XX

– C’est moi, Annie… Vous n’auriez pas… de la vaseline, une pommade quelconque, une glycérine. C’est pour ma lèvre qui est gercée et que je mords tout le temps…

Annie m’ouvre sa chambre et se tient, étonnée, sur le seuil, avec l’air chinois et plaintif que lui donne sa grosse natte noire, tressée pour la nuit. Je m’excuse, je donne des explications, – car il ne m’arrive presque jamais de pénétrer dans la chambre d’Annie. Je sens qu’elle n’y aime aucune présence, fût-ce la mienne. Craint-elle que les rideaux jaunes, la tenture blanche à frise de faux ébénier, le banal mobilier blanc d’hôtel très soigné ne racontent ses nuits secouées de demi-somnambule ? La chambre ne sent pas le mystère, mon flair n’y découvre aucune odeur personnelle, – tout au plus un parfum de bois exotique et précieux, émané, j’en jurerais, du corps même d’Annie qui n’use point de parfums artificiels…

Logis de voyageuse où je cherche dans un coin la malle de parchemin… La table à écrire offre son buvard vierge, sa plume rouillée. Nulle photographie ne sourit au mur vide. Le jour où mon amie s’enfuira de nouveau, elle prendra peut-être ce roman qui bâille sur le lit ouvert, ce petit mouchoir froissé sur la table, et rien d’Annie ne demeurera dans cette chambre anonyme…

Mon étrange hôtesse attend, ses yeux bleus dolents ouverts dans sa figure brune, et entrouvre la bouche pendant que je parle, avec cette moue involontaire qui donne envie de rire et de la battre…

– De la pommade pour les lèvres ?… non… il n’y a jamais rien dans cette maison… Ah ! si, attendez !

Elle ouvre un placard, remue un fouillis obscur et revient contente.

– Voilà. Ça peut servir pour les gerçures, je crois.

Sur la boîte qu’elle me tend, je lis : Blanc gras des artistes, rachel.

– Mais, c’est du blanc de scène, ça ! Où l’avez-vous chipé ?

– Je ne l’ai pas chipé. Je l’ai acheté parce que j’en avais besoin. Il doit être un peu rance, depuis le temps.

– Comédie de salon ?

– Mais non, soupire-t-elle avec lassitude… Pantomime de théâtre. J’ai joué la pantomime pendant quelques jours.

– Où ça ? À l’étranger ?

Je l’interroge avec sécheresse, vexée, blessée de tout ce qu’elle me cache – ou qu’elle invente ? Elle s’assied sur son lit et se passe la main sur le front. Je la secoue par son bras mince, nu hors du saut-de-lit bleu pâle.

– Vous vous moquez de moi, Annie ?

De se sentir un peu violentée, elle sourit, consentante. Il fait tiède ; un feu de braise dort sous ses peluches de cendres blanches… De la hanche je pousse Annie pour me faire une place sur l’édredon capitonné, contre elle, heureuse de la belle histoire inconnue, de la confiance retrouvée d’Annie, de l’heure déjà tardive et du ruissellement soyeux de la pluie d’hiver contre les volets…

Pelotonnée, les genoux dans ses bras noués, Annie commence :

– Voilà… Vous souvenez-vous d’un spectacle coupé du théâtre des Pâturins ? On donnait ensemble un petit opéra en deux actes, très dramatique, qui s’appelait La Vieille Reine, et puis une « tranche de vie » où on tue tout, et puis une farce d’étudiants et enfin une pantomime intitulée : Le Dieu, le mirage et la puissance !

– Heu… je m’en souviens vaguement.

– Je pensais bien. Le théâtre a fait faillite au bout de quinze jours. La pantomime était pourtant jolie… J’y jouais la petite esclave qui cueille des roses et que le chèvre-pieds emporte à la fin.

– Vous !… Vous avez fait du théâtre ?

Elle sourit sans vanité :

– Je ne dis pas cela, Claudine. J’ai joué la pantomime… Ce n’est pas difficile, allez ! Et puis, j’y étais forcée. Il faut vous dire…

Elle plisse à petits plis minutieux la batiste de sa chemise de nuit, dont le jabot s’échappe de sa robe décroisée.

