IV

L’automne éblouit ici. Annie vit parmi cet embrasement, froide et reposée, presque indifférente, et je m’en indigne. Casamène est perché sur l’épaule ronde d’une petite montagne crépue de chênes bas, qu’octobre n’a pas encore mordu de sa flamme. Alentour, ce pays, que j’aime déjà, réunit l’âpreté d’un midi de mistral, les pins bleus de l’est, et du haut de la terrasse de gravier, on voit luire, très loin, une froide rivière, argentée et rapide, couleur d’ablette.

Le mur de clôture s’écroule sur la route, la vigne vierge anémie sournoisement les glycines, et les rosiers qu’on ne renouvelle pas dédoublent leurs fleurs, redeviennent églantiers. Du labyrinthe, puérilement dessiné par le grand-père d’Annie, il reste un fouillis d’érables, d’alisiers, des taillis de ce qu’on nomme à Montigny « pulains », des bosquets de végelias démodés. Les sapins ont cent ans et ne verront pas un autre siècle, parce que le lierre gaine leurs troncs et les étouffe… Quelle main sacrilège tourna sur son socle la dalle d’ardoise du cadran solaire, qui marque midi à deux heures moins le quart ?

Les pommiers âgés donnent des fruits nains à mettre sur les chapeaux, mais une treille de muscat noir, mystérieusement nourrie, s’est élancée, vigoureuse, a couvert et effondré un poulailler, puis, ressaisissant le bras d’un cerisier, l’a noyé de pampres, de vrilles, de raisins d’un bleu de prune qui s’égrènent déjà. Une abondance inquiétante voisine ici avec l’indigence pelée des rocs mauves qui crèvent le sol, où la ronce même ne trouve pas de quoi suspendre ses feuilles de fer hérissé.

La maison d’Annie est une basse vieille maison à un étage, chaude l’hiver et fraîche l’été, un logis sans atours, non sans grâce. Le petit fronton de marbre sculpté – trouvaille d’un grand père nourri de bonnes lettres – s’écaille et moisit, tout jaune, et sous les cinq marches descellées du perron, un crapaud chante le soir, d’un gosier amoureux et plein de perles. Au crépuscule, il chasse les derniers moucherons, les petites larves qui gîtent aux fentes des pierres. Déférent, mais rassuré, il me regarde de temps en temps, puis s’appuie d’une main humaine contre le mur, et se soulève debout pour happer… j’entends le « mop » de sa bouche large… Quand il se repose, il a un tel mouvement de paupières, pensif et hautain, que je n’ai pas encore osé lui adresser la parole… Annie le craint trop pour lui faire du mal.

Un peu plus tard, vient un hérisson, un être brouillon, inconséquent, hardi, froussard, qui trotte en myope, se trompe de trou, mange en goinfre, a peur de la chatte, et mène un bruit de jeune porc lâché. La chatte grise le hait, mais ne l’approche guère, et le vert de ses yeux s’empoisonne quand elle le regarde.

Un peu plus tard encore, une délicate chauve-souris, très petite, me frôle les cheveux. C’est l’instant où Annie frissonne, rentre et allume la lampe. Je reste encore un peu pour suivre les cercles brisés de la « rate-volage » qui crisse en volant, comme un ongle sur une vitre… Et puis je rentre dans le salon rose de lumière, où Annie brode sous l’abat-jour…

– Annie, que j’aime Casamène !

– Oui ? quel bonheur !

Elle est sincère et tendre, toute brune dans la rose lumière.

– Je l’aime, figurez-vous, comme une chose à moi !

Le bleu de ses yeux se fonce légèrement : c’est sa manière à elle de rougir…

– … Vous, Annie, vous ne trouvez pas que Casamène est une des passionnantes et mélancoliques extrémités du monde, un gîte aussi fini, aussi loin du présent que ce daguerréotype de votre grand-père ?

Elle hésite :

– Oui, autrefois je l’ai aimé, quand j’étais petite. Je croyais au labyrinthe, à l’infini de l’allée qui revient sur elle-même… On m’a dégoûtée de Casamène. Je m’y repose… je m’y pose… là ou ailleurs !…

– Incroyable ! dis-je en secouant la tête. C’est un endroit que je ne voudrais céder à personne ; si j’avais Casamène…

– Vous l’avez, dit-elle doucement.

– Oui, je l’ai… et vous avec… mais…

– Casamène est à vous, insiste Annie avec sa douceur têtue. Je vous le donne.

– Petite toquée, va !

