III

Le vent grandit, puisque la porte qui ouvre, sur la vigne, l’enclos ceint de briques ajourées, se débat faiblement sur ses gonds. Il va balayer, rapide, un quart de l’horizon, et s’agripper sur le nord verdâtre, d’une pureté hivernale. Alors, le golfe creux ronflera tout entier comme un coquillage. Adieu, ma nuit à la belle étoile sur le matelas de raphia… Si je m’étais obstinée à dormir dehors, la puissante bouche qui souffle le froid, le sec, qui éteint toute odeur et anesthésie la terre, l’ennemi du travail, de la volupté et du sommeil, m’eût arraché draps et couvertures qu’il sait façonner en longs rouleaux. L’étrange tourmenteur, occupé de l’homme comme peut l’être un fauve ! Les nerveux en savent plus que moi sur lui. Ma cuisinière provençale, attaquée près du puits, pose ses seaux, se tient la tête et crie : » Il me tue !» Les nuits de mistral, elle gémit sous lui dans sa cabane de la vigne, et peut-être qu’elle le voit…

Retirée dans ma chambre, j’attends avec une impatience modérée la retraite du visiteur pour qui nul huis n’est clos, et qui déjà pousse sous ma porte un singulier hommage de pétales flétris, de graines vannées finement, de sable, de papillons molestés… Va, va, j’ai découragé d’autres symboles… Et je n’ai plus quarante ans pour détourner le front devant une rose qui se fane. C’en serait donc fini de cette vie de militante ? Trois moments sont bons pour y songer : la sieste, une petite heure d’après le dîner, quand le craquement du journal, arrivé de Paris, emplit étrangement la pièce, et puis l’insomnie irrégulière du milieu de la nuit, avant l’aube… Oui, il est bientôt trois heures. Mais où chercher ; même pendant ce milieu instable de la nuit qui si vite penche vers le jour, la poche énorme d’amertume que me promettaient mes chagrins et mes bonheurs passés, ma littérature et celle des autres ? Humble à l’habitude devant ce que j’ignore, j’ai peur de me tromper, quand il me semble qu’entre l’homme et moi une longue récréation commence… Homme, mon ami, viens respirer ensemble ?… J’ai toujours aimé ta compagnie. Tu me réserves à présent un œil si doux. Tu regardes émerger, d’un confus amas de défroques féminines, alourdie encore comme d’algues une naufragée – si la tête est sauve, le reste se débat, son salut n’est pas sûr – tu regardes émerger ta sœur, ton compère : une femme qui échappe à l’âge d’être une femme. Elle a, à ton image, l’encolure assez épaisse, une force corporelle d’où la grâce à mesure se retire, et l’autorité qui te montre que tu ne peux plus la désespérer, sinon purement. Restons ensemble : tu n’as plus de raisons, maintenant, de me quitter pour toujours.

Une des grandes banalités de l’existence, l’amour, se retire de la mienne. L’instinct maternel est une autre grande banalité. Sortis de là, nous nous apercevons que tout le reste est gai, varié, nombreux. Mais on ne sort pas de là quand, ni comme on veut. Qu’elle était judicieuse, la remontrance d’un de mes maris : « Mais tu ne peux donc pas écrire un livre qui ne soit d’amour, d’adultère, de collage mi-incestueux, de rupture ? Est-ce qu’il n’y a pas autre chose dans la vie ? » Si le temps ne l’eût pressé de courir – car il était beau et charmant – vers des rendez-vous amoureux, il m’aurait peut-être enseigné ce qui a licence de tenir, dans un roman et hors du roman, la place de l’amour… Il partait donc, et, au long du même papier bleuâtre qui sur la table obscure guide en ce moment ma main comme un phosphore, je consignais, incorrigible, quelque chapitre dédié à l’amour, au regret de l’amour, un chapitre tout aveuglé d’amour. Je m’y nommais Renée Néré, ou bien, prémonitoire, j’agençais une Léa. Voilà que, légalement, littérairement et familièrement, je n’ai plus qu’un nom, qui est le mien. Ne fallait-il, pour en arriver, pour en revenir là, que trente ans de ma vie ? Je finirai par croire que ce n’était pas payer trop cher. Voyez-vous que le hasard ait fait de moi une de ces femmes cantonnées dans un homme unique, au point qu’elles en portent jusque sous terre, stériles ou non, une confite ingénuité de vieille fille ? … D’imaginer un pareil sort, mon double charnu, tanné de soleil et d’eau, que je vois dans le miroir penché, en tremblerait, s’il pouvait trembler encore d’un péril rétrospectif.

Contre le fin grillage abaissé devant la porte-fenêtre, un sphinx des lauriers-roses donne de la tête, rebondit et rebondit, et le grillage tendu sonne comme une peau de tambour. Il fait frais. La généreuse rosée ruisselle, le mistral a différé son offensive. Les étoiles palpitent largement, dilatées par l’humidité saline. La plus belle nuit, encore une fois, précède le plus beau jour, et je me réjouis hors du sommeil. Oh ! que demain me voie aussi douce ! De bonne foi je ne prétends plus à rien, sinon à ce qui est inaccessible. Quelqu’un m’a-t-il tuée, pour que je sois si douce ? Non point : il y a bien longtemps que je n’ai connu – connu le front contre le front, le sein sur le sein et mêlées les jambes – de vrais méchants. L’authentique méchant, le vrai, le pur, l’artiste, il est rare qu’on le rencontre même une fois dans sa vie. Le méchant ordinaire est métissé de brave homme. La troisième heure du matin, il est vrai, incline vers l’indulgence ceux qui la goûtent aux champs et ne donnent rendez-vous, sous la fenêtre bleuissante, qu’à eux-mêmes. Le vide cristallin du ciel, le sommeil déjà conscient des bêtes, la frigide contraction qui reclôt les calices, autant d’antidotes contre la passion et l’iniquité. Mais je n’ai même pas besoin d’indulgence pour déclarer que personne ne m’a tuée dans mon passé. Souffrir, oui, souffrir, j’ai su souffrir… Mais est-ce très grave, souffrir ? Je viens à en douter. Souffrir, c’est peut-être un enfantillage, une manière d’occupation sans dignité – j’entends souffrir, quand on est femme par un homme, quand on est homme par une femme. C’est extrêmement pénible. Je conviens que c’est difficilement supportable. Mais j’ai bien peur que ce genre de douleur-là ne mérite aucune considération. Ce n’est pas plus vénérable que la vieillesse et la maladie, pour lesquelles j’acquiers une grande répulsion : toutes deux voudront bientôt me serrer de près. D’avance, je me bouche les narines… Les malades d’amour, les trahis, les jaloux doivent sentir la même odeur.

J’ai le souvenir très net d’avoir été moins chérie de mes bêtes, quand je souffrais d’une trahison amoureuse. Elles flairaient sur moi la grande déchéance : la douleur. J’ai vu, à une belle chienne de qualité, un regard inoubliable, généreux encore, mais mesuré, ennuyé avec cérémonie, parce qu’elle n’aimait plus autant la signification de tout mon être, – un regard d’homme, le regard d’un certain homme. La sympathie de l’animal pour l’homme malheureux… on n’arrivera donc jamais à faire justice de ce lieu commun, d’une bêtise purement humaine ? L’animal aime presque autant que nous le bonheur. Une crise de larmes l’inquiète, il imite parfois le sanglot, il réfléchit passagèrement notre tristesse. Mais il fuit le malheur comme il fuit la fièvre, et je le crois capable, à la longue, de le bannir…

Les deux matous qui se battent dehors, comme ils emploient bien la nuit de juillet ! Ces chants aériens du chat mâle, ils ont accompagné tant d’heures nocturnes de mon existence, qu’ils sont devenus symbole de vigilance, d’insomnie rituelle. Oui, je sais qu’il est trois heures et que je vais me rendormir, et que je regretterai, à mon réveil, d’avoir gaspillé l’instant où le lait bleu commence à sourdre de la mer, gagne le ciel, s’y répand et s’arrête à une incision rouge au ras de l’horizon…

Une grande voix de fauve baryton, à long souffle, persiste à travers les sons acérés d’un chat ténor habile aux trémolos, aux chromatiques aiguës interrompues d’insinuations furieuses, plus nasales à mesure qu’elles se font plus outrageantes. Les deux matous ne se haïssent pas. Mais les nuits claires conseillent la bataille et les dialogues déclamatoires. Pourquoi dormir ? Ils choisissent, et, de l’été, ne prennent nuit et jour, que le plus beau. Ils choisissent… Tous les animaux bien traités choisissent ce qu’il y a de mieux, autour d’eux et en nous. Partant, j’ai connu, puis franchi l’époque où leur froideur relative m’instruisit de ma propre indignité… Je dis bien : indignité. N’aurais-je pas dû quitter ce bas royaume ? Et quel goût déplorable dans ces pleurs mal essuyés, ces regards éloquents, ces stations debout sous un rideau à demi levé, ce mélodrame… Et que vouliez-vous que pensât, d’une telle femme, une bête, une chienne, par exemple, qui était elle-même toute feu caché et secrets, une chienne qui n’avait jamais gémi sous le fouet, ni pleuré en public ? Elle me méprisait, cela va sans dire. Et mon mal, que je ne cachais pas aux yeux de mes pareils, j’en rougissais devant elle. Il est vrai que nous aimions, elle et moi, le même homme. Mais c’est quand même dans ses yeux, à elle, que je lisais une pensée – je la relis dans une des dernières lettres de ma mère : « L’amour, ce n’est pas un sentiment honorable… »

Un de mes maris me conseillait : « Tu devrais bien, vers cinquante ans, écrire une sorte de manuel qui apprendrait aux femmes à vivre en paix avec l’homme qu’elles aiment, un code de la vie à deux… » Je suis peut-être en train de l’écrire… Homme, mes anciennes amours, comme on gagne, comme on apprend, à tes côtés ! Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte ; mais je m’engage ici à prendre courtoisement mon congé. Non, tu ne m’as pas tuée, peut-être ne m’as-tu jamais voulu de mal… Adieu, cher homme, et bienvenue aussi à toi. Une lueur bleue s’avance sur mon lit de bien portante, plus commodément arrangé, pour écrire, qu’un lit de malade, jusqu’au papier bleu, jusqu’à la main, jusqu’au bras couleur de bronze ; l’odeur de la mer m’avertit que nous touchons à l’heure où l’air est plus froid que l’eau. Me lèverai-je ? Dormir est doux…

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