V

On voit, sur le visage d’un homme qui suit, du regard, certains apprêts ménagers, surtout ceux d’un repas, une expression mêlée de considération religieuse, d’ennui et de frayeur. L’homme craint le balayage comme un chat, et le fourneau allumé, et l’eau savonneuse que pousse un balai-brosse sur les dalles.

Pour fêter un saint local qui commande traditionnellement aux frairies, Segonzac, Carco, Régis Gignoux et Thérèse Dorny devaient quitter les hauteurs d’une colline, et manger ici un déjeuner méridional, salades, rascasse farcie et beignets d’aubergines, ordinaire que je corsais de quelque oiseau rôti.

Vial, qui habite à trois cents mètres d’ici un dé peint en rose, n’était pas heureux ce matin, car le réchaud à repasser, équipé en gril à braise, encombrait un coin de la terrasse, et mon voisin se faisait petit comme un chien de chasse le jour d’une noce.

– Ne crois-tu pas, Vial, qu’ils aimeront ma sauce, avec les petits poulets ? Quatre petits poulets fendus par moitié, frappés du plat de la hachette, salés, poivrés, bénits d’huile pure, administrée avec un goupillon de pebreda dont les folioles et le goût restent sur la chair grillée ? Regarde-les, s’ils ont bonne mine ?

Vial les regardait, et moi aussi. Bonne mine… Un peu de sang rose demeurait aux jointures rompues des poussins mutilés, plumés, et on voyait la forme des ailes, la jeune écaille qui bottait les petites pattes, heureuses ce matin encore de courir, de gratter… Pourquoi ne pas faire cuire un enfant, aussi ? Ma tirade mourut et Vial ne dit mot. Je soupirais en battant ma sauce acidulée, onctueuse, et tout à l’heure pourtant l’odeur de la viande délicate, pleurant sur la braise, m’ouvrirait tout grand l’estomac… Ce n’est pas aujourd’hui, mais c’est bientôt, je pense, que je renoncerai à la chair des bêtes…

– Serre-moi mon tablier, Vial. Merci. L’an prochain…

– Que ferez-vous l’an prochain ?

– Je serai végétarienne. Trempe le bout de ton doigt dans ma sauce. Hein ? Cette sauce-là sur les petits poulets tendres… N’empêche que… – pas cette année, j’ai trop faim – n’empêche que je serai végétarienne.

– Pourquoi ?

– Ce serait long à expliquer. Quand certain cannibalisme meurt, tous les autres déménagent d’eux-mêmes, comme les puces d’un hérisson mort. Reverse-moi de l’huile, doucement…

Il pencha son torse nu, lustré de soleil et de sel, dont la peau mire le jour. Selon qu’il bougeait, il était vert autour des reins, bleu sur les épaules, à l’image des teinturiers de Fez. Quand je commandai « stop », il coupa le fil d’huile dorée ; se redressa, et je reposai ma main un moment sur son poitrail, comme sur un cheval, flatteusement. Il regarda ma main, qui annonce mon âge – à la vérité, elle porte quelques années de plus – mais je ne retirai pas ma main. C’est une bonne petite main, noircie, dont la peau devient assez large à présent autour des phalanges et au revers de la paume. Elle a les ongles taillés ras, le pouce retroussé volontiers en queue de scorpion, des cicatrices et des écorchures, et je n’ai pas honte d’elle, au contraire. Deux ongles jolis – cadeau de ma mère – trois pas très beaux – souvenir de mon père.

– Tu t’es baigné ? Tu as fait un bon quatre cents mètres sur le bord de l’eau ? Alors, pourquoi as-tu, quand on n’est qu’en juillet, une tête de fin de vacances, Vial ?

Le moindre désordre sentimental dérange les traits de Vial, réguliers, assez beaux. Il n’a pas l’air gai, mais on ne l’a jamais vu triste. Je dis qu’il est beau, parce qu’ici au bout d’un mois de séjour, tous les hommes sont beaux, à cause de la chaleur, de la mer et de la nudité.

– Qu’est-ce que tu m’as rapporté du marché, Vial ? Tu m’excuses, hein ? La Divine avait juste le temps de courir pour les poulets…

– Deux melons, une tarte à la frangipane et des pêches. Il n’y a plus de figues-fleurs, et les autres ne seront mûres que…

– Je le sais mieux que toi, je les passe en revue tous les jours dans ma vigne… Tu es un amour. Qu’est-ce que je te dois ?

Il fit un geste d’ignorance, son épaule enrichie de muscles montait et descendait comme un sein qui respire.

– Tu as oublié ? Attends, que je voie la grosseur des melons… Cette tarte-là, c’est la taille de seize francs, et tu as deux kilos de pêches… Quatorze et seize trente, trente et quinze quarante-cinq… Je te dois entre quarante-cinq et cinquante francs.

– Vous êtes en maillot de bain sous votre tablier ? Vous n’avez pas eu le temps de vous baigner ?

– Mais si.

Il lécha avec naturel le haut de mon bras.

– C’est vrai.

– Oh ! tu sais, ça pourrait être du sel d’hier soir… Reposons-nous, on a grandement le temps, ils seront tous en retard…

– Oui… Je ne peux pas faire quelque chose d’utile ?

– Si, te marier.

– Oh !… J’ai trente-cinq ans.

– Justement. Ça te rajeunira. Tu manques de jeunesse. Ça te viendra avec l’âge, a dit Labiche. Ta petite amie n’est pas revenue du marché avec toi ? Tu as dû la rencontrer sur le port ?

– Mademoiselle Clément termine une étude au Lavandou.

– Tu n’aimes pas que je l’appelle ta petite amie, je vois ?

– Je l’avoue, C’est une façon de dire qui peut donner à croire qu’elle est ma maîtresse, alors qu’elle ne l’est pas.

J’ai ri, en poudrant les braises trop vives du réchaud à repasser. Je ne connais presque pas l’espèce à laquelle appartient ce garçon, qui vit à petit bruit. Il est de la génération des Carco, des Segonzac, des Léopold Marchand et des Pierre Benoît, des Mac-Orlan, des Cocteau et des Dignimont, ceux que j’ai vus, comme je dis, « tout petits », avant et pendant la guerre. Est-ce en ce temps-là, quand des marées capricieuses de permissions les amenaient à Paris, et sur la foi de leurs visages, les uns engraissés bizarrement, les autres creux comme aux écoliers grandis trop vite – est-ce en ce temps-là que j’ai pris l’habitude de les tutoyer presque tous ? Non, c’est simplement parce qu’ils sont jeunes, et s’ils me disent bonjour à grands bras, à gros baisers claquant sur la joue, c’est aussi parce qu’ils sont jeunes… Mais si les plus tendres – ceux-là que j’ai nommés, ceux-là que je ne nomme pas – m’appellent « Madame » et par jeu « mon bon maître », c’est parce qu’ils sont eux, et que je suis moi.

