VII

– Alors, elle me dit : « Je sais d’où vient le coup, c’est encore Charlotte qui m’a fait des histoires… C’est bien fait », je lui dis, « tu n’as qu’à ne pas fréquenter Charlotte comme tu fais, et à ne pas tout lui confier ». Elle me répond : « Je suis plus habituée à Charlotte qu’à Spélélïeff, et depuis plus longtemps. Je t’assure que Charlotte, Neuilly, le bésigue et le petit me manqueraient plus que Spélélïeff, on ne se refait pas. » « N’empêche, je lui dis ; que ça te coûte cher, ta confiance en Charlotte ». « Oh ! bien, qu’elle me dit, il faut bien payer ce qui est bon. » Tu la reconnais là, grande et généreuse toujours, mais pas dupe. Et là-dessus, elle s’en va passer sa robe pour les courses, elle me dit qu’elle allait aux courses avec un gigolo…

– Avec moi ! cria Chéri aigrement. Je le sais, peut-être ?

– Je ne te conteste pas. Je te répète les choses comme elles se sont passées. Une robe blanche, en soie de Chine blanche, exotique, avec une bordure en broderie chinoise véritable bleue, la même robe que tu lui vois ici sur la photo prise aux courses. Et rien ne m’ôtera de l’idée que l’épaule d’un homme qu’on voit derrière elle, c’est toi.

– Apporte-la moi, ordonna Chéri.

La vieille femme se leva, retira les punaises rouillées qui fixaient au mur la photographie et l’apporta à Chéri. Couché sur le divan algérien, il souleva sa tête décoiffée et ne jeta qu’un coup d’œil sur l’instantané qu’il lança à travers la pièce.

– Tu m’as jamais vu des cols qui bâillent par derrière, et une jaquette pour aller aux courses ? Allez, allez, autre chose celle-là ne m’amuse pas.

Elle fit entendre un « tt ! tt ! » de blâme timide, plia ses genoux raides pour ramasser le carton, et ouvrit la porte qui donnait accès sur le vestibule.

– Où vas-tu ? cria Chéri.

– L’eau de mon café bout, je l’entends. Je vais la verser.

– Bon. Mais reviens après !

Elle disparut dans un bruit de taffetas usé et de pantoufles sans talons. Seul, Chéri reposa sa nuque contre le coussin de moquette à dessins tunisiens. Une robe japonaise neuve et éclatante, brodée de glycines roses sur un fond couleur d’améthyste remplaçait son veston et son gilet. Une cigarette fumée trop longtemps lui séchait la lèvre et ses cheveux en éventail, touchant ses sourcils, couvraient à demi son front.

Aucune ambiguïté, ne lui venait du vêtement féminin ni des fleurs brodées ; mais une souveraineté ignominieuse donnait à tous ses traits leur juste valeur. Il semblait brûler de nuire et de détruire, et la photographie lancée par sa main avait volé comme une lame. Des os délicats et durs remuaient dans ses joues selon la contraction rythmée des mâchoires. La lumière blanche et noire de ses yeux jouait dans l’ombre comme la crête du flot qui appelle et retient, la nuit, le rayon de la lune…

Mais quand il fut seul il appuya lourdement sa tête au coussin et il ferma les yeux.

– Seigneur ! s’exclama la Copine en rentrant, tu ne seras pas plus beau quand tu seras mort ! J’ai du café frais. En veux-tu ? Il a un arôme qui vous transporte aux îles bienheureuses…

– Oui. Deux morceaux.

Il lui parlait bref, et elle obéissait avec une douceur qui cachait peut-être un profond plaisir d’esclave.

– Tu n’as guère mangé, à dîner ?

– J’ai assez mangé.

Il but son café sans se lever, appuyé sur un coude. Une portière orientale, drapée en dais, descendait du plafond au-dessus du divan, abritant un Chéri d’ivoire, d’émail, de soie précieuse, couché sur une vieille laine rase pénétrée de poussière.

