IX

« Je viens de classer des Papiers dans le secrétaire du cher papa. J’y ai trouvé toutes les lettres que je lui écrivais de la Maison Dubois après mon opération, et tous les télégrammes que tu lui envoyais pendant la période où je ne pouvais lui écrire. Il avait tout gardé, que j’ai été émue ! Mais, me diras-tu, c est tout naturel qu’il ait conservé cela. Pas si naturel, va, tu verras… Les deux ou trois courts voyages que j’ai faits à Paris pour te voir, avant sa mort, quand j’en revenais je retrouvais mon cher Colette diminué, creusé, mangeant à peine… Ah ! quel enfant ! Quel dommage qu’il m’ait autant aimée ! C’est son amour pour moi qui a annihilé, une à une, toutes ses belles facultés qui l’auraient poussé vers la littérature et les sciences. Il a préféré ne songer qu’à moi, se tourmenter pour moi, et c’est cela que je trouvais inexcusable. Un si grand amour ! Quelle légèreté ! Mais, de mon côté, comment veux-tu que je me console d’avoir perdu un ami aussi tendre ?… »

Une pluie douce tombe depuis deux heures, et va cesser. Déjà tous les signes célestes se disputent la fin de l’après-midi. Un arc-en-ciel a tenté de franchir le golfe ; rompu à mi-chemin contre un solide amas de nuages orageux, il brandit en l’air un reste merveilleux de cintre dont les couleurs meurent ensemble. En face de lui, le soleil, sur des jantes de rayons divergents, descend vers la mer. La lune croissante, blanche dans le plein jour, joue entre des flocons de nues allégées. C’est la première pluie de l’été. Qu’y gagnera la vendange ? Rien. Le raisin est quasi mûr. La petite aurore me le livre froid, perlé, élastique et giclant sucré sous la dent…

Les pins filtrent l’ondée ralentie ; en dépit de leur baume, des orangers mouillés et de l’algue sulfureuse qui fume en bordure de mer, l’eau du ciel gratifie la Provence d’une odeur de brouillard, de sous-bois, de septembre, de province du Centre. La grande rareté qu’un horizon brumeux sous ma fenêtre ! Je vois le paysage trembler, comme à travers une montée de larmes. Tout est nouveauté et douce infraction, jusqu’au geste de ma main qui écrit, geste depuis si longtemps nocturne. Mais il fallait bien fêter à ma manière la pluie, – et puis je n’ai de goût, cette semaine, que pour ce qui ne me plaît guère.

L’averse se retire sur les Maures. Tous les hôtes de ma maison chantent la fin du mauvais temps. Une action de grâces, fleurie de « Peuchère » de « Dieu garde » et de « Jésus, je succombe !» s’envole de la cuisine. La Chatte, au bord d’une flaque, cueille des gouttes d’eau dans le creux de sa petite main de chat et les regarde ruisseler : ainsi ferait, jouant avec son collier, une jeune fille… Mais le Matou, qui avait oublié la pluie, ne l’a pas encore reconnue. Il l’étudie, assis sur le seuil, parcouru de frissons. Un vague sourire commence à paraître sur son pur et stupide visage. Si le mauvais temps persévérait, il ne manquerait pas de s’écrier, tout rayonnant de suffisance : » J’ai compris ! Je me souviens ! Il pleut. » Quant à cette grande bringue désossée, sa fille, – qu’on appelle, en mémoire d’une époque où elle avait six semaines, la Toute-Petite – par pluie ou soleil, elle chasse. Elle est chargée de meurtres et peu liante. Sa fourrure, plus claire qu’un sang bleu comme le sien ne l’autorise, est pareille à la gelée blanche sur un toit d’ardoises. Une capiteuse odeur de sang d’oiseau, d’herbe foulée et de grenier chaud la suit, et sa mère s’écarte d’elle comme d’un renard.