– J’avais rencontré, peu de temps avant, un « petit cabot », comme ils disent. Un jeune homme du Conservatoire, enfin. Oh ! pas n’importe lequel ! un accessit de tragédie, mais oui… Un premier accessit de tragédie et un tragédien, ce n’est malheureusement pas la même chose… Il avait joué des petits rôles chez Sarah : le seigneur Vendramin, le page Orlando, à cause de ses jambes, des jambes…

Elle cherche une comparaison, n’en trouve que d’indignes…

– Enfin, des jambes ! Sarah lui a dit, un jour qu’il jouait le page Orlando : « Mon petit, tu as la jambe de l’époque. »

– Quelle époque, Annie ? Celle de Sarali ?

– Non… le XVIe siècle, je crois…

– Où l’aviez-vous pêché ?

Elle me rit au nez, enfonce son petit doigt dans l’oreiller rebondi et se tait.

– Vous n’êtes pas gentille, Annie ! Dites tout ou je vous chatouille !

J’ai dit cela sans y penser, mais l’effet est prodigieux. Annie se ramasse en boule contre le mur, tend des mains épouvantées et implore :

– Non ! non ! pas ça ! ou bien je meurs !… Je dirai tout !…

Et elle achève précipitamment en avalant sa salive :

– Je l’ai rencontré chez vous, là !

– Chez moi ? Quelle blague ! Je ne me suis jamais connu de page Renaissance… Vous délirez, Annie.

– Pas du tout ! Il était – ce pauvre petit, tout de même, – secrétaire intérimaire de Renaud pendant trois semaines.

Je me frappe le front comme au théâtre :

– Attendez donc !… Un gosse avec trop de cheveux, pas assez de linge, de beaux yeux…

Elle acquiesce, chaque fois, d’un signe de tête.

– C’est ça, c’est ça ! Il s’appelait…

– Auguste, fait-elle d’une voix douce.

– À la maison, il se faisait appeler… monsieur de Saint-Yorre, simplement.

– C’était un pseudonyme.

Qu’elle a bien dit cela ! qu’elle est gentille ! C’est ainsi que je l’aime, que je la voudrais toujours, à moitié bébête, à moitié perverse, toute torturée d’impureté sous son attitude chaste… Je l’attire à moi par sa grosse natte, comme un fruit au bout d’une branche flexible, et je l’embrasse au hasard, sur sa joue, sur son petit nez froid… La pauvre enfant ! Elle plie sous la moindre caresse, elle appartient à tous, à moi si je voulais, au jardinier Francis…

– Ah ! c’était un pseudonyme ? Chérie, va !… Et alors ?

Alors, rien. Rien… d’abord. Vous vous souvenez que je me cachais à cette époque. Alain, Marthe, mon procès de divorce… Je vous dis adieu et je repartis pour… Casamène, et je devais ne traverser Paris que trois mois après, en mai…

– Je me souviens. Mais je ne vous ai pas revue, cette année-là ?

Elle hausse les épaules, les sourcils, le menton…

– Qu’est-ce que vous voulez ? Il faut me pardonner, Claudine. Je suis revenue à Paris, en mai, et le hasard a voulu que je rencontre devant l’hôtel Régina…

– Le seigneur Vendramin. Il tombait bien ?

– Mieux que je ne puis vous le dire, soupire Annie. Mon voyage à Londres…

– À Casamène, je croyais ?

Non, à Londres… m’avait creusée d’ennui, d’inanition, tout est si surveillé, là-bas !… Et puis le seigneur Vendramin éblouissait ce jour-la.

Pâle, des yeux…

– Des jambes…

– Je ne l’ai su qu’après… J’ai été étonnée qu’il ne me saluât pas tout de suite.

– C’est que… je vais vous dire. Renaud l’a mis à la porte pour une petite histoire… oh ! rien de grave… un petit commerce de billets de théâtre. Il tapait les directeurs au nom de Renaud et vendait ensuite les billets. Oh ! ça se fait couramment, mais Renaud n’aimait pas beaucoup ça…

Je tâche d’innocenter le seigneur Vendramin, j'ai l’air d’excuser Renaud… Vaine délicatesse, car Annie continue, point gênée :

– Oui, je me suis doutée… D’ailleurs, ça m’était bien égal… Le soir même, je montais avec lui dans sa chambre.

– Eh bien ! vrai !

Malgré moