VI

« Minet-Chéri,

« Il est à peine cinq heures du matin. Je t’écris à la lueur de ma lampe et à celle d’un incendie bien près de chez moi, en face : c’est la grange de Mme Moreau qui brûle. A-t-on mis le feu exprès ? Elle est pleine de fourrage. Les pompiers sont là, dans mon petit jardin ; ils piétinent mes plates-bandes préparées pour les fleurs et les fraisiers. Il pleut du feu sur mon poulailler ; quelle chance que je n’aie plus voulu élever des poules ! Cela me faisait horreur de manger ou de faire manger des poules confiantes, que j’avais nourries. Que ce feu est beau ! Auras-tu hérité mon amour des cataclysmes ? Hélas, voilà que crient et courent de toutes parts les pauvres rats qui s’échappent de la grange en flammes. Je pense qu’ils se réfugieront dans ma remise à bois. Ne t’inquiète pas pour le reste, le vent par chance est d’Est. Tu te rends compte que, s’il était d’Ouest, je serais déjà rôtie. Comme je ne peux servir à rien en personne, et qu’il ne s’agit que de paille, je puis donc m’abandonner à mon amour pour les tempêtes, le bruit du veut, les flammes en plein air… Je vais, après t’avoir rassurée en t’écrivant, prendre mon café matinal, en contemplant le beau feu. »

– Je n’ose naturellement pas vous offrir une si petite chose…, répétait Hélène Clément pour la seconde fois.

La petite chose qu’elle m’a apportée hier, c’est une étude de mer, vue entre des figuiers de Barbarie, bleus de zinc sur le bleu chimique de la mer, une étude bien ramassée, toujours un peu trop solide.

– Mais tu es pourtant venue pour me l’offrir, Hélène !

– Oui… C’est parce qu’elle est bleue et que vous aimez à vous entourer de bleus différents… Mais, n’est-ce pas, on ne doit pas oser vous offrir de si petites choses…

Avait-elle donc vu chez moi de « grandes choses » ? D’un geste circulaire, je pouvais me disculper… Je la remerciai, et elle disposa avec gentillesse sa toile au bord d’une étagère, sous un petit rayon rigide, couleur de foudre, qui perçait l’ombre entre deux persiennes. La toile brilla de tous ses bleus, laissa voir tous les artifices du peintre, comme un visage grimé livre ses secrets sons le feu d’un projecteur, et Hélène soupira.

– Vous voyez, dit-elle, ce n’est pas bon.

– Qu’est-ce que tu reproches à cette étude ?

– Qu’elle est de moi, voilà tout. D’un autre, elle serait meilleure. C’est difficile de peindre.

C’est difficile d’écrire.

– Vraiment ?

Elle me posa cette question banale sur un ton de voix anxieux, plein d’incrédulité et de surprise.

– Je t’assure.

Les yeux de cette jeune fille, dans la pénombre que j’organise et soigne, chaque après-midi, avec autant de soin que je ferais d’un bouquet, devenaient d’un vert sombre, et j’admirais, sous des cheveux qui cessaient d’être blonds, un cou de parfaite et vivante argile rouge, un fût dru, mouvant, long comme on voit aux êtres d’intelligence médiocre, mais en même temps épais, proclamant la force, l’envie de parvenir, la confiance en soi…

– Vous travailliez, madame ?

– Non, jamais à cette heure-ci, du moins en été.

– Alors, je vous dérange moins que si j’étais venue à une autre heure ?

– Si tu me dérangeais, je te renverrais.

– Oui… Voulez-vous que je vous prépare une citronnade ?

– Non, merci, – à moins que tu n’aies soif ? Excuse-moi, je te reçois bien mal.

–Oh !…

Elle fit un geste quelconque de la main, saisit un livre qu’elle ouvrit. La page blanche s’alluma sous le rayon qui fendait l’ombre, et jeta son reflet au plafond comme un miroir. La puissante lumière de l’été s’empare, pour de tels jeux, du moindre objet, l’exhume, le glorifie ou le dissout. Le soleil de midi noircit les géraniums rouges et précipite verticalement sur nous une cendre triste. Il arrive qu’à midi les courtes ombres, que résorbent les murs et le pied des arbres, soient le seul azur pur du paysage… J’attendais, patiente, qu’Hélène Clément partît. Elle leva seulement un bras pour lisser ses cheveux du plat de la main. Sans la voir, son geste me l’eût révélée blonde, sainement, un peu âcrement blonde… Blonde, et émue, énervée, – je n’en pouvais douter. Elle baissa vite, avec embarras, son bras nu, belle anse rougeâtre, encore un peu plate entre l’épaule et le coude.

– Tu as de bien jolis bras, Hélène.