Le garçon presque nu qui me versait l’huile ce matin a fait la guerre aussi. Après, il a regimbé au moment de redevenir tapissier. Il a eu peur, dit-il, d’un père demeuré vert, âpre à son commerce et orgueilleux. J’ai parfois voulu écrire l’histoire d’une progéniture dévorée, jusqu’aux os, par ses géniteurs. Je pourrais fondre ensemble Mme Lhermier, par exemple, qui cousit sa fille à ses jupes, empêcha tout mariage et se fit, de la sotte fille docile, une sorte de jumelle séchée, qui ne la quittait ni jour ni nuit, et ne se plaignait jamais. Mais un jour, j’ai vu le regard de Mlle Lhermier… Horreur ! horreur !… J’emprunterais quelques traits à Albert X… victime passionnée, ombre inquiétante de sa mère, – à Fernand Z…, frêle banquier qui attend en vain la mort de son robuste banquier de père… Ils sont beaucoup, je n’aurais que le choix. Seulement Mauriac a déjà fait Genitrix… Ne nous apitoyons pas trop sur Vial le fils, prénommé… comment, déjà ?

– Vial, comment t’appelles-tu ?

– Hector.

Étonnée, je suspendis l’élagage des premiers dahlias de la saison, cueillis pour la table.

– Hector ? Il me semble que tu t’appelais… Valère ?

– C’est vrai, mais je voulais constater que vous l’aviez à peu près oublié.

…sur Vial le fils, qui ruse avec sa longue minorité commerciale et use de cartes de visite au nom de « Vial, décorateur ». Il n’est déjà plus tapissier. Il dispose à Paris d’un petit magasin timide, mi-librairie romantique, mi-bibelot, comme tout le monde… Aimant la campagne des peintres, Vial s’est mis à aimer leur peinture.

Parmi les gratteurs de papier qui n’ont liberté que d’écrire, il se donne le luxe de lire, de dessiner des meubles et même de nous juger. Il déclare à Carco qu’il n’aurait jamais dû publier que des vers, et à Segonzac qu’il est un mystique. Le grand « Dédé » ne rit pas, et répond poliment : « Vouère ! Fi de garce, vous n’êtes point si mal emmanchai de la taîte que du daîrrière ! » Carco me prend à témoin : « Un homme du métier qui me dirait ça, Colette, je le traiterais de ballot. Mais qu’est-ce que je m’en irais répondre à un tapissier ? Monsieur l’ameublementier, tu attiges ! »

Je ne sais pas grand’chose de plus sur mon verseur d’huile. Mais que sais-je de mes autres amis ? Chercher l’amitié, la donner, c’est d’abord crier : « Asile ! asile ! » Le reste de nous est sûrement moins bien que ce cri, il est toujours assez tôt pour le montrer.

Je crois que la présence, en nombre, de l’être humain fatigue les plantes. Une exposition horticole pâme et meurt presque chaque soir, quand on lui a rendu trop d’hommages ; j’ai trouvé mon jardin las après le départ de mes amis. Peut-être les fleurs sont-elles sensibles au son des voix. Et les miennes ne sont pas accoutumées plus que moi aux réceptions.

Mes hôtes partis, les chats rampent hors de leurs abris, bâillent, s’étirent comme au sortir du panier de voyage, flairent la trace des intrus. Le matou somnolent coule du mûrier comme une liane. Sa compagne ravissante étale, sur la terrasse qu’on lui restitue, son ventre où point, dans une nue de poil bleuâtre, une seule tétine rose, car elle n’a nourri, cette saison, qu’un seul petit. Le départ des visiteurs ne change rien aux us de la chienne brabançonne qui me surveille, ne cesse pas, n’a jamais cessé de me surveiller, ne cessera qu’à la mort de me donner l’attention de tous ses instants. Sa mort seule peut mettre fin au drame de sa vie : vivre avec moi ou sans moi. Elle vieillit robustement, elle aussi…

Autour de ces trois types de l’autorité animale, des bêtes de second plan tiennent la place qu’un protocole moins humain qu’animal leur assigne : plates chattes des mas environnants, chiens de ma gardienne que le bain de blanche poussière déguise… « Ici, dit Vial, les chiens sont tous du XVIIIe, l’été. »

Les hirondelles buvaient déjà au lavoir et happaient les éphémères, quand ma « compagnie » s’en alla. L’air avait son goût usagé d’après-midi, et la chaleur était grande sous le soleil qui se couche tard. Mais il ne peut pas me tromper, je décline avec le jour. Et vers la fin de chaque journée, la chatte, enlaçant en « huit » mes chevilles, me convie à fêter l’approche de la nuit. C’est la troisième chatte de ma vie si je ne compte que les chattes d’un grand caractère, mémorables entre les chats et les chattes.

M’émerveillerai-je jamais assez des bêtes ? Celle-ci est exceptionnelle comme l’ami qu’on ne remplacera pas, comme l’amoureux sans reproche. D’où vient l’amour qu’elle me porte ? Elle a, d’elle-même, réglé son pas sur le mien, et le lien invisible, d’elle à moi, suggérait le collier et la laisse. Elle eut l’un et l’autre, qu’elle porte avec l’air de soupirer : « Enfin ! » Le moindre souci vieillit et semble pâlir son très petit visage serré et sans chair, d’un bleu de pluie autour des yeux qui sont d’or pur. Elle a, des amants parfaits, la pudeur, l’effroi des contacts appuyés. Je ne parlerai guère plus d’elle. Tout le reste est silence, fidélité, chocs d’âme, ombre d’une forme d’azur sur le papier bleu qui recueille tout ce que j’écris, passage muet de pattes mouillées d’argent…

Après elle, loin derrière elle, j’ai le matou, son mari magnifique, tout endormi de beauté, de puissance, et timide comme un hercule. Puis viennent tous ceux qui volent, rampent, grincent, le hérisson des vignes, les lézards innombrables que mordent les couleuvres, le crapaud nocturne qui, ramassé sur le plat de ma main et haussé vers la lanterne, laisse tomber deux cris de cristal dans l’herbe, – le crabe sous l’algue, le trigle bleu à ailes de martinet qui s’envole de la vague… S’il retombe sur le sable, je le ramasse assommé, praliné de graviers, je l’immerge et je nage à côté de lui, en lui soutenant la tête… Mais je n’aime plus écrire le portrait, l’histoire des bêtes. L’abîme, que des siècles ne comblent point, est toujours béant entre elles et l’homme. Je finirai par cacher les miennes, sauf à quelques amis, qu’elles choisiront. Je montrerai les chats à Philippe Berthelot, puissance féline, à Vial, qui est amoureux de la chatte et qui prétend, avec Alfred Savoir, que je puis susciter un chat dans un endroit où n’y a pas de chat… On n’aime pas à la fois les bêtes et les hommes. Je deviens de jour en jour suspecte à mes semblables. Mais s’ils étaient mes semblables, je ne leur serais pas suspecte…