– Non, non, pas si toquée ! Vous verrez, je vous donnerai Casamène, quand je repartirai…

Je sursaute et la regarde en face. Elle vient de couper une aiguillée de soie et pose ses ciseaux auprès d’elle. Repartir ! Elle a l’air assise là pour l’éternité !

– C’est sérieux, Annie ?

– Que je vous donne Casamène ? Assurément, c’est sérieux.

– Non, voyons… que vous pensez à repartir ?

Elle me laisse attendre une minute, regarde à la dérobée la vitre brillante derrière laquelle se presse une nuit massive, et lève un doigt :

– Chut ! dit-elle. Pas ce soir, dans tous les cas…

Sa mine ambiguë me passionne tout de suite. C’est un tel bonheur de voir quelqu’un jaillir de soi-même, se montrer – par orgueil, par inconscience ou par simple malice qui veut surprendre – se montrer dans la lumière et dire : « Je ne suis pas ce que vous pensiez ! » … Il y a du plaisir à s’attacher à ceux qui nous trompent, qui portent le message comme une robe très parée et ne l’écartent que par un désir voluptueux de nudité. Je n’ai pas aimé moins Renaud dans le temps qu’il me trompait, et qui sait si l’image de Rézi ne m’est pas demeurée plus chère pour ce qu’elle me cachait que pour ce qu’elle m’a livré ?…

Cette Annie passive, dont nous haussions les épaules avec une pitié gentille, qui l’aurait cru ? Elle a secoué son mari et son mariage simplement, sans fracas, comme ces chiens souples qu’on attache et qui sortent de leur collier fermé en se râpant un peu les oreilles…

– Vous voulez repartir, Annie ? Encore repartir !

Elle suce son doigt piqué et remue enfantinement la tête :

– Je n’ai rien dit de pareil… Admettons… Je fais un petit voyage…

Qu’elle m’amuse avec son air posé de parfait notaire, aux lèvres scellées par le secret professionnel !

– Bon sang ! Annie, vous n’avez pas besoin de tant de chichis avec moi ! Vous voulez partir ? Partez ! Et que ma présence ne vous retienne pas, au moins !

– Ne vous fâchez pas, Claudine ! Il ne s’agit pas de partir… pas encore… C’est seulement…

– C’est seulement ?

Elle rapproche sa chaise, niche mes mains au creux de mes genoux et les pelotonne comme elle y coucherait son cœur, son cœur gros de l’envie de parler, de l’envie de se taire… Elle regarde encore du côté des fenêtres, avec l’appréhension, on dirait, que le poids de cette nuit douce qui s’y appuie ne les fasse voler en éclats…

L’heure est aussi mystérieuse que minuit. Aucun bruit n’arrive de la cuisine lointaine, mais des pattes onglées de rat courent entre les planchers… le vent déjà fort rabat parfois dans la cheminée une fumée odorante de pin brûlé, et la chatte grise, pour annoncer le froid, a replié sous elle ses quatre pattes. La lampe vive éclaire jusqu’à la taille la jupe d’Annie ; mais sa figure allongée comme une aveline demeure, dans une ombre vermeille et foncée, pareille à une statuette d’argile rosée. Elle me tient les mains, elle est tout près de moi, elle ouvre et referme les lèvres, elle parlera… non… si…

– Écoutez, Claudine…

– J’écoute, chérie.

– Vous ne savez pas, vous, ce que c’est que l’envie de partir ?

– Heu… il y aurait bien à dire là-dessus, et il serait peut-être excessif de prétendre que je ne souhaite pas, à de certaines heures… y aller de mon petit voyage…

– Ne riez pas ! Je voudrais que vous me compreniez. L’envie de partir… il y a un tas de gens qui ne se doutent pas de ce que c’est. C’est une maladie, un empoisonnement ; ce n’est même pas une idée, Claudine ! Je vous jure que c’est à peine mental. Je comparerais cela, plutôt, à un… à un kyste qu’on porte avec soi et qui mûrit tout doucement, dont on sent le poids de jour en jour plus lourd… Pendant que je mange, pendant que je dors ou que je brode, j’ai là, ici, tout autour, cette chose qui me tire obstinément : mon envie de partir. On ne le dirait pas, hein ? je cache bien mal ?…

Elle fait avec les mains et les épaules des gestes touchants de malade en consultation, cherche à situer son bobo, tâte sa tête et ses flancs ; ses yeux, mauves le soir, me questionnent… Je caresse ses cheveux pour la calmer :

– Pauvre petit ! il fallait me le dire… Quel est le pays qui vous tente si fort ?

Elle lève ses épaules avec lassitude :

– Est-ce que je sais ? Tout m’est égal, pourvu…

– Oh ! alors… un abonnement au chemin de fer de ceinture, voilà ce qu’il vous faut.

