et appréciait de haut, en connaisseur, la hanche abattue, le sein peu saillant, la grâce à lignes fuyantes qu’Edmée habillait si bien de robes plates et de tuniques glissantes. « T’as fondu, donc ? » lui demandait-il parfois, pour le plaisir de la peiner un peu, et de la voir cabrer, irritée, ce corps où la vigueur se dissimulait.

La réplique de sa femme lui déplut. Il la voulait distinguée, et muette, sinon insensible, dans ses bras. Il s’arrêta, abaissa ses sourcils, la toisa.

– Jolies manières, dit-il. C’est ton médecin en chef qui te forme ? La guerre, madame !

Elle haussa son épaule nue.

– Ce que tu es enfant, mon pauvre Fred ! Une chance que nous sommes tout seuls. Me gronder, pour une plaisanterie… qui est un compliment… Me rappeler aux convenances, toi… toi ! après sept ans de mariage !

– Où prends-tu que ça fait sept ans ?

Il s’assit comme pour une discussion longue, nu, les jambes en V, allongées par ostentation sportive.

– Dame… Dix-neuf cent treize… Dix-neuf cent dix-neuf…

– Pardon, pardon ! Nous ne comptons pas sur le même calendrier. Ainsi, moi, je calcule…

Edmée fléchit un genou, se reposa sur une seule jambe, avouant sa fatigue, et Chéri l’interrompit :

– Ça avance à quoi, ce que nous faisons ici ? Couchons-nous, va. Tu as ta classe de danse demain à neuf heures, n’est-ce pas ?

– Oh ! Fred !…

Elle tordit et jeta une rose qui trempait dans un vase noir, et Chéri attisa le feu coléreux, mouillé de pleurs, qui brillait aux yeux d’Edmée.

– C’est comme ça que j’appelle ton solde de blessés, quand je me trompe…

Sans le regarder, elle murmurait, d’une bouche tremblante :

– Un sauvage… un sauvage… un être abominable…

Il ne désarmait pas, et riait.

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Pour toi, c’est entendu, tu accomplis une mission sacrée. Mais pour moi ?… Tu serais forcée d’être tous les jours à l’Opéra, dans la rotonde du haut, je n’y verrais pas de différence. Ça me laisserait tout aussi… tout aussi à part. Et ceux que j’appelle ton solde, eh bien, c’est des blessés, quoi. Des blessés un peu plus chanceux que d’autres, par hasard. Avec eux non plus je n’ai rien à faire. Avec eux aussi, je suis… à part.

Elle se retourna vers lui, d’un élan qui fit voler sa chevelure :

– Mon chéri ! n’aie pas de peine ! Tu n’es pas à part, tu es au-dessus de tout !

Il se leva, attiré par une carafe d’eau glacée dont la buée lentement se condensait en larmes azurées. Edmée s’empressa :

– Avec ou sans citron, Fred ?

– Sans. Merci.

Il but ; elle lui reprit des mains le verre vide, et il s’en alla vers la salle de bains.

– À propos, dit-il, la fuite, dans le ciment de la piscine… Il faudrait…

– C’est arrangé. L’homme des mosaïques en pâte de verre est le cousin de Chuche, un de mes blessés. Il ne s’est pas fait appeler deux fois, tu penses.

– Bon.

Il allait disparaître, il se retourna :

– Dis donc, cette affaire des Ranch, dont nous parlions hier matin, faut-il vendre, faut-il pas vendre ? Si demain matin j’en touchais un mot au père Deutsch ?

Edmée éclata d’un rire de pensionnaire :

– Penses-tu que je t’ai attendu ! Ce matin ta mère a eu une idée de génie, au moment où nous ramenions la baronne de l’hôpital chez elle.

– La mère La Berche ?

– Oui, la baronne. Ta mère lui en a, comme tu dis élégamment, touché un mot. La baronne est actionnaire de la première heure, et ne quitte pas le président du Conseil d’administration…

– Sauf le temps de s’appuyer un kil de blanc.

– Si tu m’interromps à chaque mot !… Et à deux heures, tout était vendu, mon chéri ! Tout ! Le petit coup de feu de la Bourse – très éphémère – de l’après-midi nous met, simplement, deux cent seize mille francs en poche, Fred ! Ça en paye, ça, de la pharmacie et du pansement ! Je ne voulais te l’apprendre que demain, dans un de ces porte-billets étourdissants… Embrasse ?…

Il se tenait, blanc et nu, sous les plis d’une portière relevée, et regardait attentivement le visage de sa femme.

– Ben… dit-il enfin. Et moi, dans tout ça ?

Edmée secoua la tête avec malice.

– Ta procuration marche toujours, mon amour. « Le droit de vendre, acheter, passer bail en mon nom… », etc., etc. Par exemple, je vais envoyer un souvenir à la baronne !

– Une bouffarde, dit Chéri, pensif.

– Ne ris pas ! Cette brave créature nous est si précieuse !

– Qui nous ?

– Ta mère et moi. La baronne sait parler leur langue à nos hommes, et elle leur raconte des histoires un peu vertes, mais d’une saveur… Ils l’adorent !

Un rire bizarre trembla sur le visage de Chéri. Il laissa retomber derrière lui la portière sombre, dont la chute le supprima comme le sommeil efface la création d’un songe. Le long d’un corridor à demi éclairé de bleu, il avançait sans bruit, pareil à une figure flottante dans l’air, car il avait exigé, du haut en bas de sa maison, d’épais tapis. Il aimait le silence et la sournoiserie, et ne frappait jamais à la porte du petit salon que sa femme appelait, depuis la guerre, cabinet de travail. Elle n’en témoignait aucune impatience, devinait la présence de Chéri et ne tressaillait point.

Il se baigna, ne s’attarda pas dans l’eau fraîche, se parfuma distraitement et revint au petit salon.

Il entendait, dans la chambre à coucher voisine, qu’un corps douché froissait les draps, qu’un coupe-papier heurtait une porcelaine sur la table de chevet. Il s’assit, mit son menton sur sa main. À côté de lui, sur une petite table, il lut le menu du lendemain, préparé tous les jours pour le maître d’hôtel : « Homard thermidor, côtelettes Fulbert-Dumonteil, chaud-froid de canard, salade Charlotte, soufflé au curaçao, allumettes au Chester… » Rien à redire. « Six couverts. » À ça, j’ai quelque chose à redire.

Il corrigea le chiffre, remit son menton sur sa main.

– Fred, tu sais l’heure qu’il est ?

Il ne répondit rien à la douce voix, mais il entra dans la chambre et s’assit devant le grand lit. Une épaule nue et l’autre voilée d’un peu de linge blanc. Edmée souriait malgré sa fatigue, elle se savait plus jolie couchée que debout. Mais Chéri, assis, remit son menton sur sa main.

– « Le Penseur », dit Edmée, pour le forcer à rire ou à bouger.

– Tu ne crois pas si bien dire, répliqua Chéri, sentencieux.

Il ramassa sur ses jambes les pans de sa robe chinoise et se croisa violemment les bras.

– Qu’est-ce que je fous ici ?

Elle ne comprit pas, ou ne voulut pas comprendre.

– Je me le demande, Fred. Il est deux heures, et je me lève à huit. Encore une de ces petites journées, demain… Tu n’es pas gentil de traînasser comme tu le fais. Viens, voilà un peu de vent qui se lève. On va dormir en courant d’air, on croira qu’on couche dans le jardin…

Il faiblit, et n’hésita qu’un instant à jeter loin de lui son vêtement de soie, tandis qu’Edmée éteignait l’unique lampe. Elle se glissa contre lui dans l’obscurité, mais il la retourna adroitement, la prit d’un bras solide par la ceinture, murmura : « Comme ça, ça fait bobsleigh », et s’endormit.

***

Par la petite fenêtre de la lingerie, où il se tenait caché, il les vit partir, le lendemain matin. L’automobile œuf-de-cane, une autre longue voiture américaine mijotaient à tout petit bruit dans l’avenue, sous les marronniers épais et bas. Une fraîcheur imaginaire émanait du trottoir arrosé et de l’ombre verte ; mais Chéri savait qu’une matinée de juin, le mois brûlant de Paris, fanait de l’autre côté de l’hôtel, dans le jardin, le lac de myosotis bleus entre ses margelles de mignardises roses.

Une sorte de crainte agita son cœur, quand il aperçut, allant à a grille de la maison, deux uniformes kaki, des étoiles d’or, un képi liseré de velours grenat.

– En uniforme, naturellement, le schnock !

Chéri nommait ainsi le médecin chef de l’hôpital d’Edmée, et il haïssait, sans le savoir, cet homme blond-roux qui disait à Edmée des mots techniques d’une voix caressante. Il murmura des injures confuses et cordiales à l’adresse du corps médical en particulier, et des porteurs obstinés d’uniforme en temps de paix. Il ricana parce que l’officier américain bedonnait : « Pour une nation de sportifs, qu’est-ce qu’il tient comme bide ! » et il se tut au moment ou Edmée, vive, de blanc vêtue, de blanc chaussée, parut et tendit sa main gantée de blanc. Elle parlait haut, vite, gaiement. Chéri ne perdit pas un des mots jetés par la bouche rouge qui riait sur de si petites dents. Elle alla jusqu’aux voitures, revint, réclama à un valet de chambre un carnet oublié, l’attendit en bavardant. Elle s’adressait en anglais au colonel américain, et baissait la voix, par déférence involontaire, pour répondre au docteur Arnaud.

Derrière le rideau de tulle, Chéri tenait l’arrêt. L’habitude de la défiance et du mensonge figeaient ses traits dès qu’il cachait un sentiment vif, et il surveillait sa solitude même. Son regard allait d’Edmée au médecin, du colonel américain à Edmée, et elle leva les yeux plusieurs fois vers le premier étage, comme avertie.

