« MODE DE PARIS »

« Vingt sous les premières, dix sous les secondes, cinq sous les enfants et les personnes debout. » Tel était autrefois le tarif de nos divertissements artistiques quand une troupe de comédiens ambulants s'arrêtait, pour un soir, dans mon village natal. L'appariteur, chargé d'avertir les treize cents âmes du chef-lieu de canton, annonçait l'événement le matin, vers dix heures, au son du tambour. La ville prenait feu sur son passage. Des enfants, comme moi, sautaient sur place avec des cris aigus. Des jeunes filles, encornées de bigoudis, se tenaient immobiles un moment et frappées de stupeur heureuse, puis couraient comme sous la grêle. Et ma mère se plaignait, non sans mauvaise foi : « Grands dieux ! Minet-Chéri, tu ne vas pas me traîner au Supplice d'une femme ? C'est si ennuyeux ! La femme au supplice, ce sera moi... » Cependant elle préparait les cisailles et les madeleines pour gaufrer elle-même son plus joli « devant » de lingerie fine...

Lampes fumeuses à réflecteurs de fer-blanc, banquettes plus dures que les bancs de l'école, décor de toile peinte écaillée, acteurs aussi mornes que des animaux captifs, de quelle tristesse vous ennoblissiez mon plaisir d'un soir... Car les drames m'imprégnaient d'une horreur froide, et je n'ai jamais pu m'égayer, toute petite, à des vaudevilles en loques, ni faire écho à des rires de comique souffreteux.

Quel hasard amena un jour chez nous, pourvue de décors, de costumes, une vraie troupe de comédiens nomades, tous gens vêtus proprement, point trop maigres, gouvernés par une sorte d'écuyer botté, à plastron de piqué blanc ? Nous n'hésitâmes pas à verser trois francs par personne pour entendre la Tour de Nesle, mon père, ma mère et moi. Mais le nouveau tarif épouvanta notre village parcimonieux, et, dès le lendemain, la troupe nous quittait pour planter ses tentes à X..., petite ville voisine, aristocratique et coquette, tapie au pied de son château, prosternée devant ses châtelains titrés. La Tour de Nesle y fit salle comble, et la châtelaine félicita publiquement, après le spectacle, M. Marcel d'Avricourt, grand premier rôle, un long jeune homme agréable, qui maniait l'épée comme une badine et voilait, sous des cils touffus, de beaux yeux d'antilope. Il n'en fallait pas tant pour qu'on s'étouffât, le lendemain soir, à Denise. Le surlendemain, un dimanche, M. d'Avricourt assistait, en jaquette, à la messe d'onze heures, offrait l'eau bénite à deux jeunes filles rougissantes, et s'éloignait sans lever les yeux sur leur émoi – discrétion que le Tout-X... louait encore, quelques heures plus tard, à la matinée d'Hernani, où l'on refusa du monde.

La femme du jeune notaire d'X... n'avait pas froid aux yeux. Elle se permettait les décisions brusques et gamines d'une femme qui copiait les robes de « ces dames du château », chantait en s'accompagnant elle-même et portait les cheveux à la chien. Le jour d'après, au petit matin, elle s'en alla commander un vol-au-vent à l'hôtel de la Poste, où logeait M. d'Avricourt, et écouta le bavardage de la patronne :

– Pour huit personnes, madame ? Samedi sept heures, sans faute ! Je verse le lait chaud de M. d'Avricourt et j'inscris la commande... Oui, madame, il loge ici... Ah ! madame, on ne dirait jamais un comédien ! Une voix comme une jeune fille... Et sitôt sa promenade faite après le déjeuner, il rentre dans sa chambre et il prend son ouvrage.

– Son ouvrage ?

– Il brode, madame ! Une vraie fée ! Il finit un dessus de piano au passé, on l'exposerait ! Ma fille a relevé le dessin...

La femme du jeune notaire guetta le jour même M. d'Avricourt, rêveur sous les tilleuls, l'aborda, et s'enquit d'un certain dessus de piano dont le dessin et l'exécution... M. d'Avricourt rougit, voila d'une main ses yeux de gazelle, fit deux ou trois petits cris bizarres et jeta quelques mots embarrassés :

– Enfantillages !... Enfantillages que la mode de Paris encourage...

Un geste de chasse-mouches, d'une afféterie gracieuse, termina la phrase. À quoi la notairesse répliqua par une invitation à prendre le thé.

– Oh ! un petit thé intime où chacun peut apporter son ouvrage...

Dans la semaine, le Gendre de M. Poirier allait aux nues, en compagnie d'Hernani, du Bossu et des Deux Timides, portés par l'enthousiasme d'un public jamais las. Chez la receveuse de l'enregistrement, chez la pharmacienne et la perceptrice, M. d'Avricourt imposait la couleur de ses cravates, sa manière de marcher, de saluer, de pousser, parmi les éclats cristallins de son rire, de petits gloussements aigus, d'appuyer une main sur sa hanche comme sur une garde d'épée – et de broder. L'écuyer botté, gouverneur de la troupe connaissait de douces heures, envoyait des mandats au Crédit Lyonnais et s'attablait l'après-midi au café de la Perle, en compagnie du père noble, du comique au grand nez et de la coquette un peu camuse.

Ce fut le moment que choisit le châtelain, absent depuis une quinzaine, pour revenir de Paris et quérir les bons avis du notaire de X... Il trouva la notairesse qui servait le thé. Près d'elle, le premier clerc de l'étude, un géant osseux et ambitieux, comptait ses points sur l'étamine bien tendue d'un tambour. Le fils du pharmacien, petit noceur à figure de cocher, entrelaçait des initiales sur un napperon, et le gros Glaume, veuf à marier, remplissait de laine alternativement magenta et vieil or les quadrillages d'une pantoufle. Jusqu'au vieux M. Demange, tout tremblotant, qui s'essayait sur un gros canevas... Debout, M. d'Avricourt récitait des vers, encensé par les soupirs des femmes oisives, et son regard oriental ne s'abaissait point sur elles.

Je n'ai jamais su au juste par quelles brèves paroles, ou par quel silence plus sévère, le châtelain flétrit la « dernière mode de Paris » et éclaira l'aveuglement étrange de ces braves gens qui le regardaient, l'aiguille en l'air. Mais j'entendis maintes fois raconter que le lendemain matin la troupe levait le camp, et qu'à l'hôtel de la Poste il ne restait rien de Lagardère, d'Hernani, du gendre impertinent de M. Poirier – rien, qu'un écheveau de soie et un dé oubliés.

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