Sur une table de cuivre, la Copine disposa le café, une lampe à opium coiffée de son chapeau de verre, deux pipes, le pot de pâte, la tabatière d’argent pour la cocaïne, un flacon dont le bouchon solidement enfoncé ne maîtrisait pas tout à fait la froide et traîtresse expansion de l’éther. Elle y joignit un jeu de tarots, un étui à jeu de poker, une paire de lunettes, puis elle s’assit, avec une componction de garde-malade.

– Je t’ai déjà appris, gronda Chéri, que toute cette panoplie ne m’intéresse pas.

Elle protesta, de ses deux mains tendues, blanches à écœurer. Chez elle, elle adoptait, disait-elle, un « genre Charlotte Corday », la chevelure lâche, de grands fichus de linon blanc croisés sur son deuil poussiéreux, et toute ressemblante, ensemble digne et déchue, à mainte héroïne de la Salpêtrière.

– Ça ne fait rien, Chéri. C’est en cas. Et je suis si contente de voir tout mon petit fourbi là, sous mes yeux, bien en ordre. L’arsenal du rêve ! Les munitions du délire, la porte d’or des illusions !

Elle hochait sa longue tête, levait au plafond des yeux compatissants de grand’mère qui se ruine en joujoux. Mais son hôte ne touchait à aucun philtre. Une sorte d’honorabilité physique survivait en lui, et son dédain des drogues rejoignait son dégoût des maisons publiques.

Depuis un nombre de jours qu’il ne comptait pas, il entrait quotidiennement dans ce trou noir, où veillait cette Parque asservie. Il donnait de l’argent, sans bonne grâce et sans discussion, pour les repas, le café, les liqueurs de la Copine, et pour ses provisions personnelles de cigarettes, de glace, de fruits et de sirops. Il avait chargé son îlote d’acheter le somptueux vêtement japonais, des parfums, des savons fins. Moins cupide qu’enivrée de complicité, elle se vouait à Chéri avec un zèle où revivait son prosélytisme d’autrefois, le bénisseur et coupable empressement qui déshabillait et baignait la pucelle, cuisait la perle d’opium, versait l’alcool ou l’éther. Apostolat déçu, car l’hôte singulier n’amenait point de femelles, buvait des sirops, s’étendait sur le vieux divan et commandait seulement :

– Parle.

Elle parlait, et croyait parler à sa guise. Mais il gouvernait, tantôt brutal, tantôt subtil, un cours boueux et lent de souvenirs. Elle parlait comme une couturière à la journée, avec la continuité, la monotonie enivrante des femmes qui s’adonnent aux tâches longues et immobiles. Mais elle ne cousait jamais, et révélait ainsi son incurie aristocratique d’ancienne prostituée. Elle épinglait, en parlant, un pli sur un trou ou sur une tache, et reprenait un travail de tarots et de réussites. Elle se gantait pour moudre le café acheté par la femme de ménage, et maniait sans dégoût des cartes qu’obscurcissait un glacis de crasse.

Elle parlait et Chéri écoutait la voix anesthésiante, le bruit des pieds feutrés et traînants. Dans le gîte négligé, il reposait en robe magnifique. Sa gardienne ne se risquait pas à questionner. Il lui suffisait de reconnaître, dans l’abstention totale, la monomanie. Elle servait un mal mystérieux, mais un mal. Elle convoqua, à tout hasard et comme par ponctualité, une très jolie jeune femme, enfantine et gaie professionnellement. Chéri ne la regarda ni plus ni moins qu’un petit chien et dit à la Copine :

– C’est fini, ces mondanités ?

Elle ne se fit pas tancer deux fois, et il n’eût jamais besoin de lui demander le secret. Un jour, elle fut sur le chemin d’une vérité banale et proposa à Chéri la compagnie d’une ou deux amies du bon temps, par exemple Léa… Il ne sourcilla point :

– Personne. Ou bien je me cherche une autre crèmerie.

Une quinzaine passa, funèbre et réglée comme une vie religieuse, et qui ne pesa à l’un ni l’autre des deux reclus. Pendant le jour, la Copine allait à ses frivolités de vieille femme, pokers et whiskys, tripots clandestins, parlottes empoisonnées, déjeuners provinciaux dans l’étouffante obscurité d’un cabaret limousin ou normand… Chéri arrivait avec la première ombre du soir, parfois trempé de pluie. Elle reconnaissait le claquement de la portière du taxi, et ne demandait plus : « Mais pourquoi n’as-tu jamais ton auto ? »

Il partait après minuit, généralement avant le jour. Pendant les longues stations sur le divan algérien, la Copine le vit quelquefois trébucher dans le sommeil, y rester pris comme au piège, le cou tordu sur l’épaule, immobile pour peu d’instants. Elle ne dormait qu’après son départ, ayant oublié le besoin du repos. Un petit matin qu’il reprenait, posément, pièce à pièce, le contenu de ses poches – la clef et sa chaîne, le porte-billets, le petit revolver plat, le mouchoir, l’étui à cigarettes en or vert – elle osa questionner :

– Ta femme ne te cherche pas de raisons, quand tu rentres aussi tard ?

Chéri haussa ses longs sourcils au-dessus de ses yeux agrandis d’insomnie.

– Non. Pourquoi ? Elle sait bien que je ne fais rien de mal.

– C’est vrai qu’un enfant n’est pas plus raisonnable que tu l’es… Tu viens ce soir ?

– Je ne sais pas. Je verrai. Fais comme si je venais sûrement.

Il attachait encore un regard sur toutes les nuques blondes, tous les yeux bleus qui fleurissaient une paroi de son asile, et s’en allait, pour revenir fidèlement quelque douze heures plus tard.

***

Quand il avait amené la Copine, par des détours qu’il croyait savants, à parler de Léa, il déblayait le récit des déchets libertins qui le retardaient. « Passe, passe… » Il prononçait à peine le mot dont seuls les s sifflants coupaient et fouillaient le monologue. Il ne voulait entendre que des réminiscences sans venin, des glorifications purement descriptives… Il exigeait de la chroniqueuse un respect documentaire de la vérité, et la reprenait hargneusement. Il notait dans sa mémoire des dates, des couleurs, des noms d’étoffes, de localités, de couturiers.

– Qu’est-ce que c’est, de la popeline ? demandait-il à brûle-pourpoint.

– De la popeline ? C’est une étoffe soie et laine, sèche, tu sais, qui ne colle pas…

– Oui. Et du mohair ? Tu as dit : du mohair blanc.

– Le mohair, c’était un genre alpaga, en plus tombant, tu vois ? Léa craignait le linon en été, elle prétendait que c’était bon pour le linge de corps et les mouchoirs… Elle avait du linge de reine, tu t’en rappelles, et au moment de cette photo-là… oui, la belle aux grandes jambes… on n’était pas au linge plat comme aujourd’hui. C’était des ruchés et des ruchés, une écume, une neige, et des pantalons, mon petit, à vous donner le vertige, les côtés en chantilly blanc, le milieu en chantilly noir, tu vois l’effet !… Tu le vois ?

« Écœurant, pensait Chéri. Écœurant. Le milieu en chantilly noir. Une femme ne met pas de milieux en chantilly noir pour elle seule. Elle portait ça devant qui ? pour qui ? » Il revoyait le geste de Léa quand il entrait dans la salle de bains ou dans le boudoir, le geste furtif de la gandourah recroisée. Il revoyait la chaste confiance du corps rosé, nu dans la baignoire, rassuré par l’eau laiteuse qu’une essence troublait…

« Mais pour d’autres, des pantalons en Chantilly… »

Il rejeta à terre, d’un coup de pied, l’un des coussins de moquette bourré de foin.

– Tu as trop chaud, Chéri ?

– Non. Passe-moi un peu la photographie, la grande, encadrée… Tourne le truc de ta lampe de table. Encore… là.

Perdant sa prudence habituelle, il étudia de son œil perçant des détails qui lui furent nouveaux, presque rafraîchissants.

« Une ceinture haute, avec des camées… Jamais vu ça chez elle. Et des cothurnes à l’antique. Elle avait un maillot ? Non, naturellement, les doigts de pied sont nus. Écœurant… »

– Chez qui le portait-elle, ce costume ?

– Je ne sais plus bien… Une soirée de cercle, je crois… Ou chez Molier…

Il rendit le cadre, à bout de bras, dédaigneux et ennuyé en apparence. Il partit peu après, sous un ciel encore fermé, par une fin de nuit qui sentait la fumée de bois et le lavoir.

Il changeait sensiblement et ne s’en rendait guère compte. À manger et dormir peu, marcher et fumer beaucoup, il perdait du poids, troquait sa vigueur évidente contre une légèreté, un faux rajeunissement que la lumière du jour récusait. Chez lui, il vivait à sa guise, acceptait ou fuyait des convives, des passants qui ne savaient de lui que son nom, sa beauté peu à peu pétrifiée et comme corrigée par un ciseau accusateur, et son inconcevable aisance à les ignorer.

Il porta ainsi jusqu’aux derniers jours d’octobre son paisible et bureaucratique désespoir. L’hilarité le prit, un après-midi, à cause d’un mouvement de fuite involontaire qu’il surprit chez sa femme. Il s’éclaira soudain d’une gaîté d’immunisé : « Elle me croit fou, quelle chance ! »

Sa gaîté ne dura point, car il réfléchit que, du méchant ou du fou, l’avantage est pour le méchant. Effrayée par le fou, Edmée ne fût-elle pas demeurée là, mordant sa lèvre et refoulant ses larmes, afin de conquérir le méchant ?

« On ne me croit même plus méchant », pensa-t-il avec amertume. « C’est que je ne le suis plus. Ah ! quel mal m’a fait la femme que j’ai quittée… D’autres l’ont laissée pourtant, elle en a laissé d’autres… Comment vivent, à cette heure, Bacciocchi, par exemple, Septfons, Spéléïeff, tous les autres ?… Mais qu’ont de commun tous les autres et moi ?… Elle m’appelait « petit bourgeois » parce que je comptais les bouteilles dans sa cave. Petit bourgeois, homme fidèle, grand amoureux, voilà mes noms, voilà mes vrais noms, et elle, toute vernie de larmes à mon départ c’est pourtant elle, Léa, qui me préfère la vieillesse, elle qui compte sur ses doigts, au coin du feu : « J’ai eu Chose, Machin, Chéri, Un tel… » Je croyais qu’elle était à moi, et je ne m’apercevais pas que j’étais seulement un de ses amants. De qui puis-je ne pas rougir, à présent ?… »

Rompu à une gymnastique d’impassibilité, il s’occupait à subir le capricieux ravage en possédé digne de son démon. Orgueilleux, l’œil sec, la main ferme tenant l’allumette enflammée, il surveillait de biais sa mère qu’il sentait attentive. Ayant allumé sa cigarette, il se serait, pour un peu, pavané devant un public invisible, il eût nargué « hein ? » ses tourmenteurs. Confuse, la force qui naît de la dissimulation et de la résistance se formait péniblement, au plus profond de lui-même, et il goûtait l’excès de son détachement, avec l’obscure prescience qu’un paroxysme peut s’utiliser et s’exploiter comme une accalmie, et que l’on trouve alors en lui le conseil que refuse la sérénité. Enfant, Chéri profitait souvent d’une colère réelle pour développer une irritation intéressée. Aujourd’hui, il se rapprochait déjà du point où, parvenu à une détresse formelle, il s’en remettrait à elle du soin de tout conclure…

Un après-midi de septembre balayé de vent actif et de feuilles voguant horizontales, un après-midi de crevasses bleues dans le ciel et de gouttes d’eau éparses, appelait Chéri vers son noir abri, vers sa servante de noir vêtue avec un peu de blanc sur le poitrail, comme les chats des poubelles. Il se sentait léger, avide des confidences qui étaient comme l’arbouse douceâtres, et comme elle armées d’épines. Il se chantait par avance des mots, des phrases qui avaient une vertu mal définie : « Son chiffre brodé en cheveux, mon petit, en cheveux blonds de sa tête sur son linge… une œuvre des fées ! La masseuse lui ôtait les poils des mollets à la pince, un à un… »

Il quitta la fenêtre et se retourna. Charlotte, assise contemplait son fils de bas en haut, et il vit, sur l’eau inapaisable des grands yeux, se former une lueur convexe, mobile, cristalline, prodigieuse, qui se détacha de la prunelle mordorée et que le feu de la joue congestionnée, sans doute, volatilisa… Chéri se sentit flatté et égayé : « Qu’elle est gentille ! Elle me pleure !… »

Il trouva, une heure après, sa vieille complice à son poste. Mais elle était coiffée d’une sorte de chapeau de curé, empaquetée d’un ciré noir, et elle tendit à Chéri un papier bleu qu’il écarta.

– Quoi ?… Je n’ai pas le temps. Explique ce qu’il y a dessus.

La Copine leva sur lui un regard perplexe :

– C’est ma mère.

– Ta mère ? Tu rigoles ?

Elle essaya d’être offensée.

– Je ne rigole pas du tout. Respect aux mânes ! Elle est morte.

Elle ajouta en façon d’excuse :

– Elle avait quatre-vingt-trois ans.

– Mes compliments. Tu sors ?

– Non, je pars.

– Pour où ?

– Pour Tarascon et de là, un petit embranchement local qui me met…

– Combien de temps ?

– Quatre, cinq jours… au moins… Il y a le notaire à voir, à cause du testament, parce que ma sœur cadette…

Il éclata, les bras au ciel :

– Une sœur, à présent ! Pourquoi pas quatre enfants ?

Il entendit que sa propre voix criait sur un ton haut et imprévu, et il se maîtrisa.

– Bon, bien. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, à tout ça ? Pars, pars…

– J’allais te laisser un mot, je prends sept heures trente.

– Prends sept heures trente.

– L’heure des obsèques n’est pas marquée sur la dépêche, ma sœur me parle seulement de la mise en bière, le climat est très chaud là-bas, on sera forcé de faire vite, il n’y a que les formalités qui me retiendraient. Avec les formalités, on n’est pas maître…

– Évidemment, évidemment.

Il marchait, de la porte au mur des photographies, du mur à la porte. Au passage, il heurtait un sac de voyage affaissé. La cafetière et les tasses fumaient sur la table.

– Je t’ai fait du café, à tout hasard…

– Merci.

Ils burent debout, comme dans une gare, et le froid des départs serrait la gorge de Chéri, qui grelottait secrètement des mâchoires.

– Alors, au revoir, mon petit, dit la Copine. Tu penses que je me dépêcherai.

– Au revoir. Fais un bon voyage.

Ils se touchèrent la main, et elle n’osa pas l’embrasser.

– Tu ne restes pas ici un petit moment ?

Il regarda autour de lui avec agitation.

– Non. Non.

– Prends la clef ?

– Pourquoi faire ?

– Tu es chez toi, ici. Tu as tes habitudes. J’ai dit à Maria de venir à cinq heures faire une flambée et le café, tous les jours… Prends toujours ma clef ?

Il prit mollement une clef qu’il trouva énorme. Dehors, il eut envie de la jeter, ou de la reporter chez la concierge.