Elle sourit pour la première fois depuis son entrée, et me fit la grâce de montrer de la confusion. Car, si femmes et jeunes filles reçoivent des hommes, sans broncher, des compliments sur les attraits précis de leur corps, une louange féminine les flatte mieux, les pare d’une gêne ensemble et d’un plaisir parfois assez profonds. Hélène sourit, puis leva l’épaule.

– Ça m’avance à quoi, avec ma chance ?…

– Ça pourrait donc t’avancer, sans ta chance ?

J’employais là, sournoisement, le procédé de réponse interrogative que je blâmais chez Vial…

Elle me regarda avec franchise, favorisée par la pénombre qui la changeait en jeune femme châtaine aux yeux vert foncé.

– Madame Colette, – commença-t-elle sans beaucoup d’effort, – vous avez bien voulu me traiter, l’autre été et celui-ci, en… vraiment en…

– Petite copine ? suggérai-je.

– Il y a deux jours, madame, j’aurais dit copine, en effet. J’aurais probablement ajouté que j’en avais marre et marre de tous les potes, ou quelque chose d’aussi personnel. Aujourd’hui, il ne me vient pas d’argot. Il ne me vient presque jamais d’argot avec vous, madame Colette.

– Je peux m’en passer, Hélène.

Cette enfant échauffait ma pièce fraîche et son émotion épaississait l’air. Je ne lui en voulus d’abord que de cela, et de raccourcir ma journée. Et puis, je connaissais le secret d’Hélène, et je craignais de m’ennuyer. Déjà, je m’échappais, en esprit, vers la brûlante terre battue de la terrasse, et j’écoutais, ressuscités par mon attention, les criquets qui sciaient en menus éclats la canicule… En sursaut, j’ouvris mes sens à tout ce qui resplendissait de l’autre côté des persiennes, et je ne tardai pas davantage à exprimer mon impatience par un :

– Alors, Hélène ? …

qu’une femme faite eût pris pour un congé à peine poli. Mais Hélène est une jeune fille tout entière et me le fit bien voir. Elle se jeta sur cet « alors ?… » avec une générosité de bête à laquelle on n’a jamais tendu encore de piège, et parla :

– Alors, madame, je veux vous montrer que je suis digne de la confiance… enfin, de l’accueil que vous m’avez fait. Je ne veux pas que vous me croyiez ni menteuse, ni… Enfin, madame Colette, c’est vrai que je vis d’une manière très indépendante, et que je travaille… Mais, tout de même, vous savez assez la vie pour comprendre qu’il y a des heures pas drôles…, que je suis une femme comme les autres…, qu’on n’échappe pas à certaines sympathies… à certains espoirs, et justement cet espoir-là m’a trompée, m’a assez cruellement trompée, car j’avais des raisons de croire… Dans ce pays même, l’an dernier, madame, il m’avait parlé en termes qui n’étaient pas ambigus…

Moins par malice que pour lui permettre de respirer, je demandai :

– Qui ?

Elle le nomma, d’une manière musicale :

– Vial, madame.

Le reproche, lisible dans ses yeux, ne blâmait pas ma curiosité, mais bien la finasserie qu’elle jugeait indigne de nous. Aussi protestai-je :

– Je sais bien que c’est Vial, mon enfant. Et… qu’allons-nous faire à cela ?

Elle se tut, entr’ouvrit la bouche, mordilla ses lèvres séchées. Pendant que nous parlions, la rigide hampe de soleil pailletée de poussière était venue jusqu’à lui brûler l’épaule, et comme sous une mouche Hélène remuait le bras, repoussait de la main le sceau de lumière. Ce qui lui restait à dire ne dépassait pas ses lèvres. Il lui restait à me dire : « Madame, je crois que vous êtes la… l’amie de Vial, et c’est pour cela que Vial ne peut pas m’aimer. » Je le lui aurais bien soufflé, mais les secondes passaient, et ni l’une ni l’autre nous ne décidions de parler. Hélène recula un peu son fauteuil, et la laine de lumière caressa son visage. Je fus sûre que dans un instant toute la jeune planète – joues et front découverts, arrondis, séléniens allait se crevasser, livrée aux séismes des sanglots. Un duvet blanc, à peine visible d’ordinaire, s’emperlait, autour de la bouche, d’une rosée d’émotion. Hélène s’essuyait les tempes, du bout de son écharpe bariolée. Une rage de sincérité, une odeur de blonde exaspérée s’échappaient d’elle, encore qu’elle se tût de toutes ses forces. Elle me suppliait de comprendre, de ne point l’obliger à parler ; mais je cessai soudain de m’occuper d’elle en tant qu’Hélène Clément. Je lui rendis sa place dans l’univers, parmi les spectacles d’autrefois dont j’avais été le spectateur anonyme ou l’orgueilleux responsable. Cette honnête forcenée ignorera toujours qu’elle fut digne d’affronter dans ma mémoire les larmes de délices d’un adolescent, – le premier choc du feu sombre, à l’aurore, sur une cime de fer bleu et de neige violette, – le desserrement floral d’une main plissée de nouveau-né, – l’écho d’une note unique et longue, envolée d’un gosier d’oiseau, basse d’abord, puis si haute que je la confondais, dans le moment où elle se rompit, avec le glissement d’une étoile filante, – et ces flammes, ma très chère, ces pivoines échevelées de flammes que l’incendie secouait sur ton jardin… Tu t’attablais, contente, cuiller en main, puisqu’il ne s’agissait que de paille »…

