XI

Aujourd’hui, un laissé-pour-compte des soleils d’août nous grille, nous étourdit, nous détraque. Hier matin, il gelait. Annie ne dit rien, assise par terre à côté de moi, le dos à un cerisier de l’autre siècle, dont le tronc est assez large pour nous servir de dossier à toutes deux. Les yeux fermés, elle tend son visage à la lumière, passive, dans une immobilité qui ne me trompe plus… C’est ainsi, à coup sûr, qu’elle tendait son baiser vers ceux qu’elle admire à l’égal d’autant de dieux, – les hommes !

Elle regarde en elle-même, indifférente à ce jour d’été revenu, ce jour unique dont je savoure toutes les heures, dont je couche toutes les ombres bleues sur l’herbier de ma mémoire. Ah ! Renaud ! se peut-il qu’autour de vous un air tout pailleté de glace suspende à vos longues moustaches de petites perles qui scintillent à votre souffle ? Cela me frappe et me blesse : cela m’éloigne trop de vous !…

Dans l’air presque brûlant, les feuilles de l’acacia pleureur – un être ancien, rabougri, le tronc court et les branches en bras tordus – tombent une à une, en pluie tranquille, tournoient à peine avant de se poser. L’automne les a, celles-ci, décolorées jusqu’au blanc de l’ivoire vert…

Un roucoulement de tourterelle, pressé et grasseyant, se rapproche de nous. Péronnelle nous a découvertes et vient nous communiquer la grande nouvelle : Péronnelle est en folie ! Nous l’accueillons avec plus de froideur que sa situation ne le requiert. Péronnelle est en folie tous les mois, et le matou n’abonde pas dans la contrée.

Impudique et joyeuse, elle se livre sous nos yeux à des danses antiques, dont elle observe chaque rite. Elle est charmante, rayée comme un serpent, le ventre fauve marqué de quatre rangées de taches noires, boutons de velours qui agrafent sur elle sa robe d’un goût parfait…

Par trois fois, le cou tendu, les yeux anxieux, elle a clamé distinctement, en trois syllabes : « Mi-ya-oû ! » Appel sacré suivi de cris d’oiseau, moins faciles à noter et à interpréter. Suit un intermède de danse serpentine, vautrage à gauche, vautrage à droite, soulèvement sur la nuque en pont, comme à la Salpêtrière.

De nouveau, debout, elle interroge l’horizon et, enflant la gorge, elle exhale une plainte de veau, si basse, si énorme, si disproportionnée qu’Annie ouvre les yeux et sourit…

Entracte : danse sacrée… Mais comme, après tout, la présence du matou n’urge point, que le soleil est pénétrant, l’été revenu, les feuilles de l’acacia tentantes en leur vol lourd, Péronnelle bondit, la queue de travers, piétine le reste des rites, fixe sur nous des yeux de chèvre folle qui remplissent sa figure et se rue à la poursuite d’une graine de chardon qui voyage dans l’air… Elle joue, brutale, précise, vite irritée, coupant son jeu de rares et brefs petits aboiements de chat : « Mouek ! mouek !… »

– Annie…

– Oui… quoi ?

– Péronnelle… cette danse de l’Amour, ces torsions de bayadère… ça ne vous rappelle rien ?

Elle cherche, de bonne foi, ses mains brunes dans les poches d’un petit tablier de ménagère proprette. Avec sa coiffure basse dont le poids arque ses sourcils, elle a un air touchant et insupportable de cendrillon bourgeoise.

– Allons, Annie ! Je vous vois assez, moi, en travers d’un lit d’hôtel étranger, roucoulante et les reins creusés…

Les trucs les plus éculés réussissent toujours ! Annie saisit la perche que je lui tends.

– Oh ! voyons, je ne faisais pas tant de bruit que ça, Claudine !

Cette pudeur ! ces mains qui éloignent l’image du péché ! Si je ne connaissais pas Annie, depuis l’autre soir, je m’y tromperais. Qu’elle parle ! qu’elle parle ! C’est le seul plaisir un peu coupable qu’elle puisse m’offrir.

– L’extase silencieuse, alors ?

Elle tourne les épaules, mal à l’aise :

– Écoutez, Claudine, je ne sais pas comment vous pouvez, au grand jour, sous ce soleil, parler si tranquillement de… de ça !

– Vous trouvez plus naturel de le faire ?

Elle ramasse et mordille une queue de cerise de l’été passé, un petit squelette de fruit qui porte encore son noyau sec. Elle réfléchit, ses sourcils chinois abaissés. Elle est, comme presque toujours, sérieuse, appliquée…

– Oui, avoue-t-elle enfin. Plus naturel, et plus facile aussi…

Je sens que je ne vais pas m’ennuyer. Pour mieux voir Annie, je rejette mes cheveux courts hors de mon front, de ce geste qui est presque devenu un tic. Il fait beau à en être triste ; la terre tiédit sous mes reins. Le soleil change de couleur, rosit derrière les pins comme une belle bassine à confitures. Péronnelle s’est endormie de fatigue et Toby-chien, vigilant, inutile, creuse un faux terrier de lapin : il en a pour une bonne demi-heure…

– Expliquez-vous, Annie !

– Ce n’est pas commode, Claudine. Mais enfin, si je tiens à quelque chose en ce monde, c’est à vous… Je ne veux pas trop diminuer à vos yeux… Du temps que je voyais des gens – Marthe, mon beau-frère, Maugis, mon mari – ils me croyaient bête. Je ne suis pas bête, Claudine, je suis un peu sotte. Ce n’est pas du tout la même chose. Un peu zozotte, voilà le mot. Une anémie particulière me rend tout trop lourd, dès que je veux agir ou seulement parler. Moi j’ai des idées, Claudine. Je pense, je vis, surtout depuis que… enfin… depuis…

– Depuis Baden-Baden, je crois ? Michel Provins l’a dit en termes délicats : « Les femmes, ce n’est pas leur faute si elles éprouvent… »

– Et je sais bien, à présent, que la femme la moins défendue, celle qui choit le plus vite et le plus facilement, c’est la plus timide, la plus muette, celle qui n’offre ni son épaule, ni son genou, aux frôlements du flirt, celle qui pense le moins au mal, vous entendez ! Elle baisse les yeux, elle répond à peine, elle tient ses pieds sous sa chaise. Elle n’a même pas l’idée que quelque chose peut arriver… Seulement, qu’on lui mette la main sur le front pour la renverser en arrière et voir la nuance de ses yeux, elle est perdue. Elle tombe par ignorance d’elle-même, par peur, par crainte du ridicule – oui, Claudine ! – et aussi avec la hâte que ce soit fini, pour ne plus avoir à se défendre, avec l’idée confuse qu’en cédant elle retrouvera la paix et la solitude tout de suite après… Seulement, il arrive qu’en touchant au péché elle aperçoit le but et la raison de sa vie, et alors…

Elle se tait, le souffle court, avec un mouvement de paupières, théâtral à son insu, une chute brusque et étoffée de ses cils sur son regard, qui me fait pressentir la magnificence de son visage dans le plaisir, une expression chaste et rassasiée, un religieux resserrement des épaules étroites… Ah ! tout ce qu’elle a jeté là à un tas de pourceaux !

– Si je comprends bien, Annie, vous comptez pour peu le libre arbitre, le choix, le vœu de monogamie ?…

– Je ne sais pas, dit-elle avec impatience. J’explique quelque chose que je sais, voilà tout. Je me rends compte que des femmes comme vous ou ma belle-sœur Marthe…

– Merci de la comparaison !

– … marchent dans la vie comme les égales des hommes, avec une espèce de logique batailleuse, une ironie, une légèreté raisonneuse qui les sauve d’un tas de défaillances… Vous – Marthe, beaucoup de femmes, – le besoin de répondre, verbalement, n’importe quoi au désir d’un homme, l’instinct de faire un jeu de mots, de protester, de minauder, fût-ce de crier seulement non ! vous donne le temps nécessaire pour penser, pour vous sauver enfin… Nous autres, achève Annie en employant un mystérieux pluriel, nous sommes des femmes qu’on a oublié d’armer.

J’allais lui répondre, impétueuse : « Alors, vous ne m’intéressez pas ! » Mais je me retiens à temps : je n’ai pas la cruauté de troubler davantage ce petit cerveau détraqué qui se vante si ingénument de « penser ». Et puis, à quoi bon ?… Elle a appris la volupté sans amour, elle est tombée sans noblesse, et, quoi qu’elle m’ait dit l’autre soir, sans en ressentir d’humiliation. Je n’ai pas le droit de lui dire, moi qui l’ai autrefois poussée dans un chemin facile tout velouté d’une boue qui attarde les pas, de lui crier : « Nous ne sommes pas, non ! de la même espèce, mais la différence est plus grande encore que vous ne croyez… Il y a une chose à laquelle vous n’avez pas pensé : c’est l’amour ! Moi, moi, l’amour m’a rendue si fortunée, si comblée de plaisirs dans ma chair, de tourment dans mon âme, de toute son irrémédiable et précieuse mélancolie, que je ne sais vraiment pas comment vous pouvez vivre auprès de moi sans mourir de jalousie ! »

Je n’ai pas le droit de la désoler ainsi, celle qui, mi-étendue à mes côtés, sourit intérieurement et se satisfait de ses souvenirs. Elle s’étire, non par paresse, mais comme les chats allongent et essaient leurs muscles avant de s’élancer…

– Une après-midi pareille, Claudine, murmure-t-elle, je n’en connais qu’une dans ma mémoire. C’était dans la campagne à… à… où donc déjà ?… à Agay. Agay c’est là-bas, à côté de Saint-Raphaël, bleu et or comme une affiche séduisante, au bord de cette mer qui n’en est pas une, qui ne bouge guère, s’endort en rond dans les baies. J’avais loué une petite villa à cause du grand jardin. Et puis il n’y avait personne, vous pensez, en décembre ! Maurice Donnay et Polaire n’étaient pas encore arrivés.

– Vous y étiez seule ?

– Non, naturellement. J’avais eu la faiblesse – oh ! c’en est une, je le reconnais – d’emmener pour quinze jours un jeune homme, un très jeune homme…

– Je le connais ?

– Je ne pense pas. C’était un chauffeur. Je l’avais rencontré à Monte-Carlo, où je venais de passer, au Riviera Palace, une semaine calme…

– Cet hôtel pourtant se vante, dans ses prospectus, d’être « le plus luxurieusement meublé qui soit en Europe » ! Mais poursuivez : ce jeune chauffeur…

– Des gens l’avaient renvoyé parce qu’il les avait versés sur la Corniche – du bon côté, heureusement. Il pleurait, croyez-vous ! Alors, je l’avais emmené pour quinze jours, te temps qu’il trouve une autre place…

– Il… chauffait, hein ?

– Il chauffait, répond Annie brièvement. Mais il n’avait pas de modération. Tenez, Claudine, on dit toujours que le peuple se démoralise et que tout est pourri, je ne sais quoi encore ? Il n’y avait pas plus honnête que ce garçon-là ! Il avait une délicatesse à lui, risible… Croyez-vous qu’un soir, à l’heure du dîner, il m’a rapporté un louis ?

– Comment, un louis ! Il l’avait trouvé par terre ?

– Pas par terre… Une dame « bien » l’avait pris à l’heure, sans voiture… et il me rapportait son louis « pour la caisse commune », disait-il.

– Ça tire les larmes. Le nom de ce héros, Annie ?

– Anthelme. Pour le nom de famille, ma foi… Sa main s’envole, les doigts écartés, en signe d’oubli et d’indifférence.

– … La mémoire des noms, c’est terrible vous savez !… Enfin, un petit être charmant, si gosse de Paris… une façon de prononcer « mételas », « piéno », de donner des noms tout crus, bizarres, nouveaux, à des choses et à des gestes qu’on ne nomme pas d’habitude, du moins à haute voix… Il les nommait, lui, d’une bouche naïve où les mots grossiers devenaient jolis, je vous assure… un surtout qu’il répétait sans motif pour signifier à peu près : « Ne comptez pas sur moi ! » Ah ! que c’est bête ! voilà que je ne le retrouve plus !

– Ne cherchez pas, Annie !

– D’ailleurs, ça n’a pas d’importance. Une après-midi… dans le jardin… ah ! ce silence ! pas de fleurs aux mimosas, les oranges vertes, les yuccas piquants, un creux de mer entre deux rochers violets… lui qui avait voulu se baigner et qui séchait sans peignoir, sur le sable de la terrasse… je vois encore sa peau à l’ombre d’un pin…

Je souris, les yeux sur mes mains nues, que l’ombre d’un pin argenté grillage à cette heure même d’un canevas bleuâtre…

– … Vous savez, Claudine, comme ces jeunes peaux blondes, qui ne durent guère, sont un régal pour les yeux et les doigts…

– Non, je ne sais pas, dis-je sèchement, malgré moi.

Son bras entoure ma taille. Elle poursuit, câline, inconsciente, apitoyée :

– Vous ne savez pas…

Puis son regard dépouille l’humide voile du mirage sensuel, redevient amical et pur :

– Alors, Claudine, que Dieu vous préserve de cette tentation-là !

– Quelle tentation ? dis-je avec une raideur agressive.

– La chair fraîche, chuchote-t-elle mystérieusement.

Je hausse les épaules :

– Ne vous faites pas de bile, Annie ! moi, une tentation ? J’ai tout chez moi.

– Vous n’avez pas tout.

Du bout d’une rouette d’osier, elle explore une galerie de courtilière et paraît s’absorber. Elle ne lève pas la tête de peur de perdre le courage de tout dire. Petite autruche ! L’écran de sa main devant son visage lui suffit donc pour qu’elle montre, jupes troussées, sa pensée ou son petit corps chaud et brun ?… Je ris, à dessein de l’encourager :

– « J’ai tout. Vous n’avez pas tout. Il ou elle a quelque chose. Le couteau de ma tante est moins beau que le cheval de mon cousin. L’oiseau a mangé le porte-plume du militaire… » C’est le commencement de la méthode Ollendorff ! À vous, Annie !

Elle ne répond pas tout de suite, penchée. Je ne vois plus que son nez, ses beaux cils d’animal, les coins de sa bouche plaintive qui ont toujours envie de pleurer.

– Écoutez, Claudine… Je sais que vous m’aimez bien… Mais, depuis l’autre soir, où je me suis laissée aller à tout vous raconter, je sens que vous faites peu cas de moi toute et du lot que j’ai choisi… C’est une part bien médiocre du bonheur, mais je voudrais… je voudrais vous faire partager cette conviction que chacun ne possède, ne doit posséder qu’une très petite part du bonheur. Même vous, Claudine. Vous portez la vôtre avec une sorte d’orgueil, une espèce de supériorité silencieuse : on entend que vous pensez : « Mon bonheur ou ma tristesse, ou ma volupté, mon amour enfin sont meilleurs, sont autres que ceux des autres… Même en mal, tout ce qui est à moi est mieux ! » Excusez-moi, mon raccourci est un peu lourd, mais c’est pour aller plus vite. Donc, vous pensez cela. Alors, moi, je réfléchis – j’ai beaucoup de temps pour réfléchir – et je trouve que non !… que vous demeurez dans l’ignorance, sinon dans le besoin de tout ce qui vous manque. L’amour, ce n’est pas seulement cette… cette filialité passionnée qui vous rattache à Renaud, ce n’est pas cette dépendance volontaire où vous vivez, ce n’est pas cette tendresse déjà grave que Renaud vous prodigue et qui s’épure lentement, exquisément – ce sont vos propres paroles ! proteste-t-elle à cause de mon geste… – Vous avez songé à tout, reprend Annie dont la voix tremble de son audace, excepté aux autres amours qui ont place à côté du vôtre, qui peuvent le coudoyer de trop près, le malmener d’une épaule hardie, lui dire : « Recule-toi un peu, c’est à nous ! » Je dis toujours « amours », Claudine, parce qu’il n’y a que ce mot là… Et si, un jour, vous rencontriez le mien, ce petit demi-dieu fougueux, tout brillant de jeunesse, les mains rudes, avec ce front étroit que j’aime sous les cheveux touffus ?… On ne peut guère lui demander de tendresse épurée, à celui-là ! Il vous tombe sans ménagement, il n’est vain que de sa peau, de ses muscles, de sa cynique vigueur, et l’on n’a de repos à ses côtés que quand il dort d’un air têtu, les sourcils froncés, les poings clos. Alors, on a un peu de temps pour l’admirer et l’attendre.

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