Enhardie, la vieille femme lui fit, entre le vestibule et le trottoir, les recommandations dont elle eût chargé un enfant de douze ans.

– L’électricité est à main gauche en entrant. La bouilloire est toujours sur le gaz dans la cuisine, il n’y a qu’une allumette à passer dessous… Ta robe japonaise, les ordres sont donnés à Maria qu’elle soit pliée sur le coin du divan, et les cigarettes à leur place.

Chéri répondait « oui, oui » de la tête, de l’air insouciant et courageux qu’arborent les lycéens, le matin de la rentrée. Et lorsqu’il fut seul il ne se moqua pas de sa servante aux cheveux teints, qui cotait à leur prix les dernières prérogatives et les plaisirs d’un abandonné.

Il sortit, le matin suivant, d’un rêve indéchiffrable au sein duquel des passants s’empressaient et couraient tous dans le même sens. Il les connaissait tous, bien qu’il ne les vît que de dos. Il nommait au passage sa mère, Léa nue singulièrement et essoufflée, Desmond, la Copine, le fils Maudru… Edmée fut la seule à se retourner et à sourire d’un grinçant petit sourire de martre. « Mais c’est la martre que Ragut avait prise dans les Vosges ! » s’écriait Chéri dans son rêve et, cette découverte lui causait un plaisir démesuré. Puis il nommait et comptait encore ceux qui couraient dans le même sens, et se disait : « Il en manque un… Il en manque un… » Hors du songe déjà, en deçà du réveil encore, il lui fut révélé que le manquant n’était autre que lui-même : « Je vais y retourner »… Mais l’effort d’insecte englué qui tendit tous ses membres élargit entre ses paupières une barre bleue, et il émergea dans une réalité où il gaspillait ses forces et ses heures. Il étendit ses jambes, les baigna dans une région fraîche des draps : « Edmée est levée depuis longtemps ».

Sous la fenêtre, un jardin nouveau, d’anthémis jaunes et d’héliotropes, le surprit, il ne se souvenait que du jardin d’été, bleu et rose. Il sonna, et son coup de sonnette suscita une femme de chambre inconnue, qu’il interrogea.

– Où est Henriette ?

– Je la remplace, Monsieur.

– Depuis quand ?…

– Mais… depuis un mois…

Il fit : « ah ! » comme il eût dit « tout s’explique ».

– Où est Madame ?

– Madame vient, Monsieur, elle est prête à sortir.

Edmée entra en effet, vive, mais marquant sur le seuil un arrêt dont Chéri s’amusa intérieurement. Il se donna le plaisir d’inquiéter un peu plus sa femme en s’écriant : « Mais, c’est la martre de Ragut ! » et les beaux yeux châtains vacillèrent une seconde sous les siens.

– Fred, je…

– Oui, tu sors. Je ne t’ai pas entendue te lever ?

Elle rougit très faiblement.

– Ça n’a rien d’extraordinaire, je dors si mal ces nuits-ci que j’ai fait mettre des draps au divan, dans le boudoir… Tu ne fais rien de spécial aujourd’hui, n’est-ce pas ?

– Si, dit-il sombrement.

– C’est grave ?

– Très grave.

Il prit un temps, et acheva d’un ton léger :

– Je vais me faire couper les cheveux.

– Mais tu déjeunes ?

– Non, je mangerai une côtelette dans Paris, j’ai pris rendez-vous chez Gustave à deux heures un quart. L’employé qui vient d’habitude est malade.

Le mensonge fleurissait sur sa bouche sans effort, courtois, puéril. Parce qu’il mentait, il retrouvait sa bouche d’enfant, arrondie en baiser et avancée coquettement, Edmée le regarda avec une sorte de complaisance masculine.

– Tu as bonne mine ce matin, Fred… Je me sauve.

– Tu prends sept heures trente ?

Elle le dévisagea, saisie, et partit si précipitamment qu’il en riait encore lorsqu’elle referma la porte du rez-de-chaussée.