« Quand j’entre dans la pièce où tu es seule avec des bêtes », disait mon second mari, « j’ai l’impression d’être indiscret. Tu te retireras quelque jour dans une jungle… » Sans vouloir rêver à ce qui se pouvait cacher, sous une telle prophétie, d’insidieuse – ou d’impatiente – suggestion, sans cesser de caresser l’aimable tableau qu’elle m’offre de mon avenir, je m’y arrête, pour me rappeler la profonde, la logique défiance d’un homme très humanisé. Je m’y arrête comme à une sentence écrite par un doigt d’homme sur un front qui, si l’on écarte le feuillage de cheveux qui le couvre, sent probablement, au flair humain, la tanière, le sang de lièvre, le ventre d’écureuil, le lait de chienne… L’homme qui reste du côté de l’homme a de quoi reculer, devant la créature qui opte pour la bête et qui sourit, forte d’une affreuse innocence. « Ta monstrueuse simplicité… Ta douceur pleine de ténèbres… » Autant de mots justes. Au point de vue humain, c’est à la connivence avec la bête que commence la monstruosité. Marcel Schwob ne traitait-il pas de « monstres sadiques » les vieux charmeurs desséchés et couverts d’oiseaux qu’on voyait aux Tuileries ? Encore s’il n’y avait que la connivence… Mais il y a la préférence… Je me tairai ici. Je m’arrête aussi sur le seuil des arènes et des ménageries. Car, si je ne vois aucun inconvénient à mettre, imprimés, entre les mains du public, des fragments déformés de ma vie sentimentale, on voudra bien que je noue, secrets, bien serrés dans le même sac, tout ce qui concerne une préférence pour les bêtes, et – c’est aussi une question de prédilection – l’enfant que j’ai mise au monde. Qu’elle est charmante, celle-ci, quand elle gratte, réfléchie et amicale, la tête grumeleuse d’une vaste crapaude… Chut ! Autrefois, je me suis mêlée de camper, au premier plan d’un roman, une héroïne de quatorze à quinze ans. Que l’on m’excuse, je ne savais pas, alors, ce que c’était.

« Tu te retireras dans une jungle… » Soit. Il ne faudra pas trop tarder. Il ne faudra pas attendre que j’enregistre, dans la courbe de mes relations, de mes échanges avec l’animal, les premiers fléchissements. La volonté de séduire, c’est-à-dire de dominer, les diverses manières de bander un souhait ou un ordre, de les darder vers leur but, je les sens encore élastiques, – jusqu’à quand ?

Une pauvre belle lionne, récemment, m’isola, dans le lot de badauds massés devant sa grille. M’ayant choisie, elle sortit de son long désespoir comme d’un sommeil, et ne sachant comment manifester qu’elle m’avait reconnue, qu’elle voulait m’affronter, m’interroger, m’aimer peut-être assez pour n’accepter que moi comme victime, elle menaça, étincela et rougit comme un feu captif, se jeta contre ses barreaux et soudain s’assoupit, lasse, en me regardant…

L’ouïe mentale, que je tends vers la Bête, fonctionne encore. Les drames d’oiseaux dans l’air, les combats souterrains des rongeurs, le son haussé soudain d’un essaim guerroyant, le regard sans espoir des chevaux et des ânes, sont autant de messages à mon adresse. Je n’ai plus envie de me marier avec personne, mais je rêve encore que j’épouse un très grand chat. Montherlant sera, je pense, bien aise de l’apprendre…

Dans le cœur, dans les lettres de ma mère, étaient lisibles l’amour, le respect des créatures vivantes. Je sais donc où situer la source de ma vocation, une source que je trouble, aussitôt née, dans la passion de toucher, de remuer le fond que couvre son flot pur. Je m’accuse d’avoir voulu, dès le jeune âge, briller, – non contente de les chérir, – aux yeux de mes frères et complices. C’est une ambition qui ne me quitte pas…

– Vous n’aimez donc pas la gloire ? me demandait Mme de Noailles.

Mais si. Je voudrais laisser un grand renom parmi les êtres qui, ayant gardé sur leur pelage, dans leur âme, la trace de mon passage, ont pu follement espérer, un seul moment, que je leur appartenais.

Elle était aimable, ce matin, mon équipe de jeunes convives. Deux avaient amené des jeunes femmes bien jolies, et sages à croire qu’on les avait, chacune, chapitrées : « Tu sais, on va t’emmener chez Colette, mais on te rappelle qu’elle n’aime pas les cris d’oiseau, ni les aperçus littéraires. Mets ta plus jolie robe, la rose, la bleue. Tu verseras le café. » Ils savent que je tiens pour agréables les jeunes femmes jolies et peu familières. Ils sont au fait de ce qui charme mes heures de loisir : les enfants et les jeunes femmes cérémonieux, et les bêtes impertinentes.

Quelques peintres possèdent des épouses, ou des maîtresses, dignes d’eux et de la vie qu’ils mènent. On les voit douces, et pareilles en leurs mœurs aux femmes des cultivateurs. Les hommes ne se lèvent-ils pas avec le jour, pour s’en aller aux champs, en forêt, le long des côtes ? Ne reviennent-ils pas à la nuit approchante, fatigués, muets de solitude ? En leur absence, les femmes taillent des robes d’été dans un service de table, des napperons et des serviettes dans des mouchoirs en coton, et vont au marché avec simplicité, c’est-à-dire pour acheter des provisions, et non pour célébrer la » belle matière » des rascasses laquées de rouge, les ventres des girelles sanglées d’ocre et d’azur.