– Qu’est-ce qu’ils attendent ? gronda-t-il tout bas. Ah… c’est vrai… Oh ! nom de Dieu !

Charlotte Peloux, dans une torpédo menée par un jeune chauffeur impersonnel et sans défaut, arrivait. Sanglée de gabardine, elle portait droite sa tête sous un petit chapeau-casquette, et l’on voyait sur sa nuque la frange des cheveux rouges, coupés courts. Elle ne mit pas pied à terre, souffrit qu’on la vînt saluer, reçut le baiser d’Edmée et s’informa sans doute de son fils, car elle leva la tête vers le premier étage, dévoilant ainsi ses yeux magnifiques où errait, comme aux grands yeux des pieuvres, un rêve inhumain et obscur.

– Elle a sa petite casquette, murmura Chéri.

Il frémit singulièrement, s’en gourmanda, et sourit quand les trois automobiles démarrèrent. Il attendit patiemment que sa « voiture de garçon » se rangeât, à onze heures, au trottoir, et l’y laissa encore un bon moment. Deux fois il tendit la main vers le téléphone, et la laissa retomber. Sa velléité de convoquer Filipesco tomba vite, puis l’envie lui vint d’aller cueillir le fils Maudru et sa petite amie.

« Ou bien Jean de Touzac encore… Mais à cette heure-ci, il est encore noir, et il ronfle. Ah ! tout ça… tout ça ne vaut pas Desmond, il faut être juste… Pauvre vieux…

Il pensait à Desmond comme à un mort de la guerre ; mais avec la pitié qu’il refusait aux morts. Desmond, vivant et perdu pour lui, lui inspirait une mélancolie presque tendre, et le respect jaloux dû à l’homme pourvu d’une « situation ». Desmond dirigeait un dancing, et vendait des antiquités aux Américains. Pâle et sans force pendant une guerre qui l’avait vu porter tout ce qui n’est pas une arme – paperasses, gamelles, vases souillés des hôpitaux – Desmond mordait à même la paix avec une fureur guerrière, dont les rapides fruits étonnaient Chéri. Le Desmond’s, établi à l’étroit dans un hôtel particulier, avenue de l’Alma, abritait sous sa pierre de taille épaisse, sous ses plafonds à hirondelles et à aubépines, entre ses verrières à roseaux et à flamants, des couples frénétiques et muets. On dansait au Desmond’s, le jour et la nuit, comme on danse au lendemain d’une guerre : les hommes, jeunes et vieux, délivrés du souci de penser et de craindre, vides, innocents, les femmes vouées à un plaisir plus grand que la volupté précise : la compagnie de l’homme, le contact de l’homme, son odeur, sa chaleur roboratives, la certitude, de la tête aux pieds éprouvée, d’être la proie d’un homme tout entier vivant, et d’obéir dans ses bras à un rythme aussi intime que celui du sommeil.

« Desmond s’est couché à trois heures, ou trois heures et demie, calcula Chéri. Il a assez dormi. »

Mais il laissa encore une fois retomber sa main tendue vers le téléphone. Il descendit rapidement, sur la laine élastique et haute qui couvrait tous les parquets de sa maison, regarda avec mansuétude, en passant près de la salle à manger, cinq assiettes blanches, en couronne autour d’une vasque de cristal noir où voguaient des nymphéas roses, du même rose que la nappe, et ne s ‘arrêta qu’à la glace qui doublait l’épaisse porte du parloir, au rez-de-chaussée. Il cherchait et redoutait cette glace, qu’une porte-fenêtre trouble et bleue, assombrie encore par les feuillages du jardin, éclairait en face. Un choc léger arrêtait Chéri, chaque fois, contre son image. Il ne comprenait pas pourquoi cette image n’était pas exactement l’image d’un jeune homme de vingt-quatre ans. Il ne discernait pas non plus les points précis où le temps, par touches imperceptibles, marque sur un beau visage l’heure de la perfection, puis l’heure d’une beauté plus évidente qui annonce déjà la majesté d’un déclin.

Il ne pouvait être question, dans la pensée de Chéri, d’un déclin qu’il eût en vain cherché sur ses traits. Il butait simplement contre un Chéri de trente ans, ne le reconnaissait pas tout à fait, et se demandait parfois : « Qu’est-ce que j’ai ? » comme s’il se fût senti un peu malade ou habillé de travers. Puis il passait la porte du parloir et n’y pensait plus.

Le Desmond’s, établissement sérieux, ne dormait pas à midi, malgré ses nuits longues. Un concierge lavait à la lance sa cour pavée ; un valet poussait hors du perron le tas d’immondices distinguées, – poussière fine, papier d’étain, bouchons à calotte de métal, bouts de cigarettes dorés et chalumeaux de paille rompus – qui attestait quotidiennement la prospérité du Desmond’s. Chéri franchit d’un saut ce reliquat d’une veille laborieuse, mais l’odeur de la maison lui barra la route comme une corde tendue. Quarante couples, encaqués, y avaient laissé l’odeur, le souvenir de leur linge trempé, refroidi et pénétré de famée flottante. Chéri reprit courage et s’élança dans l’escalier rétréci par une rampe de chêne massif et ses balustres en cariatides. Desmond n’avait pas gaspillé l’argent à rajeunir le luxe étouffant de 188o. Deux cloisons abattues, une glacière dans le sous-sol, un jazz grassement appointé, il n’en faudrait pas plus pendant une année encore : « Je ferai moderne pour attirer le monde, quand on dansera moins », disait Desmond. Il couchait au second étage, dans une chambre envahie par le liseron peint et la cigogne en verrières ; il se baignait dans du zinc émaillé, au long d’une frise de plantes fluviales en céramique, et le vieux chauffe-bains ronflait comme un bouledogue hors d’âge. Mais le téléphone brillait ainsi que l’arme quotidiennement exercée, et Chéri, bondissant de quatre marches en quatre marches, trouva son ami qui semblait boire, lèvres au calice, la ténébreuse haleine du récepteur. Il abaissa sur Chéri un regard errant, qui se posa à peine et regagna la corniche de convolvulus. Le pyjama jaune d’or bleuissait son visage de veilleur, mais Desmond, grandi par le gain, avait dépassé le souci de sa laideur.

– Bonjour, dit Chéri. Me voilà. Ça fouette, dans ton escalier. Pire qu’un terrier.

– À douze, vous n’aurez pas le Desmond’s, disait Desmond à l’invisible. Je ne suis pas embarrassé pour avoir Pommery à ce prix là. Et pour ma cave personnelle, Pommery a du onze sans étiquettes… allo… oui, les étiquettes décollées dans le chambardement… qui fait mon affaire. Allo…

– Tu viens déjeuner, j’ai la bagnole en bas, dit Chéri.

– Non, et non, dit Desmond.

– Quoi ?

– Non, et non. Allo ?… Du sherry ! Vous vous foutez de moi. Je ne suis pas une boîte à liqueurs. Le champagne, ou rien. Ne perdez pas votre temps ni le mien. Allo… C’est possible. Seulement pour l’instant j’ai la vogue. Allo… Deux heures exactement… Je vous salue bien, monsieur.

Il s’étira, avant de tendre mollement la main. Il ressemblait toujours à Alphonse XIII, mais la trentaine et la guerre avaient fixé à son sol nourricier cette oscillante graminée. Survivre, ne pas se battre, manger chaque jour, abuser, simuler, autant de victoires dont il sortait affermi et confiant en soi. L’assurance, la poche emplie le rendaient moins laid, et l’on pouvait compter qu’à soixante ans il donnerait l’illusion d’avoir passé pour un joli homme à grand nez et à grandes jambes. Il regardait Chéri de haut, en face, d’un œil réconcilié, et Chéri détournait la tête.

– Quoi, t’en es là ? Viens, mon vieux, il est midi et tu te lèves…

– Premièrement, je suis prêt, répliqua Desmond en entr’ouvrant son pyjama sur une chemise de soie blanche, cravatée d’un papillon mordoré. Deuxièmement, je ne déjeune pas en ville…

– Ça, dit Chéri, ça… Je ne trouve pas de mots !

– …Mais si tu veux, j’ai deux œufs au plat pour toi, la moitié de mon jambon, la moitié de ma salade, de mon stout et de mes fraises. Un café sans supplément.

Chéri le regarda avec une fureur de faible.

– Pourquoi ?

– Affaires, dit Desmond en nasillant exprès. Champagne. Tu as bien entendu. Ah ! ces marchands de vin ! Si on ne leur serrait pas la vis… Mais je suis là.

Il noua ses mains l’une à l’autre, et la fierté commerciale craqua dans ses phalanges :

– C’est non ? C’est oui ?

– C’est oui, chameau !

Chéri lui jeta son feutre mou à la figure, mais Desmond ramassa le chapeau et l’essuya du coude, pour montrer que les gamineries n’étaient plus de saisons. Ils eurent les œufs refroidis, le jambon et la langue, et la bonne bière noire à écume beige. Ils parlaient peu, et Chéri, regardant la cour pavée, s’ennuyait avec déférence.

« Qu’est-ce que je fais ici ?… Je fais que je ne suis pas chez moi, devant les côtelettes Fulbert-Dumonteil. » Il imagina Edmée en blanc, le colonel américain poupin, et Arnaud, le médecin en chef devant qui Edmée jouait la fillette docile. Il pensa aux pattes d’épaules de Charlotte Peloux, et reportait sur son hôte une sorte de tendresse infructueuse, au moment où celui-ci l’interrogea brusquement :

– Sais-tu combien on a bu de champagne ici cette nuit, entre hier quatre heures et ce matin quatre heures ?

– Non, dit Chéri.

– Et sais-tu combien de bouteilles, entrées pleines, sont sorties vides, du 1er mai au 15 juin ?

– Non, dit Chéri.

– Dis un chiffre.

– Je ne sais pas, grogna Chéri.