Que je demeure seulement une huitaine de jours sans écrire, ma main désapprend l’écriture. Depuis huit ou dix jours, – exactement depuis le départ de Vial, – j’ai eu beaucoup de travail, – il est plus juste d’écrire : j’ai beaucoup travaillé. Le fossé mitoyen qui draine les eaux superflues de l’hiver, je l’ai approfondi, curé. « Vé, ce n’est pas la saison ! » me reprochait Divine. Mentionnons encore un sarclage, pénible en terre dure, le rinçage des dames-jeannes en verre clissé. J’ai aussi huilé, frotté d’émeri les cisailles à vendange. Trois journées de grande chaleur nous ont retenus près de la mer, dans la mer, heureux sous sa courte houle fraîche et lourde. À peine séchés, nos bras et nos jambes se couvraient d’un givre de sel fin. Mais, atteints, domptés par le soleil, nous sentons qu’il ne nous vise plus des mêmes points du ciel. À l’aube, ce n’est plus l’eucalyptus qui devant ma fenêtre divise, au sortir de la mer, le premier segment du soleil, c’est un pin voisin de l’eucalyptus. Combien sommes-nous à voir le jour paraître ? Ce vieillissement de l’astre, qui chaque matin abrège sa course, demeure secret. Il suffit à mes camarades parisiens, et aux Parisiens qui ne sont pas mes camarades, que le couchant emplisse longuement le ciel, occupe et couronne l’après-midi…

Parlerai-je de deux excursions qui nous virent, nombreux et gais, contents de partir, plus contents de revenir ? J’aime les vieux villages provençaux qui épousent la pointe de leurs collines. La ruine y est sèche, saine, dépouillée d’herbe et de moisissure verte, et seul le géranium-lierre fleuri de rose pend à la noire oreille béante d’une tour. Mais en été je me lasse vite, à m’enfoncer dans les terres ; j’ai tôt soif de la mer, de l’inflexible suture horizontale, bleu contre bleu…

Je crois que c’est tout. Vous trouvez que c’est peu ? Peut-être ne vous trompez-vous pas. Peut-être suis-je impuissante à vous peindre ce que moi-même je ne démêle pas clairement. Je confonds parfois silence et grand bruissement intérieur, lassitude et félicité, et c’est presque toujours un regret qui m’arrache un sourire. Depuis le départ de Vial, je m’applique beaucoup à la sérénité, et naturellement je ne lui apporte que des matériaux de bonne origine, les uns pris dans un passé frais encore, les autres dans mon présent qui s’éclaire, – les meilleurs, je te les mendie, ma très chère. De sorte que ma sérénité, édifiée sans génie spontané, a la figure non point factice mais laborieuse des œuvres où on met trop de conscience. Je lui crierais : « Allons ! enivre-toi ! Titube ! » si j’étais certaine qu’elle aura le vin gai.

Quand Vial était ici, pendant deux étés consécutifs, sa présence… Non, je parlerais mal de lui. Je te remets le soin, ma compagne subtile, de louer un Vial que tu n’as pas connu.

« Je te quitte pour aller jouer aux échecs avec mon petit marchand de laine. Tu le connais. C’est ce petit gros homme vilain qui vend tristement toute la journée des boutons et de la laine à repriser, et il ne dit pas un mot. Mais, ô surprise ! il joue finement aux échecs. Nous jouons dans son arrière-boutique où il y a un poêle, un fauteuil qu’il m’avance, et sur la fenêtre qui donne sur une courette, deux pots de géraniums très beaux, de ces géraniums incompréhensibles qu’on trouve dans les pauvres logis et chez les garde-barrières. Je n’ai jamais pu avoir les pareils, moi qui leur donne l’air, l’eau pure et qui fais tous leurs caprices. Je vais donc jouer très souvent chez mon petit marchand de laine. Il m’attend fidèlement. Il me demande chaque fois si je veux une tasse de thé, parce que je suis « une dame » et que le thé est une boisson distinguée. Nous jouons, et je pense à ce qui est emprisonné dans ce petit gros homme. Qui le saura jamais ? Cela me rend curieuse. Mais je dois me résigner à ne jamais le savoir, encore bien contente d’être certaine qu’il y a quelque chose, et d’être seule à le savoir. »

Goût, divination du trésor caché… Sourcière, elle allait droit à ce qui ne brille que secrètement, eau qui languit loin de la lumière, filon dormant, cœurs à qui toute chance d’éclosion est retirée. Elle écoutait le liquide sanglot, le long tintement souterrain, le soupir…

Ce n’est pas elle qui eût brutalement questionné : « Vial, tu t’es donc attaché à moi ? » De pareils mots flétrissent tout… Eh quoi, des regrets ? Ce garçon ordinaire ?… Il n’y a point de castes en amour. Demande-t-on à un héros : « Petit marchand de laine, m’aimez-vous ? » Pousse-t-on, avec cette hâte, toutes choses vers leur fin ? Quand je me levais, petite fille, vers sept heures, éblouie que le soleil fût bas, que les hirondelles se tinssent encore en file sur la gouttière et que le noyer ramassât sous lui son ombre glaciale, j’entendais ma mère s’écrier : » Sept heures ! mon Dieu, qu’il est tard ! » Je ne la rejoindrai donc jamais ? Libre, volant haut, elle nomme l’amour constant, exclusif : « Quelle légèreté ! » et puis dédaigne de s’expliquer longuement. À moi de comprendre. Je fais ce que je peux. Il serait grand temps de l’approcher autrement que dans l’amitié que je professe pour des travaux sans urgence ni grandeur, et de dépasser ce que nous appelions autrefois, enfants irrévérencieux, « le culte de la petite casserole bleue ». Elle ne saurait se contenter – ni moi – de savoir que parfois je contemple, je caresse tout ce qui passe par mes mains. D’autres jours, je me vois poussée hors de moi-même et forcée de concéder une large hospitalité à ceux qui, m’ayant cédé leur place sur la terre, ne se sont qu’en apparence immergés dans la mort. L’onde de fureur qui monte en moi et me gouverne comme un plaisir des sens : voilà mon père, sa blanche main italienne tendue vers les lames, refermée sur le poignard à ressort qui ne le quittait pas. Mon père encore, la jalousie qui me rendit, autrefois, si incommode… Docilement, je remets mes pas dans la trace des pas, à jamais arrêtés, qui marquaient leur chemin du jardin au cellier, du cellier à la pompe, de la pompe au grand fauteuil comblé de coussins, de livres écarquillés et de journaux. Sur cette voie foulée, éclairée d’un rayon fauchant et bas, le premier rayon du jour, j’espère apprendre pourquoi il ne faut jamais poser une seule question au petit marchand de laine, – je veux dire Vial, mais c’est le même parfait amant, – pourquoi le vrai nom de l’amour, qui refoule et condamne tout autour de lui, est « légèreté ».

Je me souviens d’un soir, – il y a tantôt huit jours, et c’est le soir qu’Hélène me ramena du bal – où je crus laisser sur le chemin, aux bras de l’ombre d’Hélène refermés sur les épaules de mon ombre, un reliquat qui ne lui était pas précisément destiné, mais dont il importait que je me délisse, – vieux réflexes, servitudes, aberrations inoffensives…

Hélène partie, j’ouvris sur la vigne la porte de l’enclos, et j’appelai les miens : « Miens ! » Ils accoururent, baignés de lune, pénétrés des baumes qu’ils prennent aux perles de la résine, aux menthes velues, divinisés par la nuit, et je m’étonnai une fois encore que, si libres et si beaux, maîtres d’eux-mêmes et de cette heure nocturne, ils choisissent d’accourir à ma voix…

Puis je rangeai la chienne dans son tiroir de commode ouvert, et j’installai devant moi, sur mon lit, la table bassette aux sabots de caoutchouc, j’orientai l’abat-jour de porcelaine, dont le feu vert répondait, de loin, à la lampe rouge que Vial allumait dans le « Dé ».

– Vous êtes feu de tribord, et moi de bâbord, plaisantait Vial.

– Oui, répondais-je, nous ne regardons jamais l’un vers l’autre.