– Mon homme ? Il doit être aux champs, par là, sur Pampelonne, » répond l’amie de Luc-Albert Moreau, en désignant l’horizon d’un grand geste vague de paysanne. Asselin chante comme un bouvier, et parfois la brise, si vous tendez l’oreille, vous apporte la voix douce de Dignimont, qui lamente une petite complainte de soldat ou de matelot…

Hélène Clément, venue seule, n’était pas la plus laide, il s’en faut. Elle n’appartient ni au clan des modèles, ni à celui des femmes en puissance d’homme. C’est une blonde paille, aux cheveux plats. Le soleil la teint en rouge harmonieux, un beau rouge égal, qui envahit sa peau de blonde et voue au bleu, tout l’été, ses yeux pers. Grande, avec une chair modeste, elle ne pêche guère que par l’excès de loyauté physique et morale, qui est un des snobismes des filles de vingt-cinq ans. Il est juste de dire que je la connais peu.

Elle peint d’une manière obstinée, à grandes touches viriles, nage, conduit sa cinq-chevaux, va souvent visiter ses parents, qui, craignant le chaud, passent l’été dans la montagne. Elle habite une pension de famille, ainsi nul n’ignore sa qualité de « fille très sérieuse ». Il y a trente ans, on rencontrait Hélène Clément sur des plages, une broderie à la main. Aujourd’hui, elle peint la mer et s’oint d’huile de coco. Elle a gardé, des anciennes Hélène Clément, un joli front soumis, de la dignité corporelle, et surtout une manière déférente de répondre : « Oui, madame ! Merci, madame ! » qui entr’ouvre, dans son langage appris chez des peintres et des mauvais garçons – la grille d’un jardin de pensionnat. J’aime, chez cette grande fille, justement cet air d’avoir laissé choir son ancienne broderie, sa broderie qui lui tenait lieu de mystère. Peut-être que je me trompe, parce que je ne fais pas assez attention à Hélène. Peut-être aussi la transparence, âme et corps, à laquelle elle semble fort tenir, me laisse-t-elle trop deviner le flottement triste qui est l’apanage – elles le nient – des femmes dites indépendantes qui ne font pas le mal, si l’on donne au commerce charnel son ancien nom de « mal ».

Il ne viendra plus personne. Je ne quitterai pas cette table pour le petit café du port, d’où l’on assiste aux couchers furibonds du soleil. L’astre ramasse, vers la fin de la journée, le peu de nues qu’évapore la mer chaude, les entraîne au bas du ciel, les embrase et les tord en chiffons de feu, les étire en barres rougies, s’incinère en touchant les Maures… Mais il se couche trop tard, en ce mois. Je l’admirerai assez en dînant seule, le dos au mur de ma terrasse. J’ai vu mon content de figures sympathiques aujourd’hui. Allons donc à la rencontre, la chienne, la chatte et moi, de la grande couleur violette qui signale l’Est et qui monte de la mer. Ce sera bientôt l’heure du retour au logis pour quelques vieillards, mes voisins, qui travaillent aux champs… Je ne tolère les vieilles gens que courbés vers la terre, crevassés et crayeux, la main ligneuse, chevelus comme un nid. Certains m’offrent, au creux d’une paume qu’ont délaissée la moiteur et la couleur humaines, leurs œuvres les plus précieuses : un œuf, un poussin, une pomme ronde, une rose, un raisin. Une Provençale de soixante-douze ans va chaque jour du port à son champ de vigne et de légumes, deux kilomètres le matin, autant le soir. Elle mourra sans doute de labeur, mais elle ne semble pas lasse, quand elle s’assied un moment devant ma grille. Elle pousse des cris légers : « Té qu’il est joli ! » J’accours : elle caresse, d’un doigt ciselé, noirci, crochu, le bouton à tête plate, couleuvrine, comme prête à siffler, d’un de ces lys des rivages qui s’élancent de la terre, grandissent si vite qu’on n’ose pas les regarder, épanouissent leur corolle et leur parfum maléfique de fruit mûr blessé, puis retournent au néant…

Non, il n’était pas joli. Il ressemblait à un vigoureux serpenteau aveugle. Mais la vieille femme savait qu’il serait joli quelques jours plus tard. Elle avait eu le temps de l’apprendre. Par moments je l’aimerais, chargée de poivrons verts, un collier d’oignons frais au cou, ses mains d’osier sec mi-fermées sur un œuf qu’elle ne laisse jamais choir, si je ne me ressouvenais soudain que, n’ayant plus la force de créer, elle garde celle de détruire, et qu’elle écrase la musaraigne sur l’allée, la libellule contre la vitre, le chaton nouveau-né encore humide. Elle n’y fait pas de différence avec l’écossage des pois… Alors je lui dis : » Adieu ! » en passant et je les renfonce dans le paysage, elle et son ombre : un très petit homme ancien, qui loge, comme un lézard, sous un laurier-rose et une hutte de pierres. La vieille femme parle, l’homme ne parle plus. Il n’a plus rien à dire à personne. Il écorche la terre, ne pouvant plus bêcher, et quand il nettoie le seuil de sa hutte il a l’air de jouer, parce qu’il se sert d’un balai d’enfant. On en a trouvé un mort, l’autre jour – un vieillard. Tout sec comme le crapaud défunt, que midi calcine avant qu’un rapace ait le temps de le vider. La mort, ainsi frustrée d’une grande part de corruption, est plus décente à nos yeux de vivants. Corps friable et léger, ossements creux, un grand soleil dévorateur sur le tout, sera-ce mon lot final ? Je m’applique parfois à y songer, pour me faire croire que la seconde moitié de ma vie m’apporte un peu de gravité, un peu de souci de ce qui vient après… C’est une illusion brève. La mort ne m’intéresse pas, – la mienne non plus.

Nous avons bien dîné. Nous nous sommes promenées sur le chemin de côte, le long de sa région la plus peuplée, l’étroit marais fleuri où l’eupatoire, la statice, la scabieuse apportent trois nuances de mauve, le grand jonc fleuri sa grappe de graines brunes comestibles, le myrte sa blanche odeur, blanche, blanche, amère qui heurte les amygdales, blanche à provoquer la nausée et l’extase, – le tamaris son brouillard rose, le roseau sa massue à fourrure de castor. Ce lieu déborde de vie, surtout à la pointe du jour et au coucher des oiseaux. La fauvette des roseaux glisse, pour le plaisir, sans cesse, le long des hampes, et éclate chaque fois de joie. Les hirondelles rasent la mer, les mésanges ivres de courage écartent de ce paradis des troupes de geais, de guêpes altérées, de chats braconniers, et, dans le milieu du jour, de lourds Morios traînant le velours épais de leurs ailes, des Flambés jaunes et rayés comme des tigres, des Machaons à nervures gothiques survolent la petite lagune douceâtre, salée de mer, sucrée de racines et d’herbe, et viennent pomper le miel des chanvres roses, des lotiers et des menthes, chacun d’eux voluptueusement attaché à sa fleur.

