X

Je ne dérage pas. Marcel ici ! Je le supporte à Paris, indulgente à son vice, sans rancune contre sa malice tatillonne de femme. Foncièrement, il ne change guère : il ne fait que subir des phases – oserai-je dire des lunaisons ? – qui le transforment, l’exaltent ou le dépriment, après lesquelles il redevient lui-même. Pour Renaud et pour moi, Marcel demeure le gamin de dix-huit ans qui a de vilaines habitudes – et pourtant, si je compte bien, la même année emporta nos vingt-sept ans !… Il mène l’existence monotone des maniaques, des bureaucrates et des filles, – des filles surtout. Il bâille souvent, d’une manière veule et énervée, les bras étirés, les reins creusés, et s’écrie : « Dieu, que je m’ennuie ! Je n’ai personne ce soir ! » Il dit couramment que tel promenoir de music-hall est « avantageux », que « l’Anglais chic ne donne pas cette saison », qu’ « Un Tel, un garçon si bien, est tombé maintenant dans les truqueurs ». Pendant des heures, il m’entretient des procédés blâmables de l’Institut d’esthétique où tout coûte deux louis, ma chère, et où les crèmes sont meurtrières pour la peau. Il discourt eau de coings, lanoline stérilisée, s’engoue pour l’eau de Sofia, pour la solution de benjoin et d’eau de roses, boit du lait caillé et se masse la paupière inférieure. Il harcèle de questions Calliope van Langendonck, s’enquiert, auprès de cette beauté ionienne, de ce qui est « bon pour peau » ou « mauvais pour peau »… Et puis, brusquement, il disparaît pendant trois semaines, reparaît vidé, pâle et rose comme un liseron, fébrile, ne parle plus, répond à peine. À la hâte, il me jette alors des confidences brèves, appelle un rat un rat et brave l’honnêteté de notre belle langue : « Un bijou, Claudine ! une petite âme de pensionnaire… Il est à la caserne du Château d’Eau… »

Renaud, qui date d’une époque moins indulgente et moins effrontée, ne s’habitue pas à son fils. Il a tort. Tantôt Marcel bénéficie d’un apitoiement dû à son état de « malade », tantôt il fuit sous les colères de mon mari qui parle de le gifler, de l’envoyer aux colonies, et patia-patia… » Le petit », comme je l’appelle, supporte les bourrasques en silence, avec un mauvais regard. Entre le père et le fils, je m’interpose bonnement, par désir de silence et de calme plutôt que dans l’espoir d’arranger les choses, et mon bizarre beau-fils semble m’en savoir gré parfois. C’est à moi qu’il réserve son plus câlin : « Claudine, j’ai les poches vides, vous savez… » Lasse de lui répondre : « C’est qu’elles sont percées », j’allonge le louis qu’il escamote en me baisant la main avec un soupir soulagé : « Quel chic type vous faites, Claudine ! Parole ! si vous n’étiez pas une femme… »

Oui, tout cela passe à Paris… Mais garder ici, ne fût-ce qu’une semaine, ce bibelot suspect, l’entendre rire pointu, le sentir s’ennuyer entre Annie et moi… ah ! non, non, non ! J’irai jusqu’à cinquante louis, là ! Et qu’il s’en aille sans troubler ma chaude amertume solitaire, mon retrait de terre rousse odorant de buis, couronné de vigne vierge, bombé comme un cabochon parmi l’ouate bleue et douillette des montagnes : « Mon » Casamène ! La parole imprudente d’Annie : « Je vous donne Casamène ! » se prolonge en moi jusqu’aux sources de mon âme terrienne. Cet îlot au labyrinthe, au petit fronton de marbre, aux bosquets d’arbres de Judée et de baguenaudiers, ce bijou, démodé comme une broche miniature, serait à moi ? J’y développerais plus tard, aux côtés de Renaud, l’instinct fermier et poyaudin qui me vint d’ancêtres cultivateurs et jaloux de leur bien…

Déjà, quand je suis fatiguée de penser à Renaud, de compter les jours, d’imaginer ses joues moins creuses, sa moustache plus blanche (il me l’écrit avec un désespoir enfantin), de me rappeler ses mains dont la gauche s’ouvre, oisive et prodigue, tandis que la droite se ferme sur le porte-plume absent, quand mes sourcils deviennent douloureux à force de penser, alors je me tourne vers Casamène, mon nouveau jouet. Je n’ai plus la même façon indifférente de relever un brin de vigne… Je rattache d’un jonc tordu la vigne traînante et je retrousse la jupe de feuilles du rosier, soigneuse des œils de l’an prochain. Je gratte la terre humide, l’herbe d’où se retire la sève, avec cette pensée digne du premier homme qui conquit son gîte : « Cette toison d’herbe est à moi, et à moi aussi le dessous gras de la terre, la demeure profonde du ver, le corridor sinueux de la taupe, à moi, encore plus bas, le roc que n’a jamais vu la lumière ; à moi, si je veux, l’eau prisonnière et noire, enfouie à cent pieds, dont je boirai, si je veux, la première gorgée à goût de grès et de rouille… »

Mais… Montigny ? – Eh bien ! Montigny ne diminue pas pour cela dans mon cœur. Ma maison de Montigny reste pour moi ce qu’elle fut toujours : une relique, un terrier, une citadelle, le musée de ma jeunesse… Que ne puis-je la ceindre, elle et son jardin vert comme les parois d’un puits, d’une muraille qui la garde de tous les yeux ! Mon amour pudique suspend sur elle un mirage qui me trompe seule ! Ainsi, Maître Frenhofer couvait son œuvre informe à l’abri du médiocre et clair regard des hommes. Annie, et Marthe Payet, et Calliope van Langendonck, et le gros Maugis, si je leur montrais ma maison de Montigny, diraient : « Ah bien ! quoi ? c’est une vieille maison. »

Ce n’est pas une vieille maison, pauvres d’esprit ! C’est la maison de Montigny. Et quand je mourrai, ce sera sa fin, à elle aussi… Mes yeux près de s’éteindre se lèveront vers son toit d’ardoise violette, brodé de lichen jaune ; à ce signe, la verdure sans fleurs de son jardin se fondra en brume confuse, les sept couleurs d’un prisme tremblant souligneront les arêtes de sa carcasse sombre, et nous demeurerons, elle et moi, une seconde suprême, moitié ici, moitié déjà là-bas…

« Oh ! ma vagabonde assise !… »

Pauvre, pauvre cher, comme j’entends sa voix !… J’ai un peu de honte et de chagrin. Ne lui dois-je pas toutes mes pensées ? – mais elles sont à lui, puisqu’elles viennent de moi, et que je dépends de lui comme un surgeon de rosier qui chemine sous la terre, loin de sa tige-mère, avant de pousser à la lumière de son premier jet, tendre, luisant, d’un rose marron de lombric…

Share on Twitter Share on Facebook