XIV

Il est arrivé, il est arrivé ! Le vieux cheval Polisson a hissé une malle de parchemin, la grille a grincé d’une façon malveillante, Toby-Chien a aboyé, Sainte Péronnelle Stylite s’est réfugiée sur le cadran solaire et Annie – je l’ai vue, de mes yeux vue ! – a daigné courir. J’ai envie de m’en aller : la maison remue trop.

C’est pourtant une pauvre créature que j’ai ramenée de la gare ! Un Marcel vidé, pâli, creusé, les yeux grands et inquiets, qui s’est jeté vers moi avec un : « Ah ! ma pauvre amie ! » si désolé qu’un instant j’ai tremblé pour Renaud, pour moi… Heureusement la volubilité effarée de mon beau-fils me rassura :

– Ma pauvre amie ! Fichu, rasé, traqué, plus un sou, plus moyen de rentrer chez moi, ni chez vous… Pisté, rançonné, entôlé…

Je l’interromps sèchement :

– Très gentil, ce petit jeu des synonymes ! Mais voulez-vous parler un peu moins nègre ?

Il lève ses mains transparentes :

– Eh ! Claudine, croyez-vous que j’aie la tête à moi ? Vous allez tout comprendre. D’abord, jamais on n’aurait pu penser que c’était un petit truqueur.

– Ah ! c’était un petit truqueur ?

– Pis que ça, ma chère ! une bande ! Trois fois, vous m’entendez, trois fois, ils m’ont arrêté dans la rue et retourné les poches… et les lettres de chantage ! et les menaces de revolver ! et cette crapule de petit voyou qui me la faisait aux larmes, à la mineure violée ! et la police ! et tout le reste !

– Un sale coup, mon garçon !

– Vous pouvez le dire ! À la fin, ils voulaient un sac sérieux, trois mille – ils promettaient de me laisser tranquille… Vous m’avez refusé, et dame…, me voilà ! Figurez-vous que j’ai failli rater le train… des précautions de voleur !

– Vous pouvez remercier Annie, vous savez.

– Oh ! oui. Et vous aussi, malgré les trois mille. Vous avez une mine superbe, Claudine.

Il a tiré une glace de poche et s’y mue un œil.

J’éclate :

– À la fin ! vous n’allez pas me demander des nouvelles de votre père ?

Marcel esquisse un sourire forcé :

– Oh ! je pense bien que, s’il y avait une rechute, vous m’auriez parlé de lui avant tout le reste…

Il bâille, pâlît soudain et s’appuie à la table :

– Quoi ? Vous tournez de l’œil ?

– Je ne sais pas, balbutie-t-il. Je suis si fatigué… Si je pouvais avoir un bouillon et un lit…

Depuis ce jour-là il dort – je n’ai pas autre chose à consigner. Il dort. Il s’éveille pour manger, boire, demander l’heure et… se rendort. J’écris à Renaud :

« Marcel nous a fait le plaisir de passer par Casamène. Ne vous inquiétez pas, mon chéri il va bien, mène une vie tranquille et n’a pas besoin d’argent… »

Je demeure au-dessous de la vérité : Marcel ferait la pige à une béguine. Inquiète, au début, de sa léthargie, j’ai demandé les avis du médecin de la petite ville, le père Lebon ; ce gros homme asthmatique s’est fait voiturer, geignant, en haut de notre terrible côte, a discouru sur ses propres maux, oppressions, suffocations, catarrhes, et j’ai dû sans délai le réconforter d’un grog. Moyennant quoi il a consenti à examiner le pouls, la langue, la peau délicate de mon beau-fils, et, dubitatif :

– Ça ne serait-il pas une fièvre de croissance ?

Ce beau diagnostic m’a coûté dix francs, mais je ne les regrette pas.

Trois fois le jour, ponctuelle, je grimpe l’unique étage, je longe le couloir qui sent le grenier, je frappe à la porte et j’entre avant d’avoir reçu une réponse ; Marcel est là, répandu dans l’ombre des rideaux. Je n’y vois guère qu’un visage blanc barré d’une mèche blonde de cheveux trop longs, une main abandonnée, les doigts pendants et tièdes, hors de la manche d’un pyjama de soie ciel qui bâille sur la poitrine… S’il dort, je pose là une tasse de consommé et m’en vais, sans prendre la peine d’ouater mon pas.

Parfois, un bâillement gémi, un appel inarticulé me retiennent et je consens à m’arrêter un instant.

– C’est vous… euh… chose… ?

– Non, c’est moi.

– Ah ! c’est vous, Claudine… Quelle heure est-il ?

– Moins le quart.

– Déjà ! Comme j’ai dormi ! Je meurs de sommeil. Qu’est-ce que vous m’apportez là ?

– De la gelée de groseille et une aile de poulet froid.

– Tout de même… Mais je voudrais de l’eau chaude avant. Merci. Annie va bien ? Faites-lui mes excuses… Quel temps aujourd’hui ?

– Le dix-sept.

– Vous êtes mille fois bonne. Bonsoir, Claudine.

Et je redescends, allégée pour quelques heures de mes devoirs de marâtre. Me voilà bien, entre Renaud dans le frigorifique et son fils en léthargie ! Décidément, le ciel n’a pas voulu mettre en moi l’âme d’une sœur de charité. Les malades m’attristent et m’irritent, les enfants m’agacent… Jolie petite nature ! Je mériterais, pour me punir, une trôlée de mioches à moucher, à ficeler, à peigner…

Un enfant, moi ! Par quel bout ça se prend-il ? Sûr, si j’accouchais de quelque chose, ce serait d’un bébé-bête, poilu, tigré, les pattes molles et les griffes déjà dures, les oreilles bien plantées et les yeux horizontaux, comme sa mère… Et Bostock nous ferait un pont d’or.

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