Le soir, la vie animale se cache un peu, s’éteint à peine. Que de rires secrets, de voltes rapides sous mes pas, que de fuites en éclair devant l’élan des deux chats qui me suivaient ! C’est qu’en livrée de nuit ceux-ci sont redoutables. La douce chatte perce d’un trait les buissons, son puissant mâle réveillé lève en galopant les pierres du chemin comme un cheval, et tous deux, sans faim, croquent les sphinx aux yeux rougeoyants.

Le frais du soir s’accompagne ici, pour moi, d’un frisson qui ressemble à un rire, d’une robe d’air nouveau sur la peau libre, d’une clémence qui se resserre plus étroitement sur moi à mesure que la nuit se ferme. Si je me fiais à cette mansuétude, cet instant serait mon instant de grandir, de braver, d’oser, de mourir… Mais régulièrement je lui échappe. Grandir… Pour qui ? Oser… Qu’oserais-je donc de plus ? On m’a assez affirmé que vivre selon l’amour, puis selon l’absence d’amour, était la pire outrecuidance… Il fait si bon, à ras de terre… Et reprise, agrippée par des plantes juste assez hautes pour donner de l’ombre à mon front, par des pattes qui d’en bas cherchent ma main, par des sillons qui demandent l’eau, une tendre lettre qui veut une réponse, une lampe rouge dans le vert de la nuit, un cahier de papier lisse qu’il faut broder de mon écriture – je suis revenue comme tous les soirs. Que l’aube est proche ! La nuit, en ce mois, se donne à la terre comme une amante clandestine, vite, peu à la fois. Il est dix heures. Dans quatre heures, ce ne sera plus la vraie nuit. D’ailleurs, une vaste gueule ronde de lune, assez effrayante, envahit le ciel, et elle n’est pas mon amie.

À trois cents mètres d’ici, la lampe de Vial, dans sa maison en forme de dé, regarde la mienne. À quoi donc songe ce garçon, au lieu de traîner ses espadrilles le long du petit port ou de danser – il danse si bien – au petit bal de la Jetée ? Il est trop sage. Il faudra qu’un de ces jours je m’y prenne sérieusement et qu’à cette autre sage, Hélène Clément, – oh ! pour le temps qu’ils voudront – je le marie. Aujourd’hui, j’ai bien vu qu’elle changeait de nuance, c’est-à-dire d’expression, en s’adressant à lui. Elle riait avec tous les autres, et surtout quand Carco, l’œil couleur caramel entre des paupières mi-jointes de chasseur, lui révélait l’infâme et prodigieux secret d’une vieille prostituée qui réussit à rester, vingt-cinq ans durant, « petite fille » au Quartier Latin. Hélène n’a pas l’oreille prude, il s’en faut. Mais son rire, aux récits de Carco, est quand même le rire de l’ancienne Hélène Clément, qui égara sa broderie du temps que son cousin, le polytechnicien, – « Oh ! Henri, voulez-vous vous taire » – lui disait, en poussant la balançoire, qu’il avait entrevu son mollet… Hélène Clément dédie à Vial son aspect le plus proche de la vérité : le sérieux visage d’une fille qui ne demanderait qu’à être simple. Il n’est pas possible que Vial ne l’ait pas remarqué.

D’habitude, je ne me préoccupe guère d’organiser le bonheur d’un couple. Mais il me semble que je suis responsable de cette déplaisante petite agitation, de cette mise en branle de forces oisives qui pourront désormais entraîner deux êtres, jusque-là bien distants l’un de l’autre, bien abrités dans leur secret, ou leur manque de secret individuel.

Menant ma voiturette hier matin au marché, vers neuf heures, j’ai dépassé, puis ramassé Hélène Clément, qui s’en allait, sa tête nue lisse comme une pomme d’or, une toile sous le bras, chez le menuisier qui fait métier d’encadreur. Deux cents mètres plus loin, Vial, derrière sa grille, sur le seuil du « Dé », décapait un fauteuil ancien, sec, contourné et fin comme une aubépine l’hiver.

– Vial, on ne t’a pas vu depuis deux jours ! Vial, qu’est-ce que c’est que ce fauteuil ?

Il riait, une barre blanche dans sa figure sombre.

– Vous ne l’aurez pas, celui-là ! J’ai été le chercher plus loin que Moustier-Sainte-Marie, avec la Citroën.

– C’est donc ça, dit Hélène.

Vial leva le nez, cacha ses dents.

– C’est donc ça que quoi ?

Elle ne dit rien et le regarda d’un air si dangereusement bête qu’il pouvait lire, dans des yeux pers que le soleil ne fermait pas, ce qu’il eût voulu. Je sautai de la voiture :

– Montre, Vial, montre ! Et paye-nous le vin blanc du matin, avec de l’eau fraîche !

Hélène descendit derrière moi, huma l’odeur du petit logis étranger. meublé d’un divan, d’une table de bateau en demi-lune, éclairé de toile rose et de moustiers blancs.

– Un Juan Gris, deux Dignimont, un chromo de Linder, compta Hélène. C’est tout Vial, qui ne sait jamais sur quel pied danser… Vous trouvez que ça fait bien aux murs, dans une maison d’ici ?

Vial, qui essuyait ses mains tachées, regardait Hélène. Elle s’appuyait d’une main au mur, levait le cou et les bras comme pour grimper, et ses pieds, dressés sur leurs pointes, nus dans les sandales, n’étaient pas laids. Et quelle belle couleur de jarre rouge, sur tout le corps si peu voilé !

– Vial, combien l’as-tu payé, ton fauteuil ?

– Cent quatre-vingt dix. Et il est en noyer, sous la peinture que des cochons lui ont mise partout. Regardez le bras qui est décapé…

– Vial, vends-le moi !

Il fit « non », de la tête.

– Vial, es-tu commerçant, oui ou non ? Vial, as-tu du cœur ?

Il fit « non », de la tête.

– Vial, je te change ton fauteuil contre… contre Hélène, tiens !

– Elle est donc à vous ? dit Vial.

Sa réplique valait, en esprit et en délicatesse, ma plaisanterie.

– Ça va, ça va ! bouffonna Hélène. Vraiment, mon cher, c’est une affouaire !

Elle riait, plus rouge que son hâle rouge, et dans chacun de ses yeux pers un point scintillant dansait. Mais Vial fit encore « non » de la tête, et chaque point scintillant se changea en une larme.

– Hélène !…

Elle courait déjà hors de la maison, et nous nous regardions, Vial et moi.

– Qu’est-ce qu’elle a ?

– Je ne sais pas, dit Vial froidement.

– C’est ta faute.