Je revins volontiers à Hélène, d’ailleurs. Elle balbutiait, empêtrée de son incommode amour et de sa respectueuse suspicion. « Te voilà faillis-je lui dire. Une passante n’existe pas si aisément. Elle parlait de la honte qu’elle avait, de son devoir de s’en aller « d’un autre côté », elle se reprochait de m’avoir rendu visite aujourd’hui, promettait « de ne jamais revenir, puisque… » Elle tournait misérablement autour d’une conclusion défendue par quatre ou cinq mots barbelés, affreux, inexpugnables, « puisque vous êtes la… l’amie de Vial. » Car elle n’aurait pas osé dire « la maîtresse ».

Elle dépassa vite le moment qui l’avait illuminée toute, et je regardais diminuer, s’éteindre, noircir mes souvenirs…

– Si au moins vous me disiez un mot, madame, rien qu’un mot, ne fût-ce que pour me jeter dehors… Je n’ai rien contre vous, madame, je vous jure…

– Mais moi non plus, Hélène, je n’ai rien contre toi…

Et allez donc, les larmes. Ah ! ces grands chevaux de filles qui courent les chemins seules, sans faillir, mènent leur voiture, fument du gros tabac et engueulent père et mère…

– Voyons, Hélène, voyons…

Je ressens encore, en écrivant, une grande répulsion pour cette heure d’aujourd’hui, – minuit n’a pas sonné encore. – Je n’ose nommer qu’à présent la cause de ma gêne, de ma rougeur, de ma maladresse à articuler quelques mots si simples : elle se nomme timidité. En s’éloignant de l’amour et de l’exercice de l’amour, on la rencontre donc de nouveau ? C’était donc si difficile à dire, ce que j’ai enfin dit à cette quêteuse en larmes : « Mais non, mon enfant, c’est une grosse sottise que vous imaginez là… Personne ici ne prend plus rien à personne… Je vous pardonne bien volontiers, et si je peux vous aider… »

La brave fille n’en demandait pas tant. Elle me disait : » Merci, merci », célébrait ma « bonté », d’une bouche bégayante et ses baisers me mouillaient les mains… « Ne me dites pas « vous » madame, ne me dites pas « vous »… Quand je lui ouvris la porte, le soleil abaissé l’embrassa toute sur mon seuil, elle, sa robe blanche froissée, ses yeux gonflés, un peu riante, moite, repoudrée, peut-être touchante… Mais je subissais ma mauvaise timidité, face à face avec cette jeune Hélène en désarroi. Le désarroi n’est pas de la timidité. C’est au contraire une sorte de sans-gêne, de plaisir à se vautrer…

Ma journée n’a pas été une douce journée. J’ai encore des jours et des jours devant moi, je suppose ; mais je n’aime plus les gâcher. Timidité dessaisonnée, un peu flétrie, et amère comme tout ce qui demeure suspendu, équivoque, inutile… Ni parure, ni pitance…

Un faible sirocco, silencieux, va d’un bout de la chambre à l’autre. Il ne ventile pas plus la pièce que ne ferait un hibou prisonnier. Quand j’aurai quitté ces pages, couleur de jour clair dans la nuit, j’irai dormir sur le matelas de raphia, dehors. Le ciel entier tourne, sur la tête de ceux qui reposent à la belle étoile, et, si je m’éveille une ou deux fois avant le grand jour, la course des larges étoiles, que je ne retrouve plus à la même place, me donne un peu de vertige… Certaines fins de nuits sont si froides que la rosée, à trois heures, se fraye un chemin de larmes sur les feuilles, et que le long pelage de la couverture d’Angora s’argente comme un pré… Ti-mi-di-té, j’ai eu de la timidité. Il ne fallait pourtant que parler de l’amour, et me laver du soupçon… C’est que la crainte – même la mienne – du ridicule à des limites. Me voyez-vous, criant, le rouge de l’innocence au front, que Vial…

Au fait, qu’est-ce qu’il devient là-dedans ? Toute la lumière de la petite histoire, l’héroïne la réclame. Elle bondit au premier plan, y installe ses franches couleurs, son mauvais goût d’honorabilité inattaquable… Et l’homme, lui ? Il se tait, il se terre. Quel avantage !…

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