« Ah ça fait du bien », soupira-t-il. « Comme on rit facilement quand on n’attend plus rien de personne… » Ainsi il intentait, en s’habillant, l’ascétisme, et la petite chanson fausse, à bouche fermée, qu’il fredonna, lui tint compagnie comme une nonne niaise.

Il descendit vers Paris qu’il avait oublié. La foule fit chanceler son équilibre paradoxal qui réclamait un vide de cristal et la routine de la douleur. Son image dans une glace, rue Royale, l’atteignit de face, et de la tête aux pieds, au moment où l’éclaircie de midi divisait des nuages pluvieux, et Chéri ne discuta pas avec cette image crue, nouvelle, dressée sur un fond de midinettes et de crieurs de journaux, flanquée de colliers de jade et de renards argentés. Il pensa que certain flottement intérieur, qu’il comparait au grain de plomb sautillant dans la balle de celluloïd, provenait de l’inanition, et il se réfugia dans un restaurant.

Le dos à la paroi vitrée, protégé du jour, il déjeuna d’huîtres fines, de poisson, de fruits. Des jeunes femmes proches, qui ne prenaient pas garde à sa présence, lui causèrent un agrément analogue à celui que donne un bouquet de violettes froides appliqué sur des paupières fermées. Mais l’arôme du café, soudain, rendit Chéri à l’urgence de se lever, d’aller au rendez-vous que lui assignait cet arôme de café frais. Avant d’obéir, il entra chez son coiffeur, tendit ses mains à la manucure et glissa, pendant que des paumes expertes substituaient leur volonté à la sienne, dans un moment d’inestimable repos.

L’énorme clef barrait sa poche. « Je n’irai pas, je n’irai pas… » À la cadence d’un tel refrain, ressassé, détergé de tout sens, il parvint sans peine à l’avenue de Villiers. Sa maladresse à tâtonner autour de la serrure, le grincement de la clef, accélérèrent un moment son cœur, mais une vivante tiédeur, dans le vestibule, apaisa tous ses nerfs.

Il avançait avec précaution, maître de cet empire de quelques pieds carrés qu’il possédait et ne connaissait pas. La femme de ménage stylée avait préparé, sur la table, l’inutile arsenal quotidien, et la braise mourait sous un velours de cendres chaudes, autour d’une cafetière de terre brune. Méthodiquement, Chéri retira de ses poches et rangea l’étui à cigarettes, la grosse clef, la petite clef, le revolver plat, le porte-billets, le mouchoir et la montre. Mais vêtu de la robe japonaise il ne s’étendit pas sur le divan. Il ouvrit des portes, scruta des placards, avec une curiosité silencieuse de chat. Un cabinet de toilette sommaire, féminin quand même, fit reculer sa singulière pruderie. La chambre à coucher, meublée surtout d’un lit, et tendue elle aussi de ce rouge triste qui s’installe autour des existences déclinantes, sentait le vieux garçon et l’eau de Cologne, et Chéri revint au salon. Il alluma les deux appliques, le lustre à nœuds de ruban. Il écoutait les bruits faibles, expérimentait sur lui-même, seul pour la première fois dans le bas logis, le pouvoir de ceux, défunts ou passants, qui l’avaient peuplé. Il crut entendre et reconnaître un pas familier, son bruit de savates ou de pattes d’animal âgé, puis secoua la tête.

