IV

« Il y a dans un enfant très beau quelque chose que je ne puis définir et qui me rend triste. Comment me faire comprendre ? Ta petite nièce C… est en ce moment d’une ravissante beauté. De face, ce n’est rien encore ; mais quand elle tourne son profil d’une certaine manière et que son petit nez argenté se dessine fièrement au-dessous de ses beaux cils, je suis saisie d’une admiration qui en quelque sorte me désole. On assure que les grands amoureux, devant l’objet de leur passion, sont ainsi. Je serais donc, à ma manière, une grande amoureuse ? Voilà une nouvelle qui eût bien étonné mes deux maris !… »

Elle a donc pu, elle, se pencher impunément sur la fleur humaine. Impunément sauf la « tristesse » – appelait-elle tristesse ce délire mélancolique, cet ennoblissement qui nous soulève à la vue de l’arabesque jamais pareille à elle-même, jamais répétée, – feux couplés des yeux, calices jumeaux, renversés, des narines, abîme marin de la bouche et sa palpitation de piège au repos – la cire perdue des visages ?… Penchée sur une créature enfantine et magnifique, elle tremblait, soupirait d’une angoisse qu’elle ne savait nommer, et qui se nomme tentation. Mais elle n’aurait jamais imaginé que d’un puéril visage se lève un trouble, une vapeur comparable à ce qui flotte sur le raisin dans la cuve, ni qu’on puisse y succomber… Mes premiers colloques avec moi-même m’ont instruit, sinon gardée de faillir : « Ne touche pas du doigt l’aile de ce papillon.

– Non, certainement… Ou rien qu’un peu… Rien qu’à la place fauve-noir où glisse, sans que je puisse fixer le point précis où il naît, celui où il s’épuise, ce feu violet, cette léchure de lune…

– Non. Ne le touche pas. Tout va s’évanouir, si tu l’effleures seulement.

– Mais rien qu’un peu !… C’est peut-être cette fois-ci que je percevrai sous ce doigt-ci, le plus sensible, le quatrième, la froide flamme bleue, et sa fuite dans le poil de l’aile…, la plume de l’aile…, la rosée de l’aile… » Une trace de cendre, éteinte, sur le bout du doigt, l’aile déshonorée, la bestiole affaiblie…

À n’en pas douter, ma mère savait, elle qui n’apprit rien, comme elle disait, « qu’en se brûlant », elle savait qu’on possède dans l’abstention, et seulement dans l’abstention. Abstention, consommation, – le péché n’est guère plus lourd ici que là, pour les « grandes amoureuses » de sa sorte, – de notre sorte. Sereine et gaie auprès de l’époux, elle devenait agitée, égarée de passion ignorante, à la rencontre des êtres qui traversent leur moment sublime. Confinée dans son village entre deux maris successifs et quatre enfants, elle rencontrait partout, imprévus, suscités pour elle, par elle, des apogées, des éclosions, des métamorphoses, des explosions de miracles, dont elle recueillait tout le prix. Elle qui ménagea la bête, soigna l’enfant, secourut la plante, il lui fut épargné de découvrir qu’une singulière bête veut mourir, qu’un certain enfant implore la souillure, qu’une des fleurs closes exigera d’être forcée, puis foulée aux pieds. Son inconstance, à elle, ce fut de voler de l’abeille à la souris, d’un nouveau-né à un arbre, d’un pauvre à un plus pauvre, d’un rire à un tourment. Pureté de ceux qui se prodiguent ! Il n’y eut jamais dans sa vie le souvenir d’une aile déshonorée, et si elle trembla de désir autour d’un calice fermé, autour d’une chrysalide roulée encore dans sa coque vernissée, du moins elle attendit, respectueuse, l’heure… Pureté de ceux qui n’ont pas commis d’effraction ! Me voici contrainte, pour la renouer à moi, de rechercher le temps où ma mère rêvait dramatiquement au long de l’adolescence de son fils aîné, le très beau, le séducteur. En ce temps-là, je la devinai sauvage, pleine de fausse gaîté et de malédictions, ordinaire, enlaidie, aux aguets… Ah ! que je la revoie ainsi diminuée, la joue colorée d’un rouge qui lui venait de la jalousie et de la fureur ! Que je la revoie ainsi et qu’elle m’entende assez pour se reconnaître dans ce qu’elle eût le plus fort réprouvé ! Que je lui révèle, à mon tour savante, combien je suis son impure survivance, sa grossière image, sa servante fidèle chargée des basses besognes ! Elle m’a donné le jour, et la mission de poursuivre ce qu’en poète elle saisit et abandonna, comme on s’empare d’un fragment de mélodie flottante, en voyage dans l’espace… Qu’importe la mélodie, à qui s’enquiert de l’archet, et de la main qui tient l’archet ?