– Mais dis ! Dis un chiffre, suppose, voyons ! Dis un chiffre !

Chéri gratta la nappe comme à l’examen. Il souffrait de la chaleur et de sa propre inertie.

– Cinq cents, dit-il avec peine.

Desmond se renversa sur sa chaise et son monocle décocha au passage une blessante flèche solaire dans l’œil de Chéri.

– Cinq cents ! Tu me fais rire.

Il se vantait. Il ne savait rire que par une sorte de sanglot des épaules. Il but son café, pour préparer mieux la stupeur de Chéri et reposa sa tasse :

– Trois mille trois cent quatre-vingt-deux, mon petit. Et sais-tu combien me laisse, en poche…

– Non, interrompit Chéri. Et je m’en fous. Assez. J’ai ma mère pour ça. Et d’ailleurs…

Il se leva, et ajouta, d’une voix hésitante :

– D’ailleurs l’argent… ne m’intéresse pas.

– Drôle, dit Desmond, blessé. Drôle. Amusant.

– Si tu veux, dit Chéri. Non, figure-toi que l’argent… ne m’intéresse pas… ne m’intéresse plus.

Ces mots simples sortirent péniblement de sa bouche et il ne releva pas le front. Il poussait du pied, sur le tapis, une croûte de biscotte, et l’embarras de sa confession, son regard dérobé, le rendaient pour un instant à sa merveilleuse adolescence.

Desmond lui accorda pour la première fois l’attention critique du médecin au malade : « Ai-je affaire à un simulateur ?… » Comme un médecin, il usa de paroles confuses et apaisantes :

– Un moment à passer. Tout le monde se sent un peu décollé. On ne se reconnaît plus. Le travail est un merveilleux moyen de recouvrer l’équilibre, mon vieux… Ainsi moi…

– Je sais, interrompit Chéri. Tu vas me dire que je manque d’occupation.

– C’est que tu le veux bien, railla Desmond condescendant. Ah ! quel temps béni…

Il allait avouer son exultation de négociant, et se contint à temps.

– C’est aussi affaire d’éducation. Évidemment, aux côtés de Léa, tu n’as pas appris la vie. Le maniement des choses et des gens te manque.

– On le croit, dit Chéri irrité. Léa, elle, ne s’y trompait pas. Preuve que je ne mens pas, elle se méfiait de moi, et elle me parlait toujours avant d’acheter ou de vendre.

Il bomba le poitrail, fier d’un temps passe où méfiance était synonyme de considération.

– Tu n’as qu’à t’y remettre, à l’argent, conseilla Desmond. C’est un jeu qui ne passe pas de mode.

– Oui, acquiesça Chéri, les yeux vagues. Oui, bien sûr. J’attends seulement.

– Tu attends quoi ?

– J’attends… je veux dire j’attends une occasion… une occasion meilleure…

– Meilleure que quoi ?

– Tu m’embêtes. Un prétexte, si tu veux, à reprendre en main tout ce que la guerre m’a ôté pendant longtemps… Ma fortune, qui est, en somme…

– Assez considérable, suggéra Desmond.

Avant la guerre il eût dit : « énorme » et sur un autre ton. Chéri rougit d’une humiliation fugitive.

– Oui… ma fortune, eh bien, la petite, ma femme, s’en occupe.

– Oh ! blâma Desmond, choqué.

– Et bien, je t’assure. Deux cent seize mille avant-hier sur le petit coup de fièvre de la Bourse. Alors, je me demande, n’est-ce pas, comment intervenir… Qu’est-ce que je fiche dans tout ça ? Quand je veux m’en mêler, elles me disent…

– Qui, elles ?

– Eh, ma mère et ma femme… Elles me disent : « Repose-toi. Tu es un guerrier. Veux-tu un verre d’orangeade ? Passe donc chez ton chemisier, il se moque de toi. Et rapporte-moi en passant mon fermoir de collier qui est à la réparation… » Et ci, et ça…

Il s’animait, cachant de son mieux son ressentiment, mais les ailes de son nez remuaient en même temps que ses lèvres.

– Alors, est-ce qu’il faut que je place des autos, que j’élève du lapin angora, que je dirige une industrie de luxe ? Faut-il que je m’engage infirmier ou comptable dans le bazar, là, l’hôpital de ma femme…

Il marcha jusqu’à la fenêtre, revint violemment à Desmond.

– … sous les ordres du docteur Arnaud, médecin en chef, et que je passe les cuvettes ? Faut-il que je prenne un dancing ? tu vois la concurrence…

Il rit pour faire rire Desmond, mais Desmond, qui s’ennuyait sans doute, tenait son sérieux.

– Depuis quand est-ce que ça t’a pris de penser à tout ça ? Tu n’y pensais pas, ce printemps, ni l’hiver dernier, ni avant ton mariage.

– Je n’avais pas le temps, répondit Chéri avec naïveté. On a fait un voyage, on a commencé d’installer l’hôtel, on a acheté des voitures juste pour se les voir réquisitionnées. Tout ça a amené la guerre… Avant la guerre… avant la guerre j’étais… un gosse de riche, – j ‘étais un riche, quoi.

– À présent aussi.

– À présent aussi, répéta Chéri.

Il hésita de nouveau, cherchant ses mots :

– À présent, ce n’est plus la même chose. Les types ont la danse de Saint-Guy. Et le travail, et l’activité, et le devoir, et les femmes qui servent le pays… Tu parles, et qui sont folles pour le pèze… Elles sont commerçantes que c’en est à vous dégoûter du commerce. Elles sont travailleuses à vous faire prendre le travail en abomination…

Il leva sur Desmond son regard incertain :

– C’est donc mal, d’être riche et de se laisser vivre ?

Desmond jouissait de son rôle, et se payait d’une servitude ancienne. Il posa une main protectrice sur l’épaule de Chéri :

– Mon petit, sois riche et laisse-toi vivre. Dis-toi que tu incarnes une aristocratie ancienne. Les barons féodaux sont tes exemples. Tu es un guerrier.

– Merde, dit Chéri.

– C’est un mot de guerrier. Seulement, laisse travailler les types qui sont des travailleurs.

– Toi, par exemple.

– Moi, par exemple.

– Évidemment, tu ne te laisses pas encombrer par les femmes, toi.

– Non, dit Desmond sèchement.

Car il cachait à tous un goût pervers pour sa caissière-comptable, une brune douce, un peu duvetée et hommasse, le cheveu tiré, une médaille au col, qui avouait avec un sourire : « Moi, je tuerais pour un sou. Je suis comme ça. »

– Non. Ça non ! Tu ne peux donc parler de rien sans y mêler tout de suite « ma femme, les femmes »… et encore : « Du temps de Léa… » Il n’y a donc pas d’autres sujets de conversation, en 1919 ?

Chéri semblait écouter, par delà la voix de Desmond, un autre son, intelligible déjà, encore lointain : « D’autres sujets de conversation ? » se répéta-t-il. « Pourquoi y en aurait-il d’autres ?… » Il rêva, maté par la lumière, la chaleur croissantes à mesure que le soleil tournait. Desmond parlait, inaccessible à la congestion et couleur de scarole d’hiver. Chéri entendit les mots : « petites poules… » et écouta.

– Oui, tout un noyau de relations amusantes, que je mets bien entendu à ta disposition… Et quand je dis petites poules, c’est parler légèrement d’une sélection unique, tu entends, unique… Mes habituées, un gibier fin, encore affiné par ces quatre années… Ah mon vieux, quand les capitaux rappliqueront assez fort, quel restaurant je monterai… Pas plus de dix tables, qu’on s’arrachera… Je couvre la cour… Mon bail me garantit mes travaux, tu penses ! Un lino-liège pour la danse, au milieu, des projecteurs… C’est ça, l’avenir, c’est ça !…

Le trafiquant en tangos s’exprimait comme un fondateur de villes, et tendait le bras vers la fenêtre. Le mot « avenir » heurta Chéri, qui se tourna vers le point que visait Desmond, là-haut, au-dessus de la cour… Il ne vit rien, et se sentit las. Le soleil de deux heures, réverbéré, châtiait tristement le petit toit d’ardoises de l’ancienne écurie, où logeait le concierge du Desmond’s.

– Quel hall, hein, dit Desmond avec ferveur en montrant la courette pavée. Ça viendra, et vite !

Chéri regardait profondément celui qui attendait et recevait, de chaque journée, sa manne. « Et moi ? » pensa-t-il tout bas, frustré…

– Tiens, mon marchand de vinasse, s’écria Desmond. Sauve-toi, je vais le chambrer comme un Corton.

Il serra la main de Chéri dans une main qui avait changé. D’étroite et fondante, elle s ‘était faite large, camouflée en main probe et un peu dure. « La guerre… » persifla Chéri en lui-même.

– Tu vas… ? demanda Desmond.

Il retenait Chéri sur le perron, le temps d’exhiber au marchand de champagne un client décoratif.

– Par là, dit Chéri avec un geste.

– Mystère, murmura Desmond. Va, grande sultane !

– Oh ! non, dit Chéri. Tu te trompes.

Il imagina quelque femme, un corps moite, la nudité, une bouche… Il frémit d’antipathie sans objet, répéta doucement : « Tu te trompes », et remonta dans sa voiture.

