MATERNITÉ

Sitôt mariée, ma sœur aux longs cheveux céda aux suggestions de son mari, de sa belle-famille, et cessa de nous voir, tandis que s'ébranlait l'appareil redoutable des notaires et des avoués. J'avais onze, douze ans, et ne comprenais rien à des mots comme « tutelle imprévoyante, prodigalité inexcusable », qui visaient mon père. Une rupture suivit entre le jeune ménage et mes parents. Pour mes frères et moi, elle ne fit pas grand changement. Que ma demi-sœur – cette fille gracieuse et bien faite, kalmoucke de visage, accablée de cheveux, chargée de ses tresses comme d'autant de chaînes – s'enfermât dans sa chambre tout le jour ou s'exilât avec un mari dans une maison voisine, nous n'y voyions ni différence ni inconvénient. D'ailleurs, mes frères, éloignés, ressentirent seulement les secousses affaiblies d'un drame qui tenait attentif tout notre village. Une tragédie familiale, dans une grande ville, évolue discrètement, et ses héros peuvent sans bruit se meurtrir. Mais le village qui vit toute l'année dans l'inanition et la paix, qui trompe sa faim avec de maigres ragots de braconnage et de galanterie, le village n'a pas de pitié et personne n'y détourne la tête, par délicatesse charitable, sur le passage d'une femme que des plaies d'argent ont, en moins d'un jour, appauvrie d'une enfant.

On ne parla que de nous. On fit queue le matin à la boucherie de Léonore pour y rencontrer ma mère et la contraindre à livrer un peu d'elle-même. Des créatures qui, la veille, n'étaient pourtant pas sanguinaires, se partageaient quelques-uns de ses précieux pleurs, quelques plaintes arrachées à son indignation maternelle. Elle revenait épuisée, avec le souffle précipité d'une bête poursuivie. Elle reprenait courage dans sa maison, entre mon père et moi, taillait le pain pour les poules, arrosait le rôti embroché, clouait, de toute la force de ses petites mains emmanchées de beaux bras, une caisse pour la chatte près de mettre bas, lavait mes cheveux au jaune d'œuf et au rhum. Elle mettait, à dompter son chagrin, une sorte d'art cruel, et parfois je l'entendis chanter. Mais, le soir, elle montait fermer elle-même les persiennes du premier étage, pour regarder – séparés de notre jardin d'En-Face par un mur mitoyen – le jardin, la maison qu'habitait ma sœur. Elle voyait des planches de fraisiers, des pommiers en cordons et des touffes de phlox, trois marches qui menaient à un perron-terrasse meublé d'orangers en caisses et de sièges d'osier. Un soir – j'étais derrière elle – nous reconnûmes sur l'un des sièges un châle violet et or, qui datait de la dernière convalescence de ma sœur aux longs cheveux. Je m'écriai : « Ah ! tu vois, le châle de Juliette ? » et ne reçus pas de réponse. Un bruit saccadé et bizarre, comme un rire qu'on étouffe, décrut avec les pas de ma mère dans le corridor, quand elle eut fermé toutes les persiennes.

Des mois passèrent, et rien ne changea. La fille ingrate demeurait sous son toit, passait raide devant notre seuil, mais il lui arriva, apercevant ma mère à l'improviste, de fuir comme une fillette qui craint la gifle. Je la rencontrais sans émoi, étonnée devant cette étrangère qui portait des chapeaux inconnus et des robes nouvelles.

Le bruit courut, un jour, qu'elle allait mettre un enfant au monde. Mais je ne pensais plus guère à elle, et je ne fis pas attention que, dans ce moment-là, justement, ma mère souffrit de demi-syncopes nerveuses, de vertiges d'estomac, de palpitations. Je me souviens seulement que l'aspect de ma sœur déformée, alourdie, me remplit de confusion et de scandale...

Des semaines encore passèrent... Ma mère, toujours vive, active, employa son activité d'une manière un peu incohérente. Elle sucra un jour la tarte aux fraises avec du sel, et au lieu de s'en désoler, elle accueillit les reproches de mon père avec un visage fermé et ironique qui me bouleversa.

Un soir d'été, comme nous finissions de dîner tous les trois, une voisine entra tête nue, nous souhaita le bonsoir d'un air apprêté, glissa dans l'oreille de ma mère deux mots mystérieux, et repartit aussitôt. Ma mère soupira : « Ah ! mon Dieu... » et resta debout, les mains appuyées sur la table.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda mon père.

Elle cessa avec effort de contempler fixement la flamme de la lampe et répondit :

– C'est commencé... là-bas...

Je compris vaguement et je gagnai, plus tôt que d'habitude, ma chambre, l'une des trois chambres qui donnaient sur le jardin d'En-Face. Ayant éteint ma lampe, j'ouvris ma fenêtre pour guetter, au bout d'un jardin violacé de lune, la maison mystérieuse qui tenait clos tous ses volets. J'écoutai, comprimant mon cœur battant contre l'appui de la fenêtre. La nuit villageoise imposait son silence et je n'entendis que l'aboiement d'un chien, les griffes d'un chat qui lacéraient l'écorce d'un arbre. Puis une ombre en peignoir blanc – ma mère – traversa la rue, entra dans le jardin d'En-Face. Je la vis lever la tête, mesurer du regard le mur mitoyen comme si elle espérait le franchir. Puis elle alla et vint dans la courte allée du milieu, cassa machinalement un petit rameau de laurier odorant qu'elle froissa. Sous la lumière froide de la pleine lune, aucun de ses gestes ne m'échappait. Immobile, la face vers le ciel, elle écoutait, elle attendait. Un cri long, aérien, affaibli par la distance et les clôtures, lui parvint en même temps qu'à moi, et elle jeta avec violence ses mains croisées sur sa poitrine. Un second cri, soutenu sur la même note comme le début d'une mélodie, flotta dans l'air, et un troisième... Alors je vis ma mère serrer à pleines mains ses propres flancs, et tourner sur elle-même, et battre la terre de ses pieds, et elle commença d'aider, de doubler, par un gémissement bas, par l'oscillation de son corps tourmenté et l'étreinte de ses bras inutiles, par toute sa douleur et sa force maternelles, la douleur et la force de la fille ingrate qui, si loin d'elle, enfantait.

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