XIII

Annie, gentille, prépare une chambre pour Marcel à côté de mon cabinet de toilette, une chambre qui plaira à mon beau-fils, car l’anglomanie d’Alain Samzun (« mon ancien mari », dit Annie) a décoré nos dortoirs de cet acajou criard et rouge, de ce citronnier argenté que Warin et Gillow déversèrent sur le continent. Je ne m’en plains pas, ici du moins : mes appartements vert-de-gris et bleu-de-truite prolongent en deçà de mes fenêtres le crépuscule irisé qui descend le soir sur ce cirque de modestes montagnes.

Marcel abritera – pas longtemps, je le souhaite – sa petite beauté sous des courtines roses et grises, et se poudrera, ô Beardsley, devant une coiffeuse à pieds de biche et à guirlandes… Je ne me console pas encore de son arrivée qui nous menace :

– Enfin, Annie, on n’était pas plus tranquilles, toutes les deux, à lézarder, à palabrer sur l’amour et les voyages, à ramasser les pommes de pin, et à courir lentement les routes comme aujourd’hui ?… Regardez ce chemin jaune, il pénètre là-bas sous les bois avec une courbe brusque, le circuit empressé d’une couleuvre qui cherche la fraîcheur…

Annie sourit au calme paysage, comme on sourit à des amis indifférents. Elle doit trouver, au fond, que ça manque d’hommes…

– Ça ne vous gêne pas, Annie, cette visite inexpliquée de Marcel ?

Elle condescend à une moue gentille, avec un signe de tête qui dit « non » mollement. Son grand chapeau de paille – nous avons repris, pour un éphémère été de la Saint-Martin, nos cloches de manille roussies comme des galettes – bat de l’aile autour de sa coiffure basse et elle ressemble à la grand-mère qu’elle dut avoir, vers mil huit cent quarante…

Toby-Chien, devant nous, chasse, éclectique et inoffensif, le lapin, la mésange, la taupe et le grillon. Sa langue large et fendue pare d’un rose de bruyère le noir brillant de sa robe. À cause de la chaleur revenue, et puis parce qu’on est sorti sans savoir jusqu’où nous mènerait notre oisiveté, Toby-Chien, tout nu, court sans collier comme un bohémien. Il fait divinement tiède, mais le bruit seul des feuilles dans le vent, des feuilles rousses et sans sève, cliquetantes, m’avertirait que ce n’est plus l’été…

– Qu’est-ce que nous en ferons, Annie ?

– De qui ?

– De Marcel, voyons !

Elle écarte ses mains paisibles, arque ses sourcils déliés :

– Mais rien, ma chère ! Comme vous êtes bizarre ! Vous vous agitez autour de cette arrivée de votre beau-fils comme si elle vous était profondément désagréable – ou agréable !

– Ah ! ah ! oui !… Ah ! bien !… Annie, vous me démontez. Comment ! j’ai trouvé un coin délicieux pour y endurer au mieux l’absence de Renaud, j’y possède ce trésor unique : une amie qui ne fait pas de bruit, un petit bull carré avec une âme d’enfant, une chatte grise impérieuse et distinguée, et là-dedans, vlan ! on m’envoie un beau-fils qui se mouche dans de la soie !… D’abord, tout ça, c’est votre faute !

– Ma faute !

– Parfaitement. Vous auriez répondu : « Mon Dieu… ma maison ne comporte guère d’appartements de réception… mes migraines m’ont retirée du monde », – et tout s’arrangeait.

– Et Marcel écrivait à votre mari !

– Pas sûr. Entrons-nous au Bout-du-Monde ? j’ai soif.

Le « Bout-du-Monde », le bien nommé, est une auberge triste, serrée entre deux rochers de cent cinquante pieds. Du faîte des rocs fuse une raide et mince cascade, un fil blanc, qui semble immobile, à peine palpitant, et s’écrase en écume savonneuse, au fond d’une cuve vernissée et ruisselante. L’aubergiste, avortonne enrhumée, vit là dans une ombre glaciale. L’été, au pied de la cascade, on range des bancs de bois, et les promeneurs y boivent de la bière et de la limonade. À ma première visite, comme je m’écriais machinalement, le nez levé vers la fusée d’eau, d’un blanc de givre : « Que c’est joli ! », la patronne rectifia :

– C’est surtout commode.

– Ah !

– Madame ne peut pas croire ce que la bière se tient fraîche dans le pied de la chute d’eau.

C’est ça qui fait notre renommée.

Share on Twitter Share on Facebook