Elle ne rit pas et continue :

– Notez bien, Claudine, je ne dis pas que je partirai. J’ai envie de partir !

– Et vous vous retenez. C’est comme ça qu’on s’abîme la santé.

– Oh ! ma santé… elle en a vu bien d’autres !

Une singulière, une équivoque ironie vient de couler dans son regard. Je me recule un peu, comme si on m’avait tout d’un coup déguisé mon Annie en petite prostituée :

– Je pouvais l’ignorer, Annie. Autrefois, vous me disiez tout.

Je mens, car Annie ne s’est jamais beaucoup racontée. Mais le reproche la touche :

– Je voudrais bien tout vous dire, Claudine… mais il y en a trop, trop, trop !

À chaque « trop », elle a hoché plus bas la tête, comme on vide en trois flots un vase penché.

– Vous ne me direz que le plus vilain…

Le même regard lent, lascif, qui se détourne… puis elle glisse à mes pieds dans un besoin puéril d’humilité physique, un instinct féminin d’agenouillement et de dévotion :

– J’ai tout fait, Claudine, tout ! et je ne l’ai jamais dit à personne !

Puis elle cache sa tête dans mes mains et attend… quoi ? que je la gronde ? Que je lui inflige trois dizaines de chapelet ? Que je l’absolve ?… Je gouaille :

– Tout ? c’est pas beaucoup, vous savez ! J’ai souvent réfléchi avec mélancolie à la monotonie des choses de l’amour.

Elle redresse sa tête décoiffée, montre une bouche effarée d’étonnement, des yeux qui semblent avoir rebleui dans l’obscurité de mon giron :

– La monotonie de… Eh bien ! vous êtes difficile, vrai !

J’éclate de rire, tant l’aveu est franc, admiratif, plein d’un respect tout neuf, entier, pour ces « choses de l’amour »…

– Mes compliments, Annie ! mes compliments… à lui surtout !

Elle s’est relevée, tire modestement la boucle de sa ceinture, épingle une mèche noire qui pendait sur sa joue contrite.

– Il n’y a pas de Lui, Claudine.

– Ah ! c’est Elle qu’il faut dire ?

Un drôle de petit serpent, que je croyais mort, agite ses tronçons au fond de moi… Mais Annie :

– Non plus ! avoue-t-elle tout bas. C’est… Eux.

– « Eux ! » Ah ! bien !…

Je n’en puis dire plus, médusée. Eux ! Combien ? Sept, ou trois cents ? Un couple, ou un bataillon ? Eux ! J’éprouve une espèce de déférence, la considération qu’inspire l’impossible, moi de qui la peau sauvage ne se put donner qu’à un seul…

Un soupir répond au mien… un soupir de Toby-Chien, prostré, un de ces soupirs profonds et ridicules de petit bull que semble arracher de sa poitrine émue la détresse universelle… Toby-Chien a du tact et le sens des situations. Annie, les yeux mouillés, rit d’énervement, et Toby-Chien lève vers nous des yeux blancs de nègre dévot… La détente s’achève en fou rire et Annie tombe dans mes bras.

– Je vous dirai tout, Claudine !… Tout ce que je sais, du moins.

– Comment ? ce que vous savez ? C’est un cas de somnambulisme ?

– Non… Laissez-moi reprendre ma broderie pour me donner une contenance.

J’attends la belle histoire, confortablement enfoncée au creux d’un fauteuil en bain de siège. Devant moi, la tête d’Annie avec sa coiffure d’hirondelle se détache sur la tenture de cretonne, d’un mauvais goût éclatant dont la franchise réconforte. Mon amie se recueille trop longtemps : je crains de lui voir perdre son courage, et je commence :

– Il y avait une fois…

– Il y avait une fois, répète-t-elle, docile, un hôtel à Bade, au bord d’une petite rivière où il était défendu de cracher, entouré d’un gazon qu’on balayait au balai-brosse tous les matins… Il y avait une chaleur terrible, de la musique partout, de la lumière électrique dans tous les coins, des chambres trop blanches, trop gaies, et moi qui ne l’étais pas assez. Il y avait une salle à manger scintillante avec mille petites tables, et des diamants sur des femmes, et des hommes habillés comme Toby-Chien, en noir, avec un devant blanc aveuglant. Ah ! que j’étais noire de peau et d’âme dans tout ce rayonnement !… Il faut vous dire que j’avais un voisin à la petite table à côté de la mienne…

– Ah ! ah !

– Il m’avait ramassé mon ombrelle… Non, ce n’est pas comme ça que ça avait commencé ! Je l’avais rencontré dans l’escalier, et il m’avait dit… Non, il ne m’avait pas parlé cette fois-là ; mais enfin il y a la manière de regarder, n’est-ce pas ? et à table aussi… Oh Claudine, je ne sais plus ce que je dis ! Jamais je ne pourrai tout raconter… Ça a l’air si brutal en si peu de mots…

Elle embrouille son aiguillée de soie, devient moite et se désole.

– Mais ça ne fait rien, mon petit ! Résumez, résumez : les grandes lignes seulement !

Elle se repose un peu, essoufflée, bat des cils, cache son regard, et d’une voix plus basse :

– Eh bien ! voilà… Un soir, il est entré dans ma chambre et je ne savais pas son nom. Croyez-vous !… Il était beau, foncé, comme moi, avec l’air si impérieux que j’ai pensé à Alain et que je me suis sentie sans forces, comme si j’allais tomber… J’ai cru que tout recommençait, que le sort me punissait d’être partie, qu’un autre joug, pire que le premier, devait me domestiquer encore…

– Et puis ?

– Et puis, mon Dieu, comment vous dire ?… Rien qu’au toucher de ses mains nues, je n’ai plus su qui j’étais, et lui, ça m’était bien égal de ne pas pouvoir lui donner un nom !… Il m’a parlé avec des mots horribles…

Elle se détourne et je vois gonfler les muscles de son cou…

– Il m’a appris des… ignominies, des choses que personne ne fait… ou, du moins, je le croyais… Il m’a traité comme…

– Comme une fille…

– C’est ça !… Et j’ai tout supporté sans révolte : il me semblait que je me baignais, que je n’étais plus qu’une peau dont les pores avaient cinq sens pour goûter le péché… Songez… songez que je l’ai à peine regardé, lui ! Je l’ai regardé une bonne fois, pour apprendre d’un coup sa beauté sans noblesse, le blanc de ses dents et de ses yeux, les saillies ombrées de ses muscles, le luisant de ses cheveux trop bouclés, – et puis j’ai fermé les yeux, pour mieux sentir… Un moment, je me souviens, j’avais comme le mal de la balançoire, j’ai rouvert les yeux, j’étais en travers du lit, presque glissée, la tête en bas, et j’ai vu seulement le dessous d’un fauteuil, le dessin du tapis, l’extrémité noire de ma natte qui traînait… Dieu sait ce qu’il pouvait faire de moi à ce moment-là !…

– Vous n’avez pas eu la curiosité de vous en informer ?

Elle écarte les doigts de son visage honteux, et ses yeux, d’un azur vide où la pupille n’est qu’un point d’encre noire, contemplent à travers les miens le brûlant souvenir…

– Voir, c’est bien secondaire, murmure-t-elle d’une voix fatiguée.

– Je ne suis pas de votre avis, Annie.

Et ce que j’évoque d’autrefois, d’hier, fait que je mords, sur mes lèvres, la forme d’autres lèvres…

– Mais le lendemain, Annie ?

Elle jette vers le plafond ses petites mains brunes.

– Ah ! Claudine, c’est ça qui et le pire ! Naturellement, le matin, toute seule, je n’osais seulement plus me regarder dans la glace… Je mourais de faim et je ne sonnais pas mon chocolat, je me criais : « Misérable, tu peux encore songer à manger, à vivre comme tout le monde ! Tu vas descendre, rencontrer ce… cet individu, t’asseoir dans la même salle à manger que lui, il va peut-être te saluer et tu ne sais même pas son nom !… »

– Moi, j’aurais couru le demander au bureau de l’hôtel.

– C’est ce que j’ai fait, dit-elle naïvement.

– Je suis sûre qu’il avait un beau nom espagnol à compartiments, hein, avec des y pour séparer ?

– Mais non ! se récrie-t-elle, presque fâchée, il s’appelait Martin.

– Pas même Martinez ? Il aurait bien pu faire cela pour vous, franchement !

Elle incline la nuque, non pas si vite que je ne voie son singulier sourire, celui d’une Annie inconnue.

– Il avait fait tant de choses pour moi…, insinue-t-elle avec une lointaine douceur.

– Et puis, Annie, la nuit d’après ?

– La nuit d’après ?

Elle m’offre ses yeux tout ouverts, limpides, et fièrement :

– La nuit d’après, j’ai fait des malles et je suis partie pour Nuremberg ?

– Ah !… Que c’est bête !… Pourquoi ?

