II

« Il n’y avait point de place pour toi, mon enfant chérie, dans cet hôpital sonore et verni où toute surface miroite, gelée de refléter le ciel, rien que le ciel ! Tes yeux, ô ma bête charmante, n’y auraient-ils pas perdu leur moire mouvante et dorée, où semble toujours se balancer l’ombre d’une branche ?…Et, d’ailleurs, c’était défendu ! Laisse, va, lis ceci sans que l’angoisse tire les coins de ta chère bouche et fasse remonter ta courte lèvre d’en haut… Il y a dans ma chambre, pendu au mur gelé, un « Règlement » où toutes les accolades ont la forme de ta lèvre supérieure : c’est le seul objet d’art qui pare la nudité de la pièce… Laisse, je te dis, laisse, mon enfant, ton vieux mari entre les quatre murs de ce frigorifique ; on traite de même le poisson qui manque de fraîcheur…

« Je n’ai pas encore retrouvé le sommeil, Claudine. Ils ne savent pas pourquoi. Un médecin très doux, si doux que j’ai l’impression d’être devenu un fou qu’on craint de contrarier, m’assure que c’est très normal ces insomnies. Très normal, assurément. Mon abeille endormie, toi qui dors silencieuse et le front dans tes bras, tu les entends ? C’est très normal – surtout au commencement. Attendons la fin.

« À part ce détail négligeable, tout va bien. Les mots de « phénomènes de la nutrition », de « voies digestives », de « gros côlon », de « paresse du cœur » (paresse du cœur, Claudine !) rebondissent contre les lisses parois de ma chambre comme de beaux lépidoptères…

« Écris-moi. Vois-tu comme mon écriture est claire et redressée ? C’est que je m’applique. Mille choses à Annie. Et rien pour toi que mes pauvres bras fatigués, puisque tu m’es défendue…

« Renaud.

« Je n’ai pas de nouvelles de Marcel. Occupe-toi un peu de lui. Il avait des besoins d’argent inquiétants le mois passé. »

Assise, le dos las, les mains ouvertes, je reste là comme une bonne : une promise poyaudine, qui vient de lire la lettre de son « pays » parti sous les drapeaux n’a pas les yeux plus déserts, la pensée plus gourde que moi… Renaud est là-bas, et moi, je suis ici. Je suis ici, et Renaud est là-bas… Cette idée-là fait entre là-bas et ici, entre la Suisse et Casamène, un va-et-vient fatigant, un cliquetis de navette qui travaille à vide…

Une petite voix timide dit derrière moi :

– Ce sont de bonnes nouvelles ?

Je me détourne avec un soupir :

– De bonnes nouvelles, oui, Annie, merci.

Elle incline la tête sur son cercle à broder, une espèce de tambour de basque tendu de soie fleurie. Ses cheveux lisses sont d’un noir absolu, d’un noir sans roux ni bleu, d’un noir qui étonne et satisfait le regard. Quand on voit au grand jour les cheveux d’Annie, on n’est tenté par nulle comparaison, ni le bleuté de l’hirondelle, ni le luisant de l’anthracite fraîchement concassé, ni le noir fauve de la loutre… Ils sont noirs… comme eux-mêmes, et voilà tout. Ils la coiffent d’un bonnet lisse et serré, qu’une raie de côté incline un peu sur l’oreille. Sur sa nuque bat une queue d’étalon, lourde, tordue sans art.

Il n’y a pas de créature plus douce, plus têtue, plus modeste qu’Annie. De sa fugue qui dura trois ans, de son divorce clabaudé, elle n’a gardé ni vanité, ni rancune, ni rancœur. Elle vit à Casamène toute l’année – toute l’année ? qui le sait ? pas même moi, sa seule amie… Sa peau kabyle ne vieillit pas, et j’ai peine à découvrir, dans le bleu frais de ses yeux, la secrète assurance de se connaître mieux, de s’appartenir complètement. Par le maintien, elle reste la pensionnaire aux épaules battues. Au centre de ce jardin roux, elle semble prisonnière. Elle brode volontiers, inutile et muette, assise contre la fenêtre. Eugénie Grandet ou Philomène de Watteville ?…

Moi qui me plais, vagabonde paresseuse, à écouter voyager les autres, je n’ai rien pu tirer de ma brodeuse aux longs cils. Quelquefois elle s’éveille, commence : « Un jour, à Buda-Pesth, le même soir où je me suis fait insulter par ce cocher… – Quel cocher, Annie ? – Un cocher… comme ça… comme tous les cochers… Je ne vous l’avais pas raconté ? – Non. Vous disiez donc qu’un jour, près de Buda-Pesth ?… – Un jour… oh ! je voulais dire seulement que les hôtels sont si mauvais dans ce pays-là !… Et on est mal couché, si vous saviez ! » Là-dessus, elle abaisse ses cils, comme si elle avait dit une inconvenance.

Elle a pourtant vu des pays, des ciels, des maisons qu’un granit étranger fait plus mauves ou plus bleues que les nôtres, elle a vu des terres pelées, râpées de soleil, des prairies qu’une eau cachée rend élastiques et drues, des villes où je dirais les yeux fermés, rien qu’à l’odeur, qu’elles sont de l’autre côté de la terre… Est-ce que toutes ces images fugitives n’ont pas encore atteint le fond de ses yeux ?

En ce moment, je vis chez Annie, et je supporte sa présence sans efforts, parce que je l’aime d’une espèce d’amitié animale et chaste, et parce que je suis libre à côté d’elle, libre de penser, de me taire, de fuir, de revenir à mon heure. C’est moi qui dis : « J’ai faim », qui sonne pour le thé, qui apprivoise ou taquine la chatte grise, et Toby-Chien me suit, fanatique. En vérité, je suis l’hôtesse : je m’épanouis dans les rockings et je tisonne l’âtre, tandis qu’Annie, assise à moitié sur une chaise cannée, brode, d’un air de parente pauvre. Parfois, j’en ressens une honte agacée : vraiment, elle exagère son absence, son effacement… » Annie, il y a trois jours que le mur écroulé barre l’allée, vous savez. – Oui, je sais. – Il vaudrait peut-être mieux dire qu’on le relève ? – Oui, peut-être… – Vous le direz ? – Si vous voulez. » Je me fâche :

– Enfin, ma chère, ce que j’en dis, c’est pour vous !

Elle lève ses yeux charmants, l’aiguille en l’air :

– Moi ? ça m’est égal.

– Ben, vrai ! Moi, ça me gène.

– Dites-le au jardinier.

– Je n’ai pas d’ordres à donner ici, voyons !

– Oh ! si, Claudine. Donnez-les tous, relevez les murs, coupez les bois, rentrez le foin, je serai si contente ! Donnez-moi l’illusion que rien n’est à moi, que je puis me lever de cette chaise et partir, ne laissant de moi que cette broderie commencée…

Elle se tait soudain et secoue la tête, tandis que sa queue d’étalon lui bat les épaules. Et je fais relever le mur, fagoter le bois mort, élaguer les arbres, rentrer le regain, – ça me connaît !

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