Elle alla vers ses fins innocentes avec une croissante anxiété. Elle se levait tôt, puis plus tôt, puis encore plus tôt. Elle voulait le monde à elle, et désert, sous la forme d’un petit enclos, d’une treille et d’un toit incliné. Elle voulait la jungle vierge, encore que limitée à l’hirondelle, aux chats et aux abeilles, à la grande épeire debout sur sa roue de dentelle argentée par la nuit. Le volet du voisin, claquant sur le mur, ruinait son rêve d’exploratrice incontestée, recommencé chaque jour à l’heure où la rosée froide semble tomber, en sonores gouttes inégales, du bec des merles. Elle quitta son lit à six heures, puis à cinq heures, et, à la fin de sa vie, une petite lampe rouge s’éveilla, l’hiver, bien avant que l’angélus battît l’air noir. En ces instants encore nocturnes ma mère chantait, pour se taire dès qu’on pouvait l’entendre. L’alouette aussi, tant qu’elle monte vers le plus clair, vers le moins habité du ciel. Ma mère montait, et montait sans cesse sur l’échelle des heures, tâchant à posséder le commencement du commencement… Je sais ce que c’est que cette ivresse-là. Mais elle quêta, elle, un rayon horizontal et rouge, et le pâle soufre qui vient avant le rayon rouge ; elle voulut l’aile humide que la première abeille étire comme un bras. Elle obtint, du vent d’été qu’enfante l’approche du soleil, sa primeur en parfums d’acacia et de fumée de bois ; elle répondit avant tous au grattement de pied et au hennissement à mi-voix d’un cheval, dans l’écurie voisine ; de l’ongle elle fendit, sur le seau du puits, le premier disque de glace éphémère où elle fut seule à se mirer, un matin d’automne…

Que j’aurais voulu offrir, à cet ongle dur et bombé, apte à couper les pétioles, cueillir la feuille odoriférante, gratter le puceron vert, et interroger dans la terre les semences dormantes, que j’aurais voulu offrir mon propre miroir de naguère : la tendre face à peine virile qui me rendait, embellie, mon image ! J’aurais dit à ma mère : « Vois. Vois ce que je fais. Vois ce que cela vaut. Cela vaut-il que j’endosse mon déguisement diffamé, qui me permet de sustenter, en secret, bouche à bouche, la proie que je semble boire ? Cela vaut-il que, détournée des aurores que toi et moi nous aimons, je me consacre à des paupières que j’éblouis et à leurs promesses de levers d’astres ? Scrute, mieux que moi-même, ma tremblante œuvre que j’ai trop contemplée. Fourbis ton ongle dur de jardinière !… » Mais il était trop tard. Celle à qui j’avouais tout avait déjà conquis, en ce temps-là, son éternel crépuscule du matin. Elle nous eût jugés, hélas, clairement, avec sa cruauté céleste qui ne connaissait pas le courroux : « Rejette ton ente un peu monstrueuse, ma fille, le greffon qui ne veut prospérer que par toi. C’est un gui. Je t’assure que c’est un gui. Je ne te dis pas : il est mal de recueillir un gui, parce que le mal et le bien peuvent être également resplendissants et féconds. Mais… »

Quand je tâche d’inventer ce qu’elle m’eût dit, il y a toujours un point de son discours où je suis défaillante. Il me manque les mots, surtout l’argument essentiel, le blâme, l’indulgence imprévus, pareillement séduisants, et qui tombaient d’elle, légers, lents à toucher mon limon et à s’y enliser doucement, lents à ressurgir. Ils ressurgissent maintenant de moi, et quelquefois on les trouve beaux. Mais je sais bien que, reconnaissables, ils sont déformés selon mon code personnel, mon petit désintéressement, ma générosité à geste court, et ma sensualité qui eut toujours, Dieu merci, les yeux plus grands que le ventre.