– J’avais peur, chuchote Annie en baissant les cils… Peur de recommencer, peur de devenir la proie quotidienne de cet homme, peur pour ma liberté, oh ! ma liberté encore toute neuve et maladroite !… et puis, vraiment, Claudine, ce garçon-là, eh bien ! je crois que c’est lui qui m’a pris ma perle rose…

Que dire ? Pauvre Annie… l’aventure est banale et se fût avilie à durer plus d’une nuit.

Annie se tait, penchée sur quelle image ? Le dessin du tapis, le dessous du fauteuil, l’extrémité d’une tresse noire qui pend de sa nuque à la renverse…

– Annie !… Annie !…

– Quoi ? fait-elle en sursaut.

– La suite !… le chapitre deux… le second passant divin…

– J’ai soif, soupire-t-elle.

– Oui, vous boirez. Mais dites d’abord. Je ne vais pas sonner maintenant, faire entrer Augustine qui vous verra toute chaude et décoiffée et qui supposera je ne sais quoi…

Elle cède à ma demande, comme au désir de l’inconnu.

– Il n’y a pas de suite immédiate, Claudine. J’ai fui cet homme-là, comme j’avais fui Alain ; je prenais peur assez vite dans ce temps-là, et les premiers jours je me suis crue délivrée de moi-même comme de lui. Ah ! Claudine ! c’est là vraiment que le mal commence. Le regret, Claudine, le regret sous sa forme la plus physique, la plus cuisante, la plus crédulement désespérée… Oui, crédulement, vous ne comprenez pas ? Entendez donc que j’ai cru, plus nice qu’une pensionnaire, au pouvoir exclusif de cet inconnu que je fuyais ! J’ai cru, jusqu’à en pleurer, qu’un hasard souverain m’avait jetée nue et obéissante en travers du chemin de cet homme, l’homme de ma chair, mon « double » mâle, de qui j’étais comme l’empreinte creuse et exacte…

« Le jour où l’on m’a répondu télégraphiquement de l’hôtel de Bade – car j’avais écrit : – « M. Martin parti pour destination inconnue », Claudine, ce jour-là, je me suis mise à crier tout haut, en tendant les bras vers tout ce qu’il m’emportait ! J’ai voulu mourir, envoyer à sa recherche les gens d’une agence de renseignements, j’ai voulu boire de l’éther… jusqu’à…

– Jusqu’à chérie ?

Sa tête se couche sur mon épaule avec un soupir heureux d’arrivée.

– Jusqu’à ce que je me sois aperçue qu’un autre homme, que plusieurs autres hommes, que beaucoup d’autres hommes pouvaient me rendre ce que pleurait ma quasi-ignorance…

Ô périphrase !… Je détache de moi, pour mieux la voir, la tête d’Annie. Elle a les paupières retombées, un sourire assoupi de vierge qui mourut en contemplant la face des anges… Elle parle pourtant, et la ferveur de sa gratitude – « merci à tous ! » – s’exprime si touchante que je ne suis pas sans trouble…

– À partir de ce jour-là, Claudine, j’ai su ce que valait la vie !… Un jardin où l’on peut tout cueillir, tout manger, tout quitter et tout reprendre… Changer n’est pas être infidèle, puisque je n’aime et ne comble en vérité que moi-même… Ah ! Claudine ! de quels yeux dessillés et pleins de foi j’ai regardé les hommes, tous les hommes, depuis ce petit qui a été le second…

– Quel petit ?

– Un chasseur de l’hôtel, à Carlsbad. Vous connaissez Carlsbad ? C’est là qu’il y a encore des juifs en costume de juifs, avec la houppelande raide de crasse, les beaux cheveux de christ annelés, et un petit pot de chambre sur la tête. Il y a ces Autrichiens qui crachent en passant à côté d’eux…

– Oui… Le chasseur ?…

– Il était charmant ! jette Annie avec une désinvolte inconsciente. On les choisit exprès, vous savez. Un petit Viennois blond, scrupuleux, – le type du bon serviteur…

C’est Annie inconnue qui parle à présent, nette, impudique, avec un sourire retroussé de connaisseuse. La fièvre délicieuse des découvertes me chauffe les joues !…

– … Le type du bon serviteur, je vous dis ! Il avait toujours peur de ne pas faire assez ni assez bien. Il me montait le courrier le matin et le soir ; je me souviens de sa frimousse rose, le soir où il m’a informée respectueusement, sa casquette galonnée à la main, qu’il serait remplacé à l’étage, pendant deux jours, par son camarade Hans…

Elle rit, renversée sur mes genoux ; elle rit à petits sanglots nerveux, comme on tousse. Hé là ! elle rit trop ! nous tenons la fâcheuse crise de nerfs… Non… Merci, mon Dieu, on a annoncé le dîner !…

Share on Twitter Share on Facebook