III

Il y a un mois environ que je suis à Casamène. – un mois que Renaud gèle, là-haut, tout en haut de l’Engadine. Ce n’est pas du chagrin que j’endure, c’est une espèce de manque, d’amputation, un malaise physique si peu définissable que je le confonds avec la faim, la soif, la migraine ou la fatigue. Cela se traduit par des crises courtes, des bâillements d’inanition, un écœurement malveillant.

Mon pauvre beau ! Il ne voulait rien me dire, d’abord : il cachait sa neurasthénie de Parisien surmené. Il s’était mis à croire aux vins de coca, aux pepto-fers, à toutes les pepsines, et un jour il s’est évanoui sur mon cœur… Il était trop tard pour parler de campagne, de régime doux, de petit voyage : tout de suite, j’ai deviné, sur des lèvres réticentes du médecin, le mot de sanatorium

Renaud ne voulait pas : « Soigne-moi, Claudine ! tu me guériras mieux qu’eux ! » Et je lisais, dans le bleu-noir terni de ses prunelles, l’enragement jaloux de me laisser seule à Paris, une telle frousse de propriétaire que j’en éclatai de rire et de larmes – et que je rejoignis Annie à Casamène, pour faire plaisir à Renaud.

Je me mets debout. Il faut que j’écrive à un carrossier, au secrétaire de la Revue diplomatique, au fourreur qui garde mes peaux, que j’envoie l’argent du terme à Paris, quoi encore ?… J’en suis lasse d’avance. Renaud s’occupait de presque tout. Ah ! que je suis lâche et peu dévouée ! J’écrirai d’abord à Renaud, pour me donner du courage.

– Je vais écrire, Annie. Vous ne sortez pas ?

– Non, Claudine, vous me retrouverez ici.

Ses yeux soumis guettent mon approbation ; en passant, je baise ses cheveux brillants et plats qui n’ont jamais été frisés, ni ondulés, ses cheveux tout simples qui ne sentent que la bête propre. Cette épaule qui plie sous ma main… mauviette… ce n’est pas elle que je voudrais serrer ! Quand me sera rendue l’épaule, plus haute que moi, où je me hisse à la manière des chats, de mes dix doigts qui se cramponnent ? Je n’aime plus que les baisers qui tombent de haut et pour lesquels je renverse la tête, comme à la rencontre d’une savoureuse pluie d’été…

Ma petite amie a senti passer quelque chose dans mon baiser :

– Claudine… Renaud va bien, vraiment ?

Je me mords la langue un bon coup ; je ne sais pas de meilleur remède contre les larmes.

– Vraiment, mon petit… L’écriture est ferme, il mange, il se repose… Il me demande même de m’occuper de Marcel. Marcel a passé l’âge des bonnes, je pense. Je veux bien lui envoyer de l’argent – et encore !…

– Il est très jeune, n’est-ce pas ?

Je me récrie :

– Très jeune ! pas tant que ça ! Nous sommes du même âge, Marcel et moi.

– C’est ce que je voulais dire, insinue Annie, qui est bien élevée.

Je lui souris dans la glace au-dessus de la cheminée. Très jeune… non, je ne suis plus très jeune. J’ai gardé ma taille, ma liberté de mouvements ; j’ai toujours mon vêtement de chair étroite qui m’habille sans un pli… J’ai changé tout de même. Je me connais si bien ! Mes cheveux couleur de châtaigne étoffent toujours, nombreux, pressés en boucles rondes, l’angle un peu trop aigu d’un menton qu’on s’accorde à trouver spirituel. La bouche a perdu de sa gaîté et, au-dessous de l’orbite plus voluptueuse mais aussi plus creusée, la joue s’effile, longue, moins veloutée, moins remplie : le jour frisant y indique déjà le sillon – fossette encore, ou ride déjà ? – qu’y modèle patiemment le sourire… Les autres ne savent pas tout cela, je suis seule à noter la désorganisation initiale. Je n’en prends point d’amertume. Un jour, une femme qui m’aura vue dira : « Claudine est fatiguée, aujourd’hui. » Quelques mois après, un des amis de Renaud m’aura rencontrée : « J’ai vu Claudine, aujourd’hui ; elle a reçu un sacré coup de vieux, cet été ! » Et puis… et puis…

Qu’est-ce que ça fait, si Renaud ne veut pas savoir que je vieillis ? L’essentiel, à présent, ce sera de ne plus le quitter, de ne pas le laisser m’oublier vingt-quatre heures pour qu’il n’ait pas le temps de penser à moi, à moi qu’il ressuscite à toute minute sous les traits d’une fraîche enfant dont les yeux horizontaux, la lèvre « en accolade » et les cheveux couleur de bronze refirent de lui un jeune amoureux.

Quand il reviendra, je serai sous les armes : un peu de kohl bleu entre les cils, aux joues le nuage de poudre écrue couleur de ma peau, un coup de dents pour aviver la bouche… Mon Dieu ! à quoi vais-je penser là ? Ne faudra-t-il pas, oubliant mon entrée en scène, que je coure, que je le soutienne fatigué de son voyage, que je l’emporte et que je l’imprègne de moi, que je peuple l’air où il respire ?…

Je me détourne de la glace où les yeux d’Annie rencontrent mes pensées…

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