Puis je décoiffai la pointe d’or adoucie d’un de mes stylographes, le meilleur coureur, et je n’écrivis pas. Je me laissai panser par la nuit qui se fait longue. Plus longue encore sera la nuit prochaine, et la suivante. Les nuits, les corps s’étirent, la fièvre d’été les quitte. Et je me disais que, si je me fiais au décor, – la nuit noire, la solitude, les bêtes amies, un grand cercle de champs et de mer tout autour – j’étais désormais pareille à celle que je décrivis maintes fois, vous savez, cette femme solitaire et droite, comme une rose triste qui d’être défeuillée a le port plus fier. Mais je ne me fie plus à mes apparences, ayant connu le temps où, tandis que je peignais cette isolée, j’allais page à page montrer mon mensonge à un homme en lui demandant : « Est-ce bien menti ? » Et je riais, en cherchant du front l’épaule de l’homme, sous son oreille que je mordillais, car incurablement je croyais avoir menti… Mordant le bout croquant et frais de l’oreille, pressant l’épaule, je riais tout bas. « Tu es là, n’est-ce pas, tu es là ? » Déjà je ne tenais qu’une fallacieuse épaisseur. Pourquoi fût-il resté ? Je lui inspirais confiance. Il savait qu’on peut me laisser seule avec les allumettes, le gaz et les armes à feu.

La grille a chanté. Sur l’allée, où l’eau du ciel fume en épousant la terre chaude, une jeune femme marche vers ma maison, en secouant au passage les grands plumages pleureurs des mimosas.

C’est Hélène. Depuis le départ de Vial, elle ne nous rejoint plus au bain du matin, où elle rencontre, malgré la protection dont je la couvre, quelques froids visages, car je compte parmi mes amis des êtres d’une simplicité redoutable, qui comprennent mal le son des paroles, ayant reçu mission d’entendre cheminer les pensées.

Hélène va partir bientôt pour Paris. Quand j’en ai donné la nouvelle, la petite voix de Morhange m’a seule répondu :

– Ah ! tant mieux, cette bringue !… Je ne l’aime pas, elle n’est pas bonne.

J’ai insisté pour connaître la raison d’une si vive antipathie.

– Non, elle n’est pas bonne, dit Morhange. Et la preuve, c’est que je ne l’aime pas.

* * *

Un grand vent s’est levé sur le soir. Il a séché la pluie, emporté les grosses outres molles des nuages ballonnés, porteurs de bénigne humidité. Il souffle du nord, parle de sécheresse, de neige lointaine, d’une saison rigide, invisible, déjà installée là-haut sur les Alpes.

Les bêtes, assises, le regardent gravement passer sans fin au delà de la fenêtre noire… Peut-être qu’elles pensent à l’hiver. C’est le premier soir que nous nous réunissons en cercle plus serré. Les chats m’attendaient sous l’auvent de roseaux, quand je suis rentrée. J’ai dîné chez mes voisins d’en face, couple jeune qui bâtit son nid avec une gravité religieuse. Ils sont si émus encore de leurs nouveaux biens que je me hâte de les laisser seuls, afin que derrière moi ils puissent reprendre le compte de leurs trésors acquis, et s’aventurer parmi leurs convoitises frémissantes. Chez eux, après le dîner, on apporte dans la salle basse, sous le plafond de grosses solives, un berceau vide, qu’on emplit d’un petit enfant rond et rose comme un radis, fait à sa mesure. Alors je sais qu’il est dix heures et je rentre chez moi.

Hélène n’est pas restée longtemps cet après-midi. Elle venait m’annoncer qu’elle prenait la route, comme elle dit, dans sa voiture cinq-chevaux, en compagnie d’une camarade capable de la relayer au volant et de changer une roue.

– Vial ne bouge pas de Paris, madame Colette. Il travaille comme un cheval à sa grande affaire des Quatre-Quartiers… J’ai ma police, ajouta-t-elle.

– Pas trop de police, Hélène, pas trop de police.

– N’ayez pas peur ! Ma police, c’est papa, et il pilote Vial dans des petits chemins… Vial aura besoin de papa, l’hiver prochain, si le ministère ne tombe pas, parce que papa est camarade de collège avec le ministre… Le tout est que le ministère ne tombe pas avant que les Quatre-Quartiers aient mis Vial à la direction de leurs ateliers…

Elle me serrait les mains, et il lui échappa un mot de passion :

– Ah ! madame, j’aimerais tant l’aider !