« Ce n’est pas elle. Elle ne sera là que dans huit jours. Et quand elle sera revenue, qu’aurai-je de plus dans ce monde ?… J’aurai… »

Il prêta mentalement l’oreille à la voix de la Copine, la voix usée de couche dehors… « Et donc que je te finisse l’histoire de l’engueulade aux courses, entre Léa et le père Mortier. Le père Mortier croyait qu’avec de la publicité dans le Gil Blas, il aurait tout ce qu’il voudrait de Léa. Ah la la ! mes enfants, quel bec de gaz !… Elle s’amène à Longchamp, bleue comme un rêve, posée comme une image dans sa victoria attelée de deux chevaux pie… »

Il releva la tête vers la paroi où, devant lui, souriaient tant d’yeux bleus, se rengorgeaient tant de cous moelleux au-dessus de seins impassibles :

« J’aurai cela. J’aurai seulement cela. Il est vrai que c’est peut-être beaucoup. C’est une grande chance que je l’aie retrouvée, elle, sur ce mur. Mais après l’avoir retrouvée, je ne peux plus que la perdre. Je suis encore accroché, comme elle, à ces quelques clous rouillés, à ces épingles fichées de travers. Combien de temps cela tiendra-t-il ? Pas longtemps. Et puis, je me connais, je redoute une exigence plus grande. Je peux tout d’un coup crier : « Je la veux ! il me la faut ! tout de suite ! Alors, que ferai-je ?… »

Il poussa le divan vers le mur illustré et s’y coucha. Ainsi couché, celles des Léa qui avaient les yeux baissés semblaient s’occuper de lui. « Mais ce n’est qu’un air qu’elles ont, je le sais bien. Qu’est-ce que tu comptais donc me laisser après toi, ma Nounoune, quand tu m’as renvoyé ? Tu as fait de la grandeur d’âme à bon compte, tu savais ce que c’était qu’un Chéri, tu ne risquais pas grand chose. Mais, toi de naître si longtemps avant moi, moi de t’aimer au-dessus des autres femmes, nous en avons été bien punis : te voilà finie et consolée que c’en est une honte, et moi… Moi, tandis que les gens disent : Il y a eu la guerre, je peux dire : il y a eu Léa. Léa, la guerre… Je croyais que je ne songeais pas plus à l’une qu’à l’autre, c’est l’une et l’autre pourtant qui m’ont poussé hors de ce temps-ci. Désormais, je n’occuperai partout que la moitié d’une place… »

Il attira à lui la table, pour consulter sa montre.

« Cinq heures et demie. La vieille ne sera là que dans huit jours… Et c’est le premier jour. Et si elle mourait en route ?… »

Il s’agita un peu sur son divan, fuma, se versa une tasse de café tiède.

« Huit jours. Il ne faudrait tout de même pas trop m’en demander. Dans huit jours… quelle histoire me racontera-t-elle ? Je sais par cœur celle des Drags, celle de l’engueulade à Longchamp, celle de la rupture, – et quand je les aurai toutes entendues, tellement et tellement, qu’est-ce qui viendra après ?… Plus rien. Dans huit jours, cette vieille que j’attends déjà comme si elle devait me faire une piqûre, cette vieille sera là, et… et elle ne m’apportera rien. »

Il tourna vers le portrait préféré un mendiant regard. Déjà la ressemblante image ne lui inspirait plus qu’une rancune, une extase, une palpitation diminuées. Il se tournait de côté et d’autre sur le sommier de moquette, et il imitait, malgré lui, les contractions musculaires de l’homme qui veut sauter de haut et n’ose.

Il s’excita à gémir tout haut et à répéter : « Nounoune… Ma Nounoune… » pour se faire croire qu’il était exalté. Mais il se tut, honteux, car il savait bien qu’il n’avait pas besoin d’exaltation pour prendre le petit revolver plat sur la table. Sans se lever, il chercha une attitude favorable, finit par s’étendre sur son bras droit replié qui tenait l’arme, colla son oreille sur le canon enfoncé dans les coussins. Son bras commença tout de suite de s’engourdir et il sut que s’il ne se hâtait pas ses doigts fourmillants lui refuseraient l’obéissance. Il se hâta donc, poussa quelques plaintes étouffées de geindre à l’ouvrage, parce que son avant-bras droit, écrasé sous son corps, le gênait, et il ne connut plus rien de la vie au delà d’un effort de l’index sur une petite saillie d’acier fileté.

FIN

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