Il emportait un malaise qu’il connaissait trop bien, l’agacement, la gêne de ne jamais exprimer ce qu’il eût voulu exprimer, de ne jamais rencontrer la personne à qui il devait confier un aveu indéfini, un secret qui eût tout changé et dépouillé de son signe néfaste, par exemple, cet après-midi de pavés blanchis, d’asphalte flasque sous le soleil vertical…

« Seulement deux heures, soupira-t-il. Et il fait jour jusqu’à plus de neuf heures, ce mois-ci… »

Le vent, créé par la vitesse, lui plaquait au visage le battement d’une sèche serviette chaude ; et il aspira à la nuit factice des rideaux bleus, au petit chant, sur trois notes, du jet d’eau au centre de sa margelle italienne, dans le jardin…

« En passant vite par le vestibule, je peux rentrer sans être aperçu. Ils en sont au café, là-bas… »

Il évoqua l’odeur du déjeuner fin, l’odeur attardée du melon, du vin de dessert qu’Edmée faisait verser après les fruits, et vit par avance l’image verdie de Chéri refermant la porte doublée de miroirs…

« Allons-y ! »

Deux automobiles, celle de sa femme et la voiture américaine, dormaient sous les feuillages bas devant la grille, confiées à un seul chauffeur américain endormi. Chéri mena sa voiture jusqu’à la rue de Franqueville déserte, revint jusqu’à sa porte qu’il ouvrit sans bruit, toisa sa sombre image dans le miroir vert et monta légèrement l’escalier de la chambre. Elle était telle qu’il la souhaitait, bleue, odorante, vouée au repos. Tout ce que sa course altérée avait désiré se trouvait là, et bien davantage, car une jeune femme vêtue de blanc poudrait son visage, ordonnait sa coiffure devant un long panneau de glace. Elle tournait le dos à Chéri et ne l’entendit pas venir ; il disposa donc d’un assez long moment pour contempler dans le miroir des traits animés par la chaleur et le repas, et revêtus d’un singulier caractère de désordre et de triomphe, d’un air d’émotion et de victoire outragée. Au même moment, Edmée aperçut son mari, ne cria point de surprise et se retourna sans hésiter. Elle l’examinait des pieds à la tête, attendant qu’il parlât le premier.

D’en bas monta, par la fenêtre entr’ouverte sur le jardin, la voix de baryton du docteur Arnaud, qui chanta : « Ay, Mari, ay, Mari… »

Edmée fit vers cette voix un mouvement de tout son corps, mais se contraignit à ne pas tourner la tête du côté du jardin.

Le courage un peu ivre qui parut dans ses yeux pouvait promettre des paroles graves. Par lâcheté ou par dédain, Chéri réclama le silence en approchant un doigt de ses lèvres, puis il désigna, du même doigt impératif, l’escalier. Edmée obéit, et passa résolument devant lui, sans pouvoir réprimer, au moment où la distance entre eux fut la plus courte, une torsion de rein, une accélération d’allure qui allumèrent en Chéri une éphémère velléité de châtiment. Il se pencha sur la rampe, rasséréné comme le chat au haut de l’arbre, pensa encore à punir, à briser, à fuir, et il attendit qu’un flot jaloux le soulevât. Rien ne vint, qu’une petite honte moyenne, très supportable. Cependant il se répétait : « Punir, tout casser… il y a mieux à faire… Oui, il y a mieux à faire… » Seulement il ne savait pas quoi.

Chaque jour, éveillé tôt ou tard, il commençait une journée d’attente. Il ne s’était pas méfié d’abord, croyant à la persistance d’une morbide habitude militaire.

En décembre 1918, il prolongeait, dans son lit de civil, une petite convalescence de rotule démise. Il s’étirait à l’aube et souriait : « Je suis bien. J’attends d’être encore mieux. Ça va être quelque chose, la Noël de cette année »

La Noël venue, mangée la truffe et brûlée la ramille de houx arrosée d’eau-de-vie sur un plat d’argent, devant Edmée immatérielle et conjugale, aux acclamations de Charlotte, de madame de La Berche et d’un personnel infirmier mêlé d’officiers roumains et de colonels d’Amérique athlétiques et impubères, Chéri attendait : « Ah qu’ils s’en aillent, ces types ! J’attends de dormir, la tête au frais, les pieds au chaud, dans mon bon lit ! » Deux heures plus tard il attendait, plat comme un mort, le sommeil, au chant des petites chouettes d’hiver, rieuses dans les branches et qui interpellaient la lumière bleue de la chambre entr’ouverte. Il dormait enfin, mais requis dès le matin par l’attente insatiable, il attendait, en s’essayant tout haut à l’impatience joviale, le petit déjeuner : « Qu’est-ce qu’ils foutent, en bas, avec le jus ? » Il ne se rendait pas compte que l’emploi du mot grossier et du vocabulaire dit « poilu » coïncidait toujours chez lui avec un état d’esprit apprêté et une sorte de bonhomie évasive. Il déjeunait, servi par Edmée, mais il lisait dans le geste prompt de sa femme la hâte, l’heure du devoir, et il ne redemandait un toast, un petit pain chaud dont il n’avait plus envie, que par malignité, pour retarder le départ d’Edmée, pour retarder le moment où il recommencerait d’attendre.

Un lieutenant roumain qu’Edmée employait tantôt à quérir des plaques d’ambrine et du coton hydrophile, tantôt à postuler auprès des ministères – « ce que le gouvernement refuse sans ménagement à un Français, un étranger l’obtient toujours » affirmait-elle – rebattit les oreilles de Chéri, lui vantant les devoirs d’un guerrier, indemne ou peu s’en faut, et la pureté paradisiaque de l’hôpital Coictier. Chéri escorta Edmée, renifla l’odeur antiseptique qui évoque implacablement celle des corruptions masquées, reconnut un camarade parmi les « pieds gelés » et s’assit sur le bord de son lit, en s’efforçant à la cordialité telle qu’on l’enseigne dans les romans de la guerre et les pièces patriotiques. Cependant il sentait bien qu’un homme valide, échappé à la guerre, n’a point de pareils ni d’égaux parmi les mutilés. Il vit le vol blanc des infirmières, la couleur cuite des têtes et des mains sur les draps, autour de lui. Une impotence odieuse pesa sur lui, il se surprit à recourber un de ses bras par scrupule, à traîner un peu la jambe. Mais l’instant d’après c’est malgré lui qu’il dilatait ses poumons et foulait le dallage, entre des momies couchées, d’un pas dansant. Il révéra Edmée avec impatience, cause de son autorité d’ange gradé et de sa blancheur. Elle traversa une salle et posa sa main en passant sur l’épaule de Chéri, mais il sut qu’elle voulait, par ce geste de tendresse et de possession délicate, faire rougir d’envie et d’irritation une jeune infirmière brune qui contemplait Chéri avec une candeur de cannibale.

Il s’ennuya et ressentit la lassitude d’un homme qui renâcle, mené au musée, devant des rangs pressés de chefs-d’œuvre. Trop de blanc descendait des plafonds, rejaillissait des dallages, effaçait les angles, et il plaignit les hommes gisants à qui personne ne faisait l’aumône de l’ombre. L’heure de midi impose aux bêtes libres le repos et la retraite, aux oiseaux le silence sous les futaies, mais l’homme civilisé ne connaît plus les lois de l’astre. Chéri fit quelques pas vers sa femme, dans le dessein de lui dire : « Tire les rideaux, installe un pankah, ôte sa pâtée de nouilles à ce pauvre type qui cligne des yeux et qui souffle, tu le feras manger à la nuit tombante… Donne-leur l’ombre, donne-leur une couleur qui ne soit pas ce blanc, et toujours ce blanc… » L’arrivée du docteur Arnaud lui retira le goût de conseiller et de servir.

Le docteur au ventre de toile blanche et aux cheveux d’or rouge n’avait pas fait trois pas dans la salle, que l’ange gradé et planant redescendait à une mission d’humble séraphin, rose de foi et de zèle… Alors Chéri se tourna vers Filipesco qui distribuait des cigarettes d’Amérique, le héla dédaigneusement : « Vous venez ? » et l’emmena, non sans avoir salué sa femme, le docteur Arnaud, infirmiers et infirmières avec une hauteur affable de visiteur officiel. Il traversa la courette de gros gravier, remonta dans sa voiture, et ne s’accorda pas plus de dix paroles de soliloque : « Le coup est régulier. Le coup du médecin en chef. » Il ne passa plus le seuil de l’hôpital et Edmée ne l’invita désormais que par courtoisie protocolaire, ainsi qu’on offre quand même la bécassine, à table, aux invités végétariens.

Il réfléchissait maintenant, en proie à l’oisiveté, si légère avant la guerre, si variée, sonore comme une coupe vide et sans fêlure. Pendant la guerre aussi, il avait subi la règle militaire de la fainéantise, la fainéantise sauf le froid, la boue, le risque, le guet, même un peu le combat. Entraîné au loisir par sa vie de jeune homme voluptueux, il avait impunément vu dépérir de mutisme, de solitude et d’impuissance, autour de lui, des compagnons vulnérables et frais. Il avait assisté aux ravages qu’opérait, sur des êtres intelligents, la disette de papier imprimé, comparable à la privation d’un toxique quotidien. Alors que, contenté d’une lettre brève, d’une carte postale, d’un colis savamment bourré, il retombait dans le silence et la contemplation comme un chat dans un jardin nocturne, des hommes, dits supérieurs, lui montraient leur délabrement d’affamés. Ainsi il avait appris à renforcer d’orgueil sa patience, qui planait sur deux ou trois idées, sur deux ou trois souvenirs tenaces, hauts en couleur comme les souvenirs des enfants, et sur l’incapacité d’imaginer sa propre mort.

À maintes reprises, pendant la guerre, en sortant d’un long sommeil sans rêves ou d’un repos à chaque minute rompu, il lui était arrivé de s’éveiller hors du présent, dépouillé de son passé le plus récent, rendu à l’enfance – rendu à Léa. Edmée surgissait un peu après, nette, bien construite, et la résurrection de son image, non moins que son abolition momentanée, mettait Chéri de bonne humeur. « Ça m’en fait deux », constatait-il. Rien ne lui venait de Léa, il ne lui écrivait pas. Mais il recevait des cartes postales que signaient les doigts déformés de la mère Aldonza, des cigares choisis par la baronne de La Berche. Il rêva quelque temps sur une longue écharpe de laine douce, à cause de sa couleur bleue comme un regard et du très vague parfum qui se levait d’elle aux heures de chaleur et de sommeil.