Elle aura Vial. J’ai essayé, ces derniers jours de lui conseiller la prudence dans la poursuite, – c’est « dignité » et non « prudence » que je pensais – et un style stratégique différent. Mais elle a balayé mes avis d’un grand geste de son bras nu, et elle hochait la tête à grands hochements assurés. Alors j’ai bien vu que je n’y connaissais rien. Elle a une manière de me dire : « N’ayez pas peur ! » qui est tendre et superbe. Pour un peu elle ajouterait : « Du moment que vous n’êtes plus dans le voisinage de Vial, j’en fais mon affaire. »

Depuis deux ou trois semaines, je me suis parfois reposée sur la fierté du pouvoir, si je voulais nuire. « Je m’en arrangerais encore », disait Vial sourdement. Nous nous vantions tous deux. Hélène aura Vial, et ce sera justice, – ma main ne partait-elle pas pour écrire : et ce sera bien fait ?…

Il vente, dehors, sans une goutte d’eau. J’y perdrai le restant de mes poires, mais la vigne alourdie se moque du mistral : « Auras-tu hérité de mon amour pour les tempêtes et tous les cataclysmes de la nature ? » m’écrivait ma mère. Non. Le vent, d’habitude, refroidit mes pensées, me détourne du présent, et me rebrousse dans le sens unique du passé. Mais ce soir le présent ne se raccorde pas, par une articulation aimable, à mon passé. Depuis le départ de Vial, il me faut, de nouveau, prendre patience, avancer sans me retourner, et ne faire volte-face qu’à bon escient, dans six mois, dans trois semaines… Quoi, tant de précautions ? Oui, tant de précautions, et la crainte de toute hâte, et une lente chimie, – soignons les crus de mes souvenirs.

Un jour, je me verrai humant l’amour dans mon passé, et j’admirerai les grands troubles, les guerres, les fêtes, les solitudes… L’amer avril, son vent fiévreux, son abeille prise à la glu d’un bourgeon brun, son odeur d’abricotier fleuri agenouilleront devant moi le printemps lui-même tel qu’il fit irruption dans ma vie, dansant, en pleurs, insensé, meurtri à ses propres épines… Mais je songerai peut-être : « J’ai eu mieux. J’ai eu Vial. »

Vous vous étonnerez : « Comment, ce petit homme, qui a dit trois paroles et s’en va ? Vraiment, ce petit homme, oser le comparer a… » Cela ne se discute pas. Quand vous vantez à une mère la beauté d’une de ses filles, elle sourit en elle-même parce qu’elle pense que c’est la laide qui est la plus jolie. Je ne chante pas Vial sur un mode lyrique, je le regrette. Oui, je le regrette. Je n’aurai besoin de le grandir que quand je le regretterai moins. Il descendra – ma mémoire ayant achevé son capricieux travail qui ôte souvent à un monstre sa bosse, sa corne, efface un mont, respecte un fétu, une antenne, un reflet, – il descendra prendre sa place dans des profondeurs où l’amour, superficielle écume, n’a pas toujours accès.

Alors je penserai à lui en me répétant que je me suis dessaisie de lui, que j’ai donné Vial à une jeune femme, d’un geste qui avait, ma foi, une belle allure de faste et de gaspillage. Déjà, si je relis ce que j’ai écrit il y a tantôt trois semaines, j’y trouve Vial mal peint, avec une exactitude qui appauvrit son contour. En ces jours passés je pensais beaucoup à Vial. Aujourd’hui, je pense bien plus à moi, puisque je le regrette… O cher homme, notre amitié difficile est encore trébuchante, quel bonheur !…

Laisse-moi, ma très chère, jeter encore une fois mon cri… Quel bonheur ! C’est fait, je me tais. À toi de me rappeler au silence. Parle, près de mourir, parle au nom de ton protocole inflexible, au nom de la vertu unique que tu nommais « le véritable comme-il-faut ».