– Je n’ai rien dit.

– Tu as fait comme ça : «non, non ».

– Et si j’avais fait comme ça : « oui, oui », c’était mieux ?

– Tu m’ennuies, Vial… Je m’en vais… Je te dirai demain comment ça a fini.

– Oh ! vous savez…

Il souleva une épaule, la laissa retomber, et me conduisit jusqu’au portillon du jardin.

Dans ma petite voiture, une Hélène aux yeux secs chantonnait, attentive à la toile fraîche qu’elle équilibrait sur ses genoux.

– Ça vous dit quelque chose, ça, madame Colette ?

J’accordai quelques mots, en regardant l’étude, honnête, qu’elle avait inutilement épaissie pour « faire peintre », et j’ajoutai, oubliant la prudence :

– Vial t’a fait de la peine ? J’espère bien que non ?

Elle me répondit, avec une froideur qui me parut identique à celle de Vial :

– Vous ne voudriez pas, madame Colette, ne confondez pas l’humiliation et le chagrin. Oui, oui, l’humiliation… Ce sont des accidents qui m’arrivent assez souvent, dans ce milieu-là.

– Quel milieu ?

Hélène remua les épaules, serra la bouche, et je la devinai mécontente d’elle-même. Elle se tourna vers moi ; mouvement de loyauté brusque que ma petite voiture traduisit par une embardée, sur le chemin poétique qu’on ne répare jamais.

– Madame Colette, ne prenez pas en mal ce que je dis. Je dis « ce milieu », parce qu’au fond ce n’est pas le milieu où j’ai été élevée. Je dis « ce milieu », parce que, tout en l’aimant beaucoup, je me trouve quelquefois étrangère parmi les peintres et leurs amies, mais je suis tout de même assez intelligente pour…

– …comprendre la vie…

Elle protesta de tout le corps.

– Je vous en prie, madame Colette, ne me traitez pas – ça vous arrive – en petite bourgeoise qui affecte le genre Montparno. Je comprends en effet assez de choses, et particulièrement que Vial, qui n’est pas non plus de « ce milieu », est mal venu à plaisanter d’une certaine manière, à se permettre certaines libertés. Il n’y met pas de grâce, pas de gaîté, et ce qui serait charmant et bon enfant dans la bouche de Dédé ou de Kiss, par exemple, devient choquant dans la sienne ! …

– Mais il n’a rien dit, insinuai-je, en freinant devant la « Pension de premier ordre » qui loge Hélène.

Debout près de la voiturette, et la main tendue, ma jeune passagère ne put masquer son irritation, ni l’étincelle, de nouveau mouillée, qui refléta dans ses yeux la couleur bleue triomphante de toutes parts :

– Si vous le voulez bien, madame Colette, n’en parlons plus Je n’ai aucune envie d’éterniser cette histoire, qui n’en est pas une, même pour le plaisir d’écouter la défense de Vial, surtout présentée par vous !… présentée par vous !…

Elle s’enfuyait, un peu trop grande pour son trouble de petite fille. Je lui criai : « Au revoir ! au revoir ! », gentiment, pour que notre brusque séparation n’éveillât pas la curiosité de Lejeune, le sculpteur, qui traversait la placette, vêtu, en toute innocence, d’une culotte courte en toile vert Nil, d’un veston rose sans manches ouvert sur un chandail brodé de fleurettes au point de croix, et qui nous saluait, en soulevant un chapeau de jonc à larges bords, orné de cerises en laine.

* * *

C’est à cause de cette sotte Hélène que je supportai distraitement, moins agréablement, la présence de Vial, l’après-midi suivant. Il m’avait cependant apporté du nougat en barres et des branches de caroubier à fruits verts, qui demeurent longtemps fraîches si on les fiche dans des jarres emplies de sable humide.

Il traînait son indolence quotidienne sur la terrasse, après le bain de cinq heures, bain fouetté de vent, et si froid sous un soleil redoutable, – car tout est surprise en Méditerranée – que nous ne cherchions pas l’abri de la salle rose, mais la tiède et vivante terre battue, sous l’ombre claire de rameaux espacés. Cinq heures de l’après-midi est un moment instable, doré, qui nuit passagèrement au bleu universel, air et eau, où nous nous baignons. Le vent ne se levait pas encore, mais un remous se révélait parmi les verdures les plus légères, comme le plumage des mimosas, et le signal faible lancé par une seule branche de pin recevait la réponse d’une autre branche de pin, qui hochait seule…

– Vial, tu ne trouves pas que c’est moins bleu qu’hier ?

– Qu’est-ce qui est moins bleu ? demanda dans un murmure l’homme de bronze au pagne blanc.

Il était à demi couché, le front sur ses bras pliés ; je l’aime toujours mieux, quand il cache son visage. Non qu’il soit laid, mais au-dessus du corps précis, éveillé, expressif, les traits du visage somnolent un peu. Je n’ai pas manqué d’affirmer à Vial qu’on pourrait le guillotiner sans que personne s’en aperçoive.

– Tout est moins bleu. Ou bien, c’est moi… Le bleu, c’est mental. Le bleu ne donne pas faim, ne rend pas voluptueux. Une chambre bleue est inhabitable.

– Depuis quand ?

– Depuis que je l’ai dit ! À moins que tu n’espères plus rien – dans ce cas, tu peux habiter une chambre bleue…

– Pourquoi moi ?

– Toi, ça signifie : n’importe qui.

– Merci. Pourquoi avez-vous du sang sur votre jambe ?

– C’est le mien. J’ai buté sur une fleur du rivage en forme de cul de bouteille.

– Pourquoi avez-vous la cheville gauche un peu enflée, tous les jours ?

Et toi, pourquoi as-tu été mufle avec la petite Clément, à la fin ?

L’homme de bronze se dressa, digne :

– Je n’ai pas été mufle avec la… avec mademoiselle Clément ! Mais si c’est pour un mariage, je vous serai mille fois reconnaissant, madame, de ne plus me parler d’elle !

– Comme tu es romanesque, Vial ! Est-ce qu’on ne peut pas rire un peu ? Pousse-toi, tu tiens toute la place sur ce parapet… que je te raconte ! Tu ne sais pas tout. Hier, en me quittant, elle m’a interdit de prendre ta défense ! Et elle est partie, dans un grand mouvement tragique, en répétant : « Surtout pas vous ! Surtout pas vous ! » Crois-tu ?

Vial sauta sur ses pieds, se campa devant moi, pareil à un mitron des noirs royaumes.

– Elle vous a dit ça ? Elle a osé ?