Il aima cette écharpe, se serra contre elle dans l’ombre, puis elle perdit son parfum, sa fraîche nuance de prunelles bleues, et il n’y pensa plus.

Il ne s’inquiéta pas de Léa pendant quatre ans. De vieilles vigies, le cas échéant, eussent enregistré et transmis des événements qu’il n’imaginait guère. Qu’y avait-il de commun entre Léa et la maladie, Léa et le changement ?

En 1918, les mots : « le nouvel appartement de Léa », échappés à la baronne de La Berche, le frappèrent d’incrédulité.

– Elle a déménagé ?

– D’où sors-tu ? répliqua la baronne. Tout le monde le sait. Une belle opération, fichtre, la vente de son hôtel à des Américains ! J’ai vu son nouvel appartement. C’est petit, mais c’est douillet. Quand on s’asseoit, on ne peut plus se lever, là-dedans.

Chéri s’accrocha à ces deux mots : petit, mais douillet. À court d’invention, il bâtit péniblement un décor rose, y jeta la vaste nef d’or et d’acier, le grand lit frété de dentelles, et il suspendit à quelque nuée volante le Chaplin au téton de nacre.

Desmond cherchant un commanditaire pour son dancing, Chéri eut un mouvement d’inquiétude et de vigilance : « Le bougre, il va taper Léa, l’embringuer dans une affaire… Je vais la prévenir par téléphone ». Il n’en fit rien cependant. Car il est plus aventuré de téléphoner à une amie délaissée que de tendre la main, dans la rue, à un ennemi intimidé qui quête votre regard.

Il attendit encore, après le jour de la surprise devant la glace, après ce délit d’exaltation, de rougeur, de désordre. Il laissa passer le temps, et n’aggrava pas, en la précisant par des paroles, la certitude d’une complicité encore presque chaste entre sa femme et l’homme qui chantait « Ay Mari !… » Car il se sentait plus léger, et il oublia pendant plusieurs jours de consulter inutilement son bracelet-montre, ainsi qu’il faisait à l’approche du crépuscule. Il prit l’habitude de s’asseoir au jardin dans un fauteuil de paille, comme s’il arrivait de voyage, dans un jardin d’hôtel, et il regarda, étonné, la nuit proche anéantir le bleu des aconits, lui substituer un bleu dans lequel la forme des fleurs fondait, cependant que le vert des feuillages persistait en masses distinctes. La bordure de mignardises roses tournait au violet putride, puis sombrait rapidement, et les étoiles de juillet, jaunes, s’allumaient entre les branches du frêne panaché.

Il goûta chez lui un plaisir de passant assis dans un square, et il ne se demanda pas pour combien de temps il se reposait là, renversé, les mains pendantes. Parfois il pensait à ce qu’il nommait la scène du miroir, à l’atmosphère de la chambre bleue, secrètement troublée par le passage, le geste, la fuite d’un homme. Il se disait tout bas, avec une stupidité méthodique et machinale : « Voici un point acquis. C’est ce qu’on nomme un point-t-acquis », en faisant sonner le t de la liaison.

Au début de juillet, il essaya une nouvelle automobile découverte, qu’il nommait sa bagnole de villes d’eaux. Il emmena Filipesco, et Desmond, sur les routes que la sécheresse blanchissait, mais il revenait chaque soir vers Paris, fendant l’air rayé de chaud et de frais et qui perdait ses parfums à mesure que la ville approchait.

Un jour, il emmena la baronne de La Berche, virile compagne qui touchait de l’index, aux barrières d’octroi, son petit feutre bien enfoncé. Il la trouva commode, avare de paroles, attentive aux cabarets ombragés de glycine, aux débits villageois qui sentent la cave et le sable mouillé de vin. Immobiles, muets, ils couvrirent quelque trois cents kilomètres, et ne desserrèrent les dents que pour fumer et se repaître. Le lendemain, Chéri invitait en peu de mots Camille de La Berche : « On les met, baronne ? » et l’emmenait derechef.

La bonne voiture fonça sur les campagnes vertes, revint le soir vers Paris comme un jouet au bout d’un fil. Ce soir-là, Chéri, sans quitter de l’œil la route, distinguait à sa droite le profil de la vieille femme à figure d’homme, noble comme un vieux cocher de bonne maison. Il s’étonnait de la trouver respectable parce qu’elle était simple, et il devinait confusément, seul pour la première fois avec elle hors d’une cité, qu’une femme chargée d’une monstruosité sexuelle ne la porte pas sans bravoure et sans une certaine grandeur de condamnée.

Celle-ci ne se servait plus de sa méchanceté, depuis la guerre. L’hôpital l’avait remise en sa place, c’est-à-dire parmi les mâles, parmi des mâles juste assez jeunes, juste assez domptés par la douleur pour qu’elle pût, au milieu d’eux, vivre sereine, oubliant sa féminité avortée.

À la dérobée, Chéri regardait le grand nez de sa compagne, la lèvre grisonnante et poilue, les petits yeux paysans qui erraient, indifférents, sur les blés mûrs et les prés fauchés.

Pour la première fois, il se sentit porté vers la vieille Camille par un mouvement qui ressemblait à l’amitié, à la comparaison émue : « Elle est seule. Quand elle n’est plus avec ses soldats et avec ma mère, elle est seule. Elle aussi… Malgré sa pipe et son verre, elle est seule. »

Ils s’arrêtèrent en revenant vers Paris, à une « hostellerie » où la glace manquait, où des rosiers frits mouraient, liés à des fûts de colonnes et à des fonts baptismaux anciens égaillés sur la pelouse. Un bois proche préservait de la brise ce lieu poudreux et un petit nuage, chauffé au cerise, se tenait immobile dans le haut du ciel.

La baronne vida, sur l’oreille d’un chèvre-pieds de marbre, sa courte pipe en racine de bruyère.

– Fera chaud sur Paris, cette nuit.

Chéri acquiesça du geste, et leva la tête vers le nuage cerise. Sur ses joues blanches, sur son menton frappé d’une fossette descendirent des reflets roses, distribués comme les touches de poudre rouge qui veloutent un visage de théâtre.

– Oui, dit-il.

– Oh tu sais, si ça te tente, ne rentrons que demain matin. Moi, le temps d’acheter un savon et une brosse à dents… Et on téléphonerait à ta femme. Demain matin, on mettrait les voiles sur les quatre heures, à la fraîche…

Chéri se leva avec une précipitation irréfléchie.

– Non, non. Je ne peux pas.

– Tu ne peux pas ? Allons !…

Il vit rire, à ses pieds, les petits yeux d’homme, et les grosses épaules tressaillantes.

– Je ne croyais pas que ça te tenait encore tant que ça, dit-elle. Mais du moment que ça te tient…

– Quoi ?

Elle s’était remise sur ses pieds, pesante et robuste, et elle lui envoya une forte claque sur l’épaule.

– Oui, oui. Tu vas circuler dans la journée, mais tu rentres à la cagna tous les soirs. Ah ! tu es bien tenu !

Il la regarda froidement. Il l’aimait déjà moins.

– On ne peut rien vous cacher, baronne. Je vous avance la voiture et en moins de deux heures nous sommes chez vous.

Chéri n’oublia jamais leur retour nocturne, le rouge triste qui s’attarda longtemps sur l’ouest, l’odeur d’herbages, les papillons plumeux prisonniers dans le rayon des phares. Bloc noir épaissi par la nuit, la baronne veillait à son côté. Il conduisait prudemment ; l’air frais de la course devenait, quand il ralentissait aux tournants, un air chaud. Il se fiait à sa vue perçante, à ses membres attentifs, mais il pensait, malgré lui, à la vieille dame massive et étrangère, immobile contre son flanc droit, et il lui arriva d’éprouver une sorte de frayeur, une irritation des nerfs qui le mena à deux doigts d’une charrette sans lanterne. C’est à cet instant qu’une grosse main se posa légèrement sur son avant-bras.

– Fais attention, petit.

Il n’attendait, certes, ni le geste ni la douceur de l’accent. Mais rien ne justifia l’émotion qui les suivit, et ce nœud, ce fruit dur dans sa gorge. « Je suis idiot, je suis idiot », se répétait-il. Il avança moins vite et il s’amusa des rayons brisés, des zigzags d’or et des plumes de paon qui pendant quelques instants dansèrent, autour des lanternes, dans les larmes qui emplissaient ses yeux.

« Elle m’a dit que ça me tenait, que j’étais bien tenu. Si elle nous voyait, Edmée et moi… Depuis combien de jours dormons-nous comme des frères ? » Il essaya de compter : trois semaines, peut-être davantage ?… « Ce qu’il y a de plus rigolo là-dedans, c’est qu’Edmée ne réclame rien, et qu’elle est souriante au réveil. » En lui-même, il employait toujours le mot « rigolo » quand il voulait esquiver le mot « triste ». « Un vieux ménage, quoi, un vieux ménage… Madame et son médecin en chef, monsieur et… son auto. Tout de même, la vieille Camille, elle a dit que j ‘étais tenu. Tenu. Tenu. Si jamais je la remmène, celle-là… »

Il la remmena, car juillet se mit à brûler Paris. Mais ni Edmée ni Chéri ne se plaignaient de la canicule. Chéri rentrait le soir, courtois, distrait, le dessus des mains et le bas du visage au brou de noix. Il se promenait nu entre la salle de bains et le boudoir d’Edmée.

– Vous avez dû cuire aujourd’hui, pauvres gens de Paname ! raillait Chéri.