Nous eûmes chacune, deux maris. Mais, tandis que les deux miens sont – vous m’en voyez aise – bien vivants, ma mère fut deux fois veuve. Fidèle par tendresse, par devoir, par fierté, elle se rembrunissait à mon premier divorce, davantage à mon second mariage, et s’en expliquait bizarrement : « Ce n’est pas tant le divorce que je blâme, disait-elle, c’est le mariage. Il me semble que tout vaudrait mieux que le mariage, – seulement, cela ne se fait pas. » Je riais, et je lui remontrais que, par deux fois, elle m’avait prêchée d’exemple : « Il le fallait bien, répondait-elle. On est quand même de son village. Mais toi, que vas-tu faire de tant d’époux ? L’habitude s’en prend, et on arrive à ne plus pouvoir s’en passer.

– Mais, maman, que ferais-tu à ma place ?

– Une bêtise, sûrement. La preuve, c’est que j’ai épousé ton père… »

Si elle n’osait pas dire quelle place il occupait dans son cœur, ses lettres me le laissèrent apprendre après qu’il l’eût quittée à jamais, et aussi certain éclat de larmes, au lendemain de l’enterrement de mon père. Ce jour-là, nous rangions, elle et moi, les tiroirs du secrétaire en bois de thuya jaune où elle reprit des lettres, les états de service de Jules-Joseph Colette, capitaine au 1er zouaves, et six cents francs en or, tout ce qui restait d’une fortune foncière, la fortune de Sidonie Landoy, fondue… Ma mère, qui allait bravement et sans faiblir parmi des reliques, buta sur cette poignée d’or, jeta un cri, se couvrit de pleurs : « Ah ! cher Colette ! il m’avait dit, il y a huit jours, quand il pouvait encore me parler, qu’il ne me laissait que quatre cents francs ! » Elle sanglotait de gratitude, et je me mis, ce jour-là, à douter d’avoir jamais aimé d’amour… Non, assurément, une femme aussi grande ne pouvait pas commettre les mêmes « bêtises » que moi, et la première elle me décourageait de l’imiter :

– Tu y tiens donc beaucoup à ce monsieur X… ?

– Mais, maman, je l’aime !

– Oui, oui, tu l’aimes… C’est entendu, tu l’aimes…

Elle réfléchissait encore, taisait avec effort ce que lui dictait sa cruauté céleste, puis s’écriait de nouveau :

– Ah ! je ne suis pas contente !

Je faisais la modeste, je baissais les yeux pour enfermer l’image d’un bel homme, intelligent, envié, tout éclairé d’avenir, et je répliquais doucement :

– Tu es difficile…

– Non, je ne suis pas contente… J’aimais mieux, tiens, l’autre, ce garçon que tu mets à présent plus bas que terre…

– Oh ! maman !… Un imbécile !

– Oui, oui, un imbécile… Justement…

Je me rappelle encore comment elle penchait la tête, clignait ses yeux gris, pour contempler la flatteuse, l’éclatante image de l’ « imbécile »… Et elle ajoutait :

– Que tu écrirais de belles choses, Minet-Chérie, avec l’imbécile… L’autre, tu vas t’occuper de lui donner tout ce que tu portes en toi de plus précieux. Et vois-tu, pour comble, qu’il te rende malheureuse ? C’est le plus probable…

Je riais de bon cœur :

– Cassandre !

– Oui, oui, Cassandre… Et si je disais tout ce que je prévois…

Les yeux gris, clignés, lisaient au loin :

– Heureusement, tu n’es pas trop en danger…

Je ne la comprenais pas, alors. Elle se fût expliquée plus tard, sans doute, je comprends à présent, son « tu n’es pas en danger », mot ambigu qui ne visait pas seulement mes risques de calamités. À son sens, j’avais passé déjà ce qu’elle nomma » le pire dans la vie d’une femme : le premier homme ». On ne meurt que de celui-là, après lequel la vie conjugale ou sa contrefaçon – devient une carrière. Une carrière, parfois une bureaucratie, dont rien ne nous distrait ni ne nous relève, sauf le jeu d’équilibre qui, à l’heure marquée, pousse le barbon vers le tendron, et Chéri vers Léa.

À la faveur d’un commandement climatérique, et pourvu qu’il n’engendre pas une basse accoutumance, nous pouvons triompher enfin de ce que je nommerai le commun des amants. Mais exigeons que ce triomphe naisse d’un cataclysme, meure de même, qu’il n’alimente pas une abjecte faim régulière. N’importe quel amour, si on se fie à lui, tend à s’organiser à la manière d’un tube digestif. Il ne néglige aucune occasion de perdre sa forme exceptionnelle, son aristocratie de bourreau.

« Il n’est vendange que d’automne »… Peut-être qu’en amour aussi. Quelle saison pour le dévouement sensuel, quelle trêve dans la suite monotone des luttes d’égal à égal, quelle halte alors sur un sommet où se baisent deux versants ! Il n’est vendange que d’automne, – une bouche où persiste, en figure de larme séchée, la goutte violâtre d’un suc qui n’était pas encore le vrai vin, garde le privilège de le crier. Vendange, joie précipitée, urgence de mener au pressoir, en un seul jour, raisin mûr et verjus ensemble, rythme qui laisse loin la large cadence rêveuse des moissons, plaisir plus rouge que les autres plaisirs, chants, criaillerie enivrée, – puis silence, retraite, sommeil du vin neuf cloîtré, devenu intangible, retiré des mains tachées qui, miséricordieusement, le violentèrent… J’aime qu’il en aille de même pour les cœurs et les corps : j’ai fait le dépôt nécessaire, remis ma toute-puissance dernière qui gronde à présent dans une jeune prison virile. Je replie un grand cœur flottant, vidé de ses trois ou quatre prodiges. Qu’il a bien battu et combattu ! Là… là… cœur… là… doucement… reposons-nous. Tu as méprisé le bonheur, rendons-nous cette justice. Celle à qui je retourne, Cassandre qui n’osait pas tout prophétiser, nous l’avait annoncé : nous n’étions pas en danger de périr en l’honneur de l’amour, ni, Dieu soit loué, de nous tenir pour contents au sein d’une bonne petite félicité.

Dans l’éloignement, laissons décroître l’époque de ma vie qui m’a vue penchant d’un seul côté, comme ces allégories de source que leur chevelure d’eau couche et entraîne. C’est vrai que je me versais sans compter, du moins je le croyais. Se camper en manière d’Abondance classique, vouée à vider comme à la tâche, pêle-mêle, sa corne pleine, c’est encourir le regard critique du public qui tourne autour du socle et estime la statue à son poids de trop belle femme : « Heu… Se dépense-t-on sans diminuer un peu ? De quoi s’est-elle engraissée si rondement, celle-là ?… » Les gens aiment qu’on dépérisse de donner, et ils n’ont pas tort. Le pélican n’a pas mission de devenir obèse, l’amoureuse vieillissante n’atteste son désintéressement qu’en se décolorant de noble consomption au bénéfice d’une jeune joue fouettée de rose, d’une lèvre sanguine. Ce cas est rare. La perversité de combler un amant adolescent ne dévaste pas assez une femme, au contraire. Donner devient une sorte de névrose, une férocité, une égoïste frénésie. Voilà une cravate neuve, une tasse de lait chaud, un lambeau tout vif de moi-même, une boîte de cigarettes, une conversation, un voyage, un baiser, un conseil, le rempart de mes bras, une idée. Prends ! Et ne t’avise pas de refuser, si tu ne veux pas que je crève de pléthore. Je ne peux pas te donner moins, arrange-toi ! »

Entre la mère encore jeune et une mûre maîtresse, c’est la rivalité du don qui empoisonne deux cœurs féminins et crée une haine glapissante, une guerre de renardes où la clameur maternelle n’est ni la moins sauvage, ni la moins indiscrète. Fils trop aimés ! Lustrés de regards féminins, mordillés à plaisir par la femelle qui vous porta, préférés dès la profonde nuit des flancs, beaux jeunes mâles choyés, vous ne passez pas d’une mère à une autre sans trahir, malgré vous. Toi-même, ma très chère, toi que je voulais pure de mes crimes ordinaires, voilà que je trouve dans ta correspondance, déposés d’une écriture appliquée, en vain, à me cacher le tumulte saccadé du cœur, ces mots : « Oui, j’ai trouvé comme toi Mme X… bien changée et triste. Je sais que sa vie privée est sans mystère : parions donc que son grand fils a sa première maîtresse. »

S’il ne fallait que s’empresser à se jeter hors de soi-même, à grandes pulsations, pour conserver l’espoir de se tarir, nous n’y manquerions guère, nous autres, les « plus de quarante ». J’en connais qui toperaient tout de suite : « Conclu ! Cet enfer-là, dont je ne puis me passer ; un démon unique et la paix après, le vide, la bienfaisante paix totale, l’indigence… » Combien espèrent, de bonne foi, que la vieillesse arrive comme un vautour qui se décroche du ciel et tombe, ayant longtemps plané invisible ?

Et qu’est-ce donc que la vieillesse ? Je le saurai. Mais, quand elle sera là, elle cessera de m’être intelligible. Ma très chère aînée, tu auras disparu sans m’enseigner ce qu’est la vieillesse, car : « Ne te fais pas tant de soucis pour ma prétendue artério-sclérose, m’écris-tu. Je vais mieux, et la preuve, c’est que j’ai savonné ce matin, à sept heures, dans ma rivière. J’étais enchantée. Barboter dans l’eau claire, quel plaisir ! J’ai aussi scié du bois et fait six petits fagots. Et je refais moi-même mon ménage, c’est te dire s’il est bien fait. Et puis, en somme, je n’ai que soixante-seize ans ! »

Tu m’écris ce jour-là, un an avant de mourir, et les boucles de tes B, de tes T, tes J majuscules qui portent une sorte de fier chapeau en arrière, rayonnent de gaîté. Que tu étais riche, ce matin-là, dans ta petite maison ! Au bout du jardin sautelait une étroite rivière, si vive qu’elle emportait, d’un bond, tout ce qui l’eût pu déshonorer… Riche d’un matin de plus, d’une nouvelle victoire sur la maladie, riche d’une tâche de plus, d’une joaillerie de reflets dans l’eau courante, d’une trêve de plus entre toi et tous tes maux… Tu savonnais du linge dans la rivière, tu soupirais, inconsolable de la mort de ton bien-aimé, tu faisais « Uiii ! » aux pinsons, tu pensais que tu me conterais ta matinée… O thésauriseuse !… Ce que j’entasse n’est pas du même aloi. Mais ce qui en demeurera vient du filon parallèle, inférieur, amalgamé de grasse terre, et je n’ai pas trop tardé à comprendre qu’un âge vient où au lieu de s’exprimer toute en baumes, en pleurs mortels, en souffle embrasé et décroissant, sur les beaux pieds qu’elle embrassait, impatients de courir le monde, – un âge vient où il n’est plus donné à une femme que de s’enrichir.

Elle entasse, elle recense jusqu’aux coups, jusqu’aux cicatrices – une cicatrice, c’est une marque qu’elle n’avait pas en naissant, une acquisition. Quand elle soupire : « Ah ! que de peine il m’a données ! » elle pèse, malgré elle, la valeur du mot, – la valeur des dons. Elle les range peu à peu, harmonieusement. Le temps, et leur nombre, font qu’elle est obligée, dans la mesure où son trésor s’accroît, de se reculer un peu de lui, comme un peintre de son œuvre. Elle recule, et revient, et recule, repousse à son rang quelque scandaleux détail, attire au jour un souvenir noyé d’ombre. Elle devient, – par un art inespéré – équitable… Imagine-t-on, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle.

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