Il me montrait un visage si écarquillé, ouvert à toutes les conjectures, et si comique par sa nouveauté que – j’ai le rire plus prompt qu’autrefois – je ne pus garder mon sérieux. La respectabilité physique que confèrent à Vial le silence fréquent, le regard bas, une certaine sécurité dans l’attitude, craquait de partout, et je ne le trouvais pas joli… Il se reprit avec une promptitude agréable et soupira négligemment :

– Pauvre petite…

– Tu la plains ?

– Et vous ?

– Vial, je n’aime pas beaucoup ta manière de répondre toujours à une question par une question. Ce n’est pas courtois. Moi, tu comprends, je ne connais pas, pour ainsi dire, cette jeune fille…

– Moi non plus.

– Ah !… je croyais… Mais elle n’est pas difficile à connaître. Elle a l’air de bannir le mystère comme si c’était un microbe… Eh Houhou !… Ce n’est pas Géraldy, qui revient des Salins ?

– Si, je pense.

– Pourquoi ne s’est-il pas arrêté ?

– Il ne vous a pas entendue, le bruit de ses changements de vitesse couvre tous les autres.

– Mais si, il a regardé ! C’est toi qui lui as fait peur ! Je te disais que la petite Hélène Clément…

– Vous permettez ? Je vais chercher mon chandail. Les gens du Nord appellent la Provence un pays chaud…

Vial s’éloigna, et je perçus mieux le chaud, le frais, l’obliquité accrue de la lumière, le bleu universel, quelques ailes sur la mer, le figuier proche qui répand son odeur de lait et de foin en fleurs. Un très petit incendie pomponné fumait sur une montagne. Le ciel, en touchant le rude azur d’une Méditerranée qui frisait comme un pelage, devint rose, et la chatte se mit, sans motif apparent, à me sourire. C’est qu’elle aime la solitude, je veux dire ma présence, et son sourire éclaira en moi la conviction que je traitais, pour la première fois, Vial en tiers d’importance.

Le vide, le bien-être aéré que me laissait l’absence de Vial, sa présence suffisait donc à interdire l’un, à combler l’autre ? Dans le même moment, je compris que, si l’auto de Géraldy n’avait pas suspendu, devant ma porte, sa plainte de mécanismes torturés, c’est parce que Vial, visible de la route, se tenait à mes côtés… que, si mes amis et mes camarades s’abstenaient docilement, unanimement, de fréquenter vers cinq heures ma plage en forme de croissant où le sable est, sous l’eau pesante et bleue, si ferme et si blanc, c’est qu’ils tenaient pour sûr d’y rencontrer, en même temps que moi, muet à demi, vaguement ennuyé, retranché loin d’eux et nageant entre deux eaux, Valère Vial.

Ce n’est que cela… C’est un petit malentendu. J’ai bien réfléchi, pas longtemps, mais il n’y a pas d’utilité à réfléchir longtemps, et rien, dans ce qui m’occupe, n’en vaut la peine. Je ne puis croire à un calcul quelconque chez ce garçon. Il est vrai qu’à être souvent dupée je n’ai pas appris la défiance… Je craindrais plutôt, pour lui, une forme d’attachement amoureux. J’écris cela sans rire, et en levant la tête je me regarde, sans rire, dans le miroir penché, puis je me remets à écrire.

Aucune autre crainte, même celle du ridicule, ne m’arrête d’écrire ces lignes, qui seront, j’en cours le risque, publiées. Pourquoi suspendre la course de ma main sur ce papier qui recueille, depuis tant d’années, ce que je sais de moi, ce que j’essaie d’en cacher, ce que j’en invente et ce que j’en devine ? La catastrophe amoureuse, ses suites, ses phases, n’ont jamais, en aucun temps, fait partie de la réelle intimité d’une femme. Comment les hommes – les hommes écrivains, ou soi-disant tels – s’étonnent-ils encore qu’une femme livre si aisément au public des confidences d’amour, des mensonges, des demi-mensonges amoureux ? En les divulguant, elle sauve de la publicité des secrets confus et considérables, qu’elle-même ne connaît pas très bien. Le gros projecteur, l’œil sans vergogne qu’elle manœuvre avec complaisance, fouille toujours le même secteur féminin, ravagé de félicité et de discorde, autour duquel l’ombre s’épaissit. Ce n’est pas dans la zone illuminée que se trame le pire… Homme, mon ami, tu plaisantes volontiers les œuvres, fatalement autobiographiques, de la femme. Sur qui comptais-tu donc pour te la peindre, te rebattre d’elle les oreilles, la desservir auprès de toi, te lasser d’elle à la fin ? Sur toi-même ? Tu es mon ami de trop fraîche date pour que je te donne grossièrement mon opinion là-dessus. Nous disions donc que Vial…

Que la nuit est belle, encore une fois Qu’il fait bon, du sein d’une telle nuit, considérer gravement ce qui n’a plus de gravité ! Gravement, car ce n’est pas sujet à risée. Ce n’est pas la première fois qu’une sourde ardeur étrangère tente de rétrécir d’abord, puis de rompre le cercle où je vis si confiante. Ces conquêtes involontaires ne sont pas le fait d’un âge de la vie. Il faut leur chercher – ici cesse mon irresponsabilité – une origine littéraire. J’écris ceci humblement, avec scrupule. Quand des lecteurs se prennent à écrire à un auteur, surtout à un auteur femme, ils n’en perdent pas de sitôt l’accoutumance. Vial, qui ne me connaît que depuis deux ou trois étés, doit me chercher encore à travers deux ou trois de mes romans, – si je les ose nommer romans. Il y a encore des jeunes filles, trop jeunes pour prendre garde aux dates des éditions qui m’écrivent qu’elles ont lu les Claudine en cachette, qu’elles attendent ma réponse à la poste restante…, a moins qu’elles ne me donnent rendez-vous dans un « thé ». Elles me voient peut-être en sarrau d’écolière, – qui sait ? en chaussettes ? – « Vous ne mesurerez que plus tard, » me disait Mendès peu avant sa mort, « la force du type littéraire que vous avez créé ». Que n’en ai-je, hors de toute suggestion masculine, créé un qui fût, par sa simplicité, et même par sa ressemblance, plus digne de durer ! Mais revenons à Vial et à Hélène Clément…