Un peu pâlie et fondue, Edmée redressait son joli dos d’esclave, niait sa fatigue :

– Eh bien, pas tant que ça, figure-toi. Il y avait plutôt plus d’air qu’hier. Mon bureau est frais, là-bas, tu sais. Et puis on n’a pas eu le temps d’y penser. Mon petit vingt-deux qui allait si bien…

– Ah oui ?

– Oui. Le docteur Arnaud n’a pas bonne impression.

Elle n’hésitait jamais à jeter le nom du médecin en chef en avant, comme on engage une pièce décisive sur l’échiquier. Mais Chéri ne sourcillait pas. Alors Edmée suivait du regard l’homme nu, sa nudité verdie délicatement par le reflet des rideaux bleus. Il passait et repassait devant elle, offert, blanc entraînant sa zone de parfum, et déjà hors de portée. La confiance même de ce corps nu, incomparable, hautain, reléguait Edmée dans une immobilité faiblement vindicative. Ce corps nu, elle ne l’eût réclamé à présent que d’une voix où l’accent, le cri de l’urgence manquaient, une voix humaine de compagne adoucie. Un bras velu d’or fin, une bouche ardente sous le poil d’or la retenaient maintenant, et elle contemplait Chéri, jalouse, sage, rassurée comme un amant qui convoite une vierge inaccessible à tous.

Ils parlaient encore de villégiatures, de départs, par répliques légères et conventionnelles.

– La guerre n’a pas assez changé Deauville, et quelle cohue… soupirait Chéri.

– On ne peut plus manger nulle part, et la réorganisation de l’industrie hôtelière est une tâche formidable ! affirmait Edmée.

***

Vers le quatorze juillet, Charlotte Peloux annonça, en déjeunant, la réussite d’une « affaire de couvertures », et se lamenta bien haut que Léa eût touché la moitié du bénéfice. Chéri, étonné, leva la tête.

– Tu la vois donc ?

Charlotte Peloux baigna son fils d’un amoureux regard de vieux porto, et appela sa belle-fille en témoignage :

– Il a de ces mots… de ces mots… des mots de gazé. N’est-ce pas ? Des mots de gazé. C’en est inquiétant, des fois. Je n’ai jamais cessé de voir Léa, mon chéri. Pourquoi aurais-je cessé de la voir ?

– Pourquoi ? répéta Edmée.

Il regardait les deux femmes, et trouvait à leur bienveillance une étrange saveur.

– C’est que tu ne me parlais jamais d’elle… commença-t-il avec naïveté.

– Moi aboya Charlotte. Écoute, non, écoute… Edmée, vous l’entendez ? Enfin, c’est tout à la louange du sentiment qu’il vous porte. Il a si bien oublié tout ce qui n’est pas vous…

Edmée sourit sans répondre, pencha la tête et remonta, en la pinçant entre deux doigts, la dentelle qui bordait le décolletage sa robe. Son geste guida le regard de Chéri vers son corsage, et il vit qu’au travers du linon jaune paraissaient, comme deux meurtrissures égales, les pointes de ses seins et leur halo mauve. Il frémit et comprit à ce frémissement que ce gracieux corps, ses plus impudiques détails, sa grâce correcte, que toute cette jeune femme proche, déloyale, disponible, n’éveillait plus en lui qu’une répugnance précise. « Allons, allons ! » Mais il fouettait une bête inerte. Et il écoutait Charlotte, épanchée en ruisseaux nasillards :

–… Encore avant-hier, je disais devant toi que voiture pour voiture, eh bien, j’aime mieux un taxi, un taxi, tu entends, que la Renault hors d’âge de Léa, et ce n’est pas avant-hier, non, c’est hier que je disais, en parlant de Léa, qu’à tant faire que d’avoir un domestique mâle quand on est une femme seule, autant le prendre beau garçon… Et Camille, donc, qui regrettait, devant moi, l’autre soir, d’avoir fait expédier à Léa une deuxième pièce de Quart-de-Chaume au lieu de la garder pour elle ? …À force de te faire des compliments sur ta fidélité, mon chéri, je vais te reprocher ton ingratitude. Léa méritait mieux de toi. Edmée sera la première à le reconnaître !

– La seconde, rectifia Edmée.

– Je n’ai rien entendu, dit Chéri.

Il se gorgeait de cerises de juillet, dures et rosées, et les lançait, sous le store baissé, aux moineaux du jardin qui fumait, trop arrosé, comme une source chaude. Edmée, immobile, prolongeait en elle-même les derniers mots de Chéri : « Je n’ai rien entendu. » Il n’avait certes pas menti, et pourtant sa désinvolture, sa fausse gaminerie à pincer des noyaux de cerises, à viser un passereau l’œil gauche fermé, parlaient à Edmée un langage presque clair. « À quoi pensait-il, quand il n’entendait pas ? »

Avant la guerre, elle eût cherché une femme. Un mois plus tôt, au lendemain de la scène du miroir, elle eût craint des représailles, quelque cruauté de Peau-Rouge, un coup de dents au nez. Mais non… rien… il vivait innocent, ambulant, tranquille dans sa liberté comme un prisonnier au fond de sa geôle, et chaste comme un animal amené des antipodes, qui ne cherche même pas de femelle sur notre hémisphère.

« Malade ?… » Il dormait assez, mangeait à sa guise, c’est-à-dire délicatement, flairant les viandes avec suspicion, amateur de fruits et d’œufs frais. Aucun tic nerveux ne fêlait le bel équilibre de ses traits, et il buvait plus d’eau que de champagne. « Non, il n’est pas malade. Et pourtant il a … quelque chose. Quelque chose que je devinerais, sans doute, si j’étais encore amoureuse de lui. Mais… » Elle remonta de nouveau la dentelle de son décolletage, aspira la chaleur, l’odeur qui montaient de sa gorge et vit paraître, en penchant la tête, les médailles jumelles, mauves et roses, de ses seins à travers l’étoffe. Elle rougît de sensualité et promit ce parfum, ces ombres mauves à l’homme roux, adroit et condescendant qu’elle allait retrouver dans une heure.

« Elles parlaient de Léa, tous les jours, devant moi, et je n’ai pas entendu. Je l’ai donc oubliée ? Je l’ai oubliée. Mais oublier, qu’est-ce que c’est ? Si je pense à Léa, je la vois bien, je me souviens du son de sa voix, du parfum qu’elle vaporisait sur elle et qu’elle écrasait tout mouillé dans ses grandes mains… » Il serra les narines et remonta la bouche vers son nez, en une grimace de gourmandise.

– Fred, tu viens de faire une grimace abominable, tu ressemblais, trait pour trait, au renard qu’Angot a rapporté des tranchées…

Ils vivaient le temps le moins difficile de leur journée, après le réveil et le petit déjeuner. Ranimés par la douche, ils écoutaient avec gratitude tomber une pluie roide qui avançait de trois mois sur la saison, une pluie qui détachait les feuilles du faux automne parisien et couchait les pétunias. Ils ne se donnaient pas la peine de chercher, ce matin-là, une excuse à leur obstination citadine. Charlotte Peloux ne les avait-elle pas, la veille, tirés d’embarras en déclarant : « On est des parigots de race, nous ! Des vrais, des purs ! Nous et les concierges, on peut dire que nous avons vraiment goûté le premier été de Paris d’après-guerre ! »

– Fred, c’est de l’amour que tu as pour ce complet ? Tu ne le quittes plus. Il n’est pas frais, tu sais ?

Chéri fit un geste de la main, dans la direction de la voix d’Edmée, un geste qui demandait le silence et suppliait qu’on ne détournât pas son attention, vouée pour l’instant à une besogne exceptionnellement mentale.

« Je voudrais savoir si je l’ai oubliée. Mais qu’est-ce que c’est, oublier ? Depuis un an que je ne l’ai pas vue… » Il subit un petit choc d’éveil, un sursaut, et s’aperçut que sa mémoire supprimait la guerre. Puis il compta les années et tout fut muet, en lui, de stupeur, pendant un moment.

– Fred, je ne pourrai donc jamais obtenir que tu laisses ton rasoir dans la salle de bains au lieu de l’apporter ici ?

Il se retourna mollement. À peu près nu, encore humide, il montrait son torse argenté, ça et là, de plaques de talc.

– Quoi ?

La voix, qui lui semblait lointaine, se mit rire.

– Fred, tu as l’air d’un gâteau mal sucré. Un gâteau qui n’a pas bonne mine… L’an prochain, nous ne serons pas si bêtes que cette année. Nous aurons une propriété à la campagne…

– Tu veux une propriété ?

– Oui. Pas ce matin, tu penses…

Elle épinglait ses cheveux en désignant du menton le rideau de pluie qui coulait, sans vent ni tonnerre, d’un orage gris.

– Mais l’an prochain, par exemple… N’est-ce-pas ?

– C’est une idée. Oui, c’est une idée.

Il se débarrassait d’elle, poliment, pour retourner à son étonnement. « J’ai cru que je ne l’avais pas vue depuis un an seulement. Je ne pensais pas à la guerre. Il y a donc un, deux, trois, quatre, cinq ans que je ne l’ai pas vue. Un, deux, trois, quatre… Mais alors, je l’avais donc oubliée ? Non, puisqu’elles en parlaient devant moi, ces femmes, sans que je saute et que je m’écrie : « Tiens, c’est vrai au fait, et Léa ? » Cinq ans, elle avait quel âge en 1914 ?

Il compta encore, et buta contre un total invraisemblable. « Ça lui ferait à peu près soixante ans aujourd’hui ?… Quelle blague… »

– Il s’agirait, poursuivait Edmée, de ne pas se tromper dans notre choix. Une jolie région, tiens, c’est…

– La Normandie, acheva Chéri distraitement.

– Oui, la Normandie… Tu connais la Normandie ?

– Non… Pas précisément… C’est vert. Il y a des tilleuls… des pièces d’eau…

Il ferma les yeux, comme étourdi.

– Où ça ? Dans quel endroit de la Normandie ?