« Eh bien non, je l’ai trompée, pour avoir la paix. La vieille Joséphine ne couche pas à la petite maison. J’y dors seule. Épargnez-moi, tous ! Ne venez pas me raconter, toi et ton frère, des histoires de cambrioleurs et de mauvais passants. En fait de visites nocturnes, il n’y en a plus qu’une qui doit passer mon seuil, vous le savez bien. Donnez-moi un chien, si vous voulez. Oui, un chien cela va encore. Mais ne m’imposez pas, la nuit, d’être enfermée avec quelqu’un ! J’en suis à ne plus supporter chez moi le sommeil d’un être humain, quand cet être humain je ne l’ai pas fait moi-même. Ma morale à moi me le défend. C’est le dernier démariage que de bannir de chez soi, surtout d’un petit logis, le lit défait, un seau de toilette, le passage d’un individu – homme ou femme – en chemise de nuit. Pouah ! Non, non, plus de compagnie nocturne, de respiration étrangère, plus cette humiliation du réveil simultané ! Je choisis de mourir, c’est plus convenable.

Et ayant fixé mon choix, je suis toute à la coquetterie. Tu te souviens qu’à l’époque de mon opération, je m’étais fait faire deux grandes blouses de lit, en flanelle blanche ? Je viens, avec les deux, d’en faire confectionner une seule. Pourquoi donc ? Mais, pour m’ensevelir. Elle a un capuchon, garni de dentelle autour, de la véritable dentelle de fil, – tu sais si j’ai horreur de toucher de la dentelle de colon. La même dentelle aux manches, et autour du collet (il y a un collet). Ce genre de précautions fait partie de mon sentiment du strict comme-il-faut. J’ai déjà assez de regret que Victor Considérant ait cru devoir donner, à ma belle-sœur Caro, un magnifique cercueil en bois d’ébène, avec des poignées d’argent, qu’il avait fait tailler sur mesures pour sa propre femme. Mais celle-ci, enflée, n’y put entrer. Ma grande bête de Caro, épouvantée d’un pareil cadeau, l’a donné à sa femme de ménage. Que ne me l’a-t-elle donné à moi ? J’aime le luxe, et vois-tu comme j’aurais été bien logée là-dedans ? Ne va pas l’impressionner de cette lettre, elle vient en son temps, elle est ce qu’il faut qu’elle soit.

Combien ai-je encore devant moi de parties d’échecs ? Car je joue encore, de loin en loin, avec mon petit marchand de laine. Il n’y a rien de changé, sauf que c’est moi maintenant qui joue moins bien que lui, et qui perds. Quand je serai devenue trop impotente et disgracieuse, je renoncerai à cela comme je renonce au reste, par décence. »

Il fait bon prendre une pareille leçon de maintien. Quel ton ! Je crois l’entendre, et me redresse. Fuis, mon favori ! Ne reparais que méconnaissable. Saute la fenêtre, et en touchant le sol change, fleuris, vole, résonne… Tu m’abuserais vingt fois avant que de la tromper, elle, mais quand même purge ta peine, rejette ta dépouille. Lorsque tu me reviendras, il faut que je puisse te donner, à l’exemple de ma mère, ton nom de « Cactus rose » ou de je ne sais quelle autre fleur en forme de flamme, à élection pénible, ton nom futur de créature exorcisée.

La lettre que je viens de recopier, elle l’écrivit d’une main encore libre. Ses plumes pointues griffaient le papier, elle faisait grand bruit en écrivant. Le bruit de cette lettre, où elle se défendait – où elle nous défendait – contre la prison, la maladie et l’impudeur, dut emplir sa chambre d’un grattement de pattes d’insecte furieuses. Pourtant au bout des lignes les derniers mots descendent, attirés par une pente invisible. Si brave, elle a peur. Elle songe à la terrible dépendance, à toutes les dépendances ; elle prend la peine de me mettre en garde… Le lendemain, une autre lettre d’elle me suggère délicatement des compensations, des échanges : une charmante histoire de folle avoine dont les barbes, dardées à droite, dardées à gauche, prédisent le temps, succède à l’admonition. Elle s’exalte en contant la visite que lui fit, pendant une de ses mauvaises somnolences empoisonnées de digitale, sa petite-fille G…

« …Huit ans, ses cheveux noirs tout emmêlés, car elle avait couru pour apporter une rose. Elle restait sur le seuil de ma chambre, aussi effrayée par mon réveil que par mon sommeil. Je ne verrai rien avant ma mort d’aussi beau que cette enfant interdite, qui avait envie de pleurer et tendait une rose. » D’elle, de moi, qui donc est le meilleur écrivain ? N’éclate-t-il pas que c’est elle ?

L’aube vient, le vent tombe. De la pluie d’hier, dans l’ombre, un nouveau parfum est né, ou c’est moi qui vais encore une fois découvrir le monde et qui y applique des sens nouveaux ?… Ce n’est pas trop que de naître et de créer chaque jour. Elle est froide d’émotion, la main couleur de bronze qui court, s’arrête, biffe, repart, froide d’une jeune émotion. L’avare amour ne voulait-il pas, une dernière fois, m’emplir le creux des paumes d’un petit trésor racorni ? Je ne cueillerai plus que par brassées. De grandes brassées de vent, d’atomes colorés, de vide généreux, que je déchargerai sur l’aire, avec orgueil…

L’aube vient. Il est courant qu’aucun démon ne soutient son approche, sa pâleur, son glissement bleuâtre ; mais on ne parle jamais des démons translucides qui l’apportent amoureusement. Un bleu d’adieux, étouffé, étalé par le brouillard, pénètre avec des bouffées de brume. J’ai besoin de peu de sommeil ; la sieste, depuis plusieurs semaines, me suffit. Quand l’envie de dormir me ressaisira, je dormirai d’une manière véhémente et saoulée. Je n’ai qu’à attendre la reprise d’un rythme interrompu pendant quelque temps. Attendre, attendre… Cela s’apprend à la bonne école, où s’enseigne aussi la grande élégance des mœurs, le chic suprême du savoir-décliner…

Cela s’apprend de toi, à qui je recours sans cesse… Une lettre, la dernière, vint vite après la riante épître au cercueil en bois d’ébène… Ah ! cachons sous la dernière lettre l’image que je ne veux pas voir : une tête à demi-vaincue qui tournait de côté et d’autre, sur l’oreiller, son col sec et son impatience de pauvre chèvre attachée court… La dernière lettre, ma mère en l’écrivant voulut sans doute m’assurer qu’elle avait déjà quitté l’obligation d’employer notre langage. Deux feuillets crayonnés ne portent plus que des signes qui semblent joyeux, des flèches partant d’un mot esquissé, de petits rayons, deux « oui, oui » et un « elle a dansé » très net. Elle a écrit aussi, plus bas « mon amour » – elle m’appelait ainsi quand nos séparations se faisaient longues et qu’elle s’ennuyait de moi. Mais j’ai scrupule cette fois de réclamer pour moi seule un mot si brûlant. Il tient sa place parmi des traits, des entrelacs d’hirondelle, des volutes végétales, parmi les messages d’une main qui tentait de me transmettre un alphabet nouveau, ou le croquis d’un site entrevu à l’aurore sous des rais qui n’atteindraient jamais le morne zénith. De sorte que cette lettre, au lieu de la contempler comme un confus délire, j’y lis un de ces paysages hanté où par jeu l’on cacha un visage dans les feuilles, un bras entre deux branches, un torse sous des nœuds de rochers…

Le bleu froid est entré dans ma chambre, traînant une très faible couleur carnée qui le trouble. Ruisselante, contractée, arrachée à la nuit, c’est l’aurore. La même heure demain me verra couper les premiers raisins de la vendange. Après-demain, devançant cette heure, je veux… Pas si vite, pas si vite ! Qu’elle prenne patience, la faim profonde du moment qui enfante le jour : l’ami ambigu qui sauta la fenêtre erre encore. Il n’a pas, en touchant le sol, abdiqué sa forme. Le temps lui a manqué pour se parfaire. Mais que je l’assiste seulement et le voici halliers, embruns, météores, livre sans bornes ouvert, grappe, navire, oasis…

FIN

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