Une vieille lune usée se promène dans le bas du ciel, poursuivie par un petit nuage surprenant de netteté, de consistance métallique, agrippé au disque entamé comme un poisson à une tranche de fruit flottante … Ce n’est pas là encore une promesse de pluie. Nous voudrions de la pluie pour les jardins et les vergers. Le bleu nocturne, insondable et comme poudré, fait plus rose, quand je reporte sur eux le regard, le rose de mes murs peu couverts. Une fraîcheur orientale s’attache aux parois nues, et les meubles clairsemés respirent à l’aise. Il n’y a qu’en ce pays soleilleux qu’une table lourde, un siège de paille, une jarre coiffée de fleurs, et un plat au marli noyé d’émail composent un mobilier. Segonzac ne décore sa « salle », vaste comme une grange, que de trophées rustiques, faux et râteaux croisés, fourches à deux dents en bois poli, couronnes d’épis, et fouets à manches rouges, dont les mèches tressées parafent gracieusement le mur. De même, dans le « Dé » de Vial…

Oui, revenons à Vial. Je vagabonde cette nuit autour de Vial, à la manière du cheval que l’obstacle importune, et qui fait le gentil, avec mille folâtreries de cheval, devant la barrière. Je n’ai pas peur d’être émue, mais j’ai peur de m’ennuyer. J’ai peur de l’appétit de drame et de sérieux qui habite les jeunes gens, – surtout Hélène Clément. Que Vial était aimable, hier ! il l’est déjà moins. Je rapproche, de son aspect d’hier, son aspect d’aujourd’hui. Malgré moi, je donne un sens à sa fidélité de bon voisin, à ses longs silences, à son attitude favorite, la tête couchée sur ses bras pliés. J’interprète, je fais tinter le son de ses crises interrogatives : « Est-ce que c’est vrai que… Qui a pu vous donner l’idée de tel personnage ? Est-ce que vous n’avez pas connu Un Tel, vers l’époque où vous écriviez tel livre ?… Oh ! vous savez, si je suis indiscret, envoyez-moi promener… » Et puis, ce soir, pour comble : « Elle a osé… elle a osé ? … », répétait-il. Et une mimique de jeune premier…

Voilà le fruit, – à une saison de la vie où je n’accepte que la fleur de tout plaisir et le meilleur de ce qu’il y a de mieux, puisque je ne demande plus rien – le fruit dessaisonné que mûrissent ma prompte familiarité – « Hé jeune homme, paye-moi une douzaine de portugaises, là, sans s’asseoir, comme à Marseille… Vial, demain, on se lève à six heures, et on va aux Halles acheter des roses, service commandé ! » – et une renommée qui rend des sons fort divers…

Et si j’allais désormais être moins douce, à moi-même et à autrui, jusqu’à la fin de la belle saison provençale constellée de géraniums brasillants, de robes blanches, de pastèques entr’ouvertes montrant leur cœur igné comme des planètes éclatées ? Rien ne menaçait pourtant mon heureux été de sel bleu et de cristal, mon été à fenêtres ouvertes, à portes battantes, mon été à colliers de jeunes aulx d’un blanc de jasmin…

L’attachement amoureux de Vial, – le dépit, non moins amoureux, de la petite Clément : je prends place entre ces deux fluides, malgré moi. Je les interroge et je les commente en signes d’encre, en écriture rapide. Quitte à encourir le ridicule… C’est vrai, il y a le ridicule. Ce n’est guère la peine que je m’en souvienne, puisque dans un moment je l’aurai oublié. Ce n’est pas de toi, ma très chère – où veilles-tu, à cette heure de ta veille quotidienne ? – que j’aurais appris l’hésitation au moment d’aider, de la main et de l’épaule, un limonier épuisé, – de ramasser, dans un pli de robe, un chien boueux, – de fléchir, d’abriter l’enfant frissonnant, hostile, que nous n’avions pas fait nous-mêmes, ou de charger sur des bras impartiaux le poids d’un balbutiant amour qui penchait vers de plus mortels abîmes… Si je glisse, dans notre passif commun, tel désordre que tu ne reconnaîtras pas, pardonne-moi. « À mon âge, il n’y a plus qu’une vertu : ne faire de mal à personne. » C’est de toi, ce mot-là. Je n’ai pas, ma très chère, ton pied léger pour passer dans certains chemins. Je me souviens que, par des jours de pluie, tu n’avais presque pas de boue sur tes souliers. Et je vois encore ce pied léger faire un détour, pour épargner une petite couleuvre, déroulée d’aise sur un sentier chaud. Je n’ai pas ta sécurité aveugle à palper avec ravissement le « bien » et le « mal », ni ton art à rebaptiser selon ton code de vieilles vertus empoisonnées, et de pauvres péchés qui attendent, depuis des siècles, leur part de paradis. Tu fuyais, de la vertu, l’austérité pestilentielle. Que j’aime ta lettre : « Le goûter était donné en l’honneur de femmes fort laides. Fêtait-on leur laideur ? Elles apportent leur ouvrage et elles travaillent, travaillent, avec une application qui me fait horreur. Pourquoi me semble-t-il toujours qu’elles font quelque chose de mal ? » Tu flairais, dégoûtée, une bienfaisance capable de plus d’un crime…

* * *

Voici l’aurore. Elle n’est aujourd’hui que petites nues en pluie de fleurs, une aurore pour des cœurs délivrés. En me haussant sur mes poignets j’aperçois, émergés déjà de l’ombre que traque la lumière, une mer noire d’hirondelle, et le « Dé » encore sans couleur propre, le « Dé » où repose un garçon solitaire, qui mûrit un secret de trop. Solitaire… C’est un mot à belle figure, son S en tête dressé comme un serpent protecteur. Je ne puis l’isoler tout à fait de l’éclat farouche qu’il reçoit du diamant. L’éclat farouche de Vial… Pauvre type… Pourquoi donc ne m’avisé-je pas de m’écrier : « Pauvre Hélène Clément… ? » J’aime bien me prendre sur le fait. Au Maroc, j’ai passé chez des propriétaires de grandes cultures, exilés volontaires de France, tout entiers voués à leurs vastes domaines marocains. Ils avaient conservé une curieuse manière, en lisant les journaux, de s’élancer sur « Paris », avec un appétit, des sourires de fête… Homme, ma patrie, tu demeures donc l’aîné de mes soucis ? Je n’y vois pas d’inconvénient. Mais, soucis, petites amours d’été, mourez ici en même temps que l’ombre qui cernait ma lampe : un chant outrecuidant de merle, rompant son fil de grosses perles rondes, roule jusqu’à moi. Le parfum des pins, nocturne encore, va se dissoudre au soleil imminent. La belle heure pour aller, dans la mer mal éveillée où chaque foulée de mes jambes nues crève, sur l’eau d’un bleu lourd, une pellicule d’émail rose, quérir la litière d’algues dont je veux protéger le pied des jeunes mandariniers ! …

Share on Twitter Share on Facebook