– Des pièces d’eau, de la crème, des fraises et des paons…

– Tu en sais des choses sur la Normandie ! Quel pays ! Il y a tout ça, et puis quoi encore ?

Il avait l’air de lire ce qu’il décrivait, penché sur le miroir rond où il vérifiait d’habitude, après sa toilette, le poli de ses joues et de son menton. Il continua, passif et hésitant :

– Des paons… La lune sur les parquets et un grand, grand tapis rouge jeté sur une allée…

Il n’acheva pas, oscilla légèrement et glissa sur le tapis. Le flanc du lit arrêta à mi-chemin sa chute, et il appuya contre les draps défaits une tête évanouie que le hâle, superposé à la pâleur, teignait d’un vert ivoire.

Presque aussi vite que lui, et sans cri, Edmée se jeta à terre, soutint d’une main la tête ballante, tendit, sous des narines que le sang quittait, un flacon ouvert, mais deux bras défaillants la repoussèrent :

– Laisse-moi… Tu vois bien que je suis en train de mourir.

Cependant il ne mourait pas, et sa main demeurait tiède entre les doigts d’Edmée. Il avait parlé dans un murmure, avec l’emphase et la suavité des suicidés très jeunes qui viennent en un moment de solliciter et d’éviter la mort.

Il entr’ouvrait les lèvres sur ses dents brillantes, et respirait d’un souffle égal. Mais il ne se hâtait pas de revivre tout à fait. Il se retranchait, derrière ses paupières et ses cils, au sein du domaine vert qu’il évoquait l’instant de sa syncope, un domaine plat, riche en fraisiers et en abeilles, en lunes d’eau ourlées de pierre chaude… Quand la force lui revint il garda les yeux clos, en pensant : « Si j’ouvre les yeux, Edmée va y voir tout ce que je regarde… »

Elle demeurait penchée, un genou plié. Elle lui portait une attention efficace, professionnelle. De sa main libre, elle atteignit un journal, s’en servit pour agiter l’air autour du front renversé. Elle chuchotait des paroles insignifiantes et nécessaires.

– C’est l’orage… Détends-toi… Non, ne te relève pas. Attends que je glisse l’oreiller sous toi…

Il se redressa, sourit, remercia d’une pression de main. Une envie de citrons, de vinaigre lui séchait la bouche. La sonnerie du téléphone détacha Edmée de lui.

– Oui… Oui… Quoi ? Je le sais bien qu’il est dix heures Oui. Quoi ?

À la brièveté impérieuse des répliques, Chéri comprit qu’on téléphonait de l’hôpital.

– Oui, naturellement, je viens. Quoi ? Dans…

Elle évalua, d’un rapide regard, la résurrection de Chéri.

– Dans vingt-cinq minutes. Merci. À tout à l’heure.

Elle ouvrit largement les deux battants vitrés de la porte-fenêtre et quelques gouttes de la pluie paisible entrèrent dans la chambre, avec une fade odeur de rivière.

– Tu es mieux, Fred ? Qu’est-ce que tu as ressenti ? Rien au cœur, n’est-ce pas ? Tu dois perdre tes phosphates. Voilà le fruit de notre ridicule été. Mais, qu’est-ce que tu veux…

Elle regarda furtivement le téléphone comme elle eût regardé un témoin.

Chéri se mit debout sans effort apparent.

– File, mon petit. Tu seras en retard à ta boîte. Je vais tout à fait bien.

– Un grog léger ? Un peu de thé chaud ?

– Ne t’occupe pas de moi… Tu as été bien gentille. Oui, un peu de thé, demande-le en t’en allant.

Cinq minutes plus tard elle partait, après un regard où elle croyait ne laisser paraître que de la sollicitude, mais qui quêtait en vain une vérité, l’explication d’un état de choses inexplicable. Comme si le bruit d’une porte fermée eût coupé ses liens, Chéri s’étira, se sentit léger, froid et vide. Il s’élança vers la fenêtre, vit sa femme traverser le jardinet, tête baissée, sous la pluie. « Elle a un dos de coupable », décréta-t-il, elle a toujours eu un dos de coupable. Par devant, c’est une petite dame très bien. Mais son dos en raconte long. Mon évanouissement lui a fait perdre une bonne demi-heure. Mais revenons à nos moutons, comme dirait ma mère. Léa avait, quand je me suis marié, cinquante et un ans – au bas mot ! assure madame Peloux. Elle aurait maintenant cinquante-huit ans, peut-être soixante… L’âge du général Courbat ? Allons !… C’est simplement rigolo. »

Il tâcha d’associer, à l’image d’une Léa de soixante ans, la moustache en crins blancs, les joues ravinées du général Courbat et ses aplombs d’antique cheval de fiacre.

« Tout ce qu’il y a de plus rigolo… »

L’arrivée de madame Peloux trouva Chéri occupé à son divertissement, pâle, immobile devant le jardin ruisselant et mordillant une cigarette éteinte. Il ne sourcilla pas à l’entrée de sa mère.

– Vous voilà bien matinale, ma bonne mère, dit-il.

– Et toi levé du mauvais pied, il me semble, riposta-t-elle.

– Pure illusion. Y a-t-il des circonstances atténuantes à votre activité, au moins ?

Elle leva les yeux et les épaules vers le plafond. Un petit chapeau de cuir, sportif et gamin, descendait en visière sur son front.

– Mon pauvre petit, soupira-t-elle, si tu savais ce que j’entreprends en ce moment… Si tu savais quelle œuvre grandiose…

Il scrutait du regard, sur le visage de sa mère, les profonds sillons en guillemets autour de la bouche, la courte vague molle du double menton dont le flux et le reflux couvraient, puis découvraient le col du manteau imperméable. Il soupesait les poches mouvantes des paupières inférieures, en répétant pour lui-même : « Cinquante-huit… Soixante… »

– Sais-tu à quelle tâche je me voue, le sais-tu ?

Elle prit un temps, ouvrit plus grands ses grands yeux cernés d’un trait de crayon noir :

– Je ressuscite les thermes de Passy. Les Thermes de Passy. Oui, naturellement, ça ne te dit rien, à toi. Les sources sont là, en dessous de la rue Raynouard, à deux pas. Elles dorment, elles ne demandent qu’à être réveillées. Des eaux extrêmement actives. Si nous savons nous y prendre, c’est la ruine d’Uriage, l’effondrement de Mont-Dore peut-être, – mais ce serait trop beau je me suis déjà assuré le concours de vingt-sept médecins suisses. Le Conseil municipal de Paris, travaillé par Edmée et par moi… C’est d’ailleurs pour ça que je viens, j’ai manqué ta femme de cinq minutes… Qu’est-ce que tu as ? Tu ne m’écoutes pas ?

Il s’entêtait à allumer sa cigarette humide. Il y renonça, la jeta sur le balcon où les grosses gouttes de pluie rejaillissaient comme des sauterelles, et toisa sa mère sérieusement.

– Je vous écoute, dit-il. Et même, je sais d’avance ce que vous voulez me dire. Je la connais, votre affaire. Elle s’appelle : combines, trucs, pots-de-vin, parts de fondateur, couvertures américaines, haricots secs, etc… Vous ne pensez tout de même pas que je suis sourd ou aveugle, depuis un an ? Vous êtes des méchantes et des vilaines, voilà tout. Je ne vous en veux pas.

Il se tut et s’assit, en tourmentant par habitude, au-dessus de sa mamelle droite, ses deux petites cicatrices jumelles. Il contemplait le jardin vert battu de pluie, et sur son visage détendu luttaient la lassitude et la jeunesse, celle-là creusant la joue, noircissant l’orbite, celle-ci intacte sur l’arc ravissant et la pulpe élastique des lèvres, sur l’aile duvetée de la narine, dans la noire abondance de la chevelure.

– Eh bien, dit enfin Charlotte Peloux, j’en entends ! La morale se niche où elle peut. J’ai donné le jour à un censeur.

Il ne sortit point de son mutisme ni de son immobilité.

– Et tu le juges, ce pauvre monde pourri, du haut de quoi ? De ton honnêteté, sans doute ?

Sanglée de cuir comme un reître, elle se montrait égale à elle-même et prête à combattre. Mais Chéri semblait en avoir fini avec toutes les batailles.

– De mon honnêteté… Peut-être. Si j’avais cherché le mot, je n’aurais pas trouvé celui-là. C’est vous qui me le fournissez. Va pour honnêteté.

Elle ne répondit rien, remettant à plus tard l’offensive. Elle se tut pour donner toute son attention à l’aspect singulier de son fils. Il tenait ses genoux écartés, ses coudes sur ses genoux, et croisait fortement les mains. Il regardait toujours le jardin ployé sous le fouet de la pluie et il soupira au bout d’un moment sans détourner la tête :

– Vous croyez que c’est une vie ?

Elle ne faillit point à lui demander :

– Quelle vie ?

Il souleva et laissa retomber un de ses bras.

– Ma vie. La vôtre. Tout ça. Tout ce qu’on voit.

Madame Peloux eût un moment d’hésitation, puis jeta son manteau de cuir, alluma une cigarette et s’assit à son tour.

– Tu t'ennuies ?

Séduit par la douceur inusitée d’une voix qui se faisait aérienne et précautionneuse, il fut naturel et presque confiant.

– M’ennuyer ? Non, je ne m’ennuie pas. Pourquoi voulez-vous que je m’ennuie ? Je suis un peu… comment ? un peu soucieux, voilà tout.

– De quoi ?

– De tout. De moi, et même de vous.

– Tu m’en vois surprise.

– Moi aussi. Ces types… cette année… cette paix…

Il écartait les doigts, comme s’il les eût sentis poissés ou enlacés d’un cheveu trop long.

– Tu dis ça comme on disait : « cette guerre… »

Elle lui posa une main sur l’épaule, et baissa le ton avec intelligence :

– Qu’est-ce que tu as ?

Il ne supporta pas le poids interrogateur de cette main, et se leva, s’agita, d’une manière incohérente.

– J’ai que tout le monde est des salauds. Non, supplia-t-il en voyant sur le visage maternel une hauteur apprêtée, non, ne recommencez pas. Non, les personnes présentes ne sont pas exceptées. Non, je ne comprends pas que nous vivons un temps magnifique, une aube comme ci et une résurrection comme ça. Non, je ne suis pas en colère, je ne vous aime pas moins, je n’ai pas mal au foie. Mais je crois bien que je suis à bout.

Il se promena en faisant craquer ses phalanges, et huma l’embrun douceâtre que la lourde pluie vaporisait en frappant le balcon. Charlotte Peloux jeta son chapeau et ses gants rouges, en donnant à son geste un caractère de pacification.

– Explique-toi, petit. Nous sommes tout seuls.

Elle lissait en arrière sa chevelure rouge de vieille dame, taillée garçonnièrement, et sa robe amadou la moulait comme une bâche moule un tonnelet. « Une femme… Elle a été une femme… Cinquante-huit…, soixante… » songeait Chéri. Elle tourna vers lui son bel œil velouté, plein d’une coquetterie maternelle dont il avait oublié depuis bien longtemps le féminin pouvoir. À l’attrait soudain du regard de sa mère, il entrevit le danger, la difficulté de l’explication où elle le menait. Mais il se sentait veule et désert, sollicité par ce qui lui manquait. L’espoir d’offenser, en outre, le poussa.

– Oui, répondit-il à lui-même. Vous avez les couvertures, les pâtes alimentaires, les légions d’honneur. Vous rigolez avec les séances de la Chambre et l’accident du fils Lenoir. Mme Caillaux vous passionne, et les thermes de Passy. Edmée, c’est son bazar à blessés et son médecin en chef. Desmond, il cuisine dans les dancings, le commerce des vins, le placement des poules. Filipesco, il carotte des cigares aux américains et aux hôpitaux pour les revendre dans les boîtes de nuit. Jean de Pouzac, il est dans les stocks, – c’est tout dire… Quelle clique… Enfin…

– Tu oublies Landru, insinua Charlotte.

Il glissa vers elle un clin d’œil égayé, un muet compliment dédié à l’humour méchant qui rajeunissait la championne fanée.

– Landru, ça ne compte pas, c’est une affaire qui sent l’avant-guerre. C’est normal. Landru. Mais le reste… Enfin… Enfin bref tout le monde est des salauds, et… et ça ne me convient pas. Voilà.

– C’est bref en effet, mais pas très clair, dit Charlotte au bout d’un moment. Tu nous habilles bien. Remarque que je ne dis pas que tu aies tort. J’ai les qualités de mes défauts, moi, et rien ne me fait peur. Seulement, ça ne m apprends pas où tu veux en venir.

Chéri se balança gauchement sur son siège. Il nouait ses sourcils entre ses yeux et ramenait en avant la peau de son front comme pour retenir un chapeau que le vent soulève.

– Où j’en veux venir… Je ne sais pas, moi. Je voudrais que les gens ne soient pas des salauds, je veux dire, pas uniquement des salauds… Ou bien je voudrais simplement ne pas m’en apercevoir.

Il exprimait une timidité, un besoin de composer avec son malaise, tels que Charlotte s’en égaya :

– Mais pourquoi t’en aperçois-tu ?

– Ah voilà… Justement, voilà.

Il lui sourit d’un sourire désarmé, et elle remarqua combien le visage de son fils devenait moins jeune dans le sourire. « On devrait tout le temps lui annoncer des malheurs », se dit-elle, « ou bien le mettre hors de lui. La gaieté ne l’embellit pas ». À son tour, elle laissa échapper, dans une bouffée de fumée, une naïveté ambiguë :

– Avant, tu ne t’en apercevais pas, de tout ça.

Il releva la tête d’un vif mouvement :

– Avant ? Avant quoi ?

– Avant la guerre, voyons.

– Ah ! oui…, murmura-t-il, déçu. Non, avant la guerre évidemment… Mais avant la guerre, je ne voyais pas tout ça du même œil.

– Pourquoi ?

Ce simple mot le laissa muet.

– Je te dis, railla Charlotte, que tu es devenu honnête !

– Vous ne voudriez pas admettre, par hasard, que je le suis simplement resté ?

– Non, non. Ne confondons pas.

Elle discutait, les joues rouges, avec une passion de devineresse.

– Ton genre de vie avant la guerre, tout de même – je me mets à la place des gens qui n’ont pas les idées larges et qui ne voient les choses que du dehors, comprends-moi !

Ce genre d’existence-là, tout de même, ça a un nom !

– Si vous voulez, acquiesça Chéri. Et puis ?

– Eh bien, ça implique une… une manière de voir. Tu as vu l’existence du point de vue du gigolo.

– C’est bien possible, dit Chéri indifférent. Après ? Vous y voyez du mal ?

– Certainement non, protesta Charlotte avec une simplicité d’enfant. Mais n’est-ce pas, il y a un temps pour tout.

– Oui…

Il soupira profondément, la tête levée vers le ciel, masqué de nues et de pluie :

– Il y a un temps pour être jeune et un temps pour être moins jeune. Il y a un temps pour être heureux … Vous croyez que j’avais besoin de vous pour m’en apercevoir ?

Elle manifesta une agitation subite, alla et vint à travers la pièce, le fessier rond et serré dans sa robe, épaisse et preste comme une petite chienne engraissée, et revint se camper en face de son fils.

– Eh bien, mon chéri, te voilà bien embarqué, je le crains, pour une bêtise.

– Laquelle ?

– Oh ! il n’y en a pas tant. Le couvent. Ou une île déserte. Ou l’amour.

Chéri sourit d’étonnement.

– L’amour ? Vous voulez que… L’amour avec…

Il désignait, du menton, le boudoir d’Edmée, et le visage de Charlotte étincela :

– Qui te parle d’elle ?

Il rit, et reprit sa grossièreté par instinct de préservation :

– Vous, dans une minute vous allez m’offrir de l’américaine !

D’un haut-le-corps théâtral elle se défendit :

– De l’américaine ? Vraiment Et pourquoi pas une femme en caoutchouc pour marins, aussi ?

Il approuva ce dédain chauvin de technicienne. Depuis son enfance il savait qu’une française ne déchoit pas à cohabiter avec un étranger, pourvu qu’elle l’exploite ou qu’il la ruine. Il connaissait par cœur la liste des qualificatifs outrageants dont une courtisane autochtone flétrit, à Paris, l’étrangère dissolue. Mais il déclina l’offre, sans ironie, et Charlotte écarta ses petits bras, avança une lèvre de clinicien qui avoue son impuissance.

– Je ne te propose pas de travailler… risqua-t-elle avec pudeur.

Chéri chassa d’un tour d’épaules la suggestion importune :

– Travailler, répéta-t-il… Travailler, ça veut dire fréquenter des types… on ne travaille pas seul, à moins de peindre des cartes postales ou de coudre en chambre… Ma pauvre mère, vous ne savez pas que si les types me dégoûtent, les femmes ne m’inspirent pas mieux. La vérité, c’est que je ne peux plus voir les femmes non plus, acheva-t-il courageusement.

– Mon Dieu ! piaula Charlotte.

Elle joignait les mains comme devant un cheval tombé, mais son fils lui imposa durement le silence, d’un geste, et elle admira la virile autorité de ce beau jeune homme qui venait d’avouer sa particulière impuissance.

– Chéri !… Mon petit garçon !…

Il tourna vers elle un doux regard vide, qui mendiait vaguement.

Elle plongea dans ces larges prunelles dont le blanc pur, les longs cils, la secrète émotion peut-être exagéraient l’éclat. Elle voulut descendre, par ces brèches magnifiques, jusqu’à un cœur obscur, qui avait commencé son battement jadis près de son propre cœur. Chéri semblait ne pas se défendre et se délecter d’être hypnotiquement violenté. Charlotte avait déjà vu son fils malade, irrité, sournois. Elle ne l’avait jamais vu malheureux. Elle en ressentit une exaltation singulière, l’enivrement qui jette une femme aux pieds d’un homme, à l’heure où elle rêve de changer l’inconnu désespéré en inconnu inférieur, c’est-à-dire de lui faire oublier son désespoir.

– Écoute, Chéri…, murmura-t-elle très bas. Écoute… Tu devrais… Attends, voyons, laisse-moi au moins parler…

Il l’interrompit d’un furieux hochement de tête, et elle cessa d’insister. Elle rompit le long échange de leurs regard, reprit son manteau, coiffa son petit chapeau de cuir et s’en alla vers la porte. Mais en passant près de la table elle s’arrêta et prit le téléphone avec négligence.

– Tu permets, Chéri ?

Il consentit d’un signe, et elle se mit à nasiller comme une clarinette :

– Allo. … allo… Allo… Passy, vingt-neuf deux fois. Deux fois, mademoiselle. Allo… c’est toi Léa ? Mais bien sûr, c’est moi. Quel temps, hein… Ne m’en parle pas ! Oui, très bien. Tout le monde très bien. Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ? Tu ne bouges pas ? Ah je te reconnais là, grande sybarite ! Moi, oh ! tu sais, je ne m’appartiens plus… Oh ! mais non, il ne s’agit plus de ça, c’est bien autre chose ! Une réalisation grandiose… Ah ! non, pas par téléphone !… À n’importe quelle heure tu es chez toi ? Bon. C’est bien commode. Merci. Au revoir, ma Léa !

Elle reposa l’appareil et ne montra plus que son dos convexe. En s’éloignant elle aspirait, puis rejetait des jets de fumée bleue, et elle disparut en même temps que son nuage, comme un enchanteur qui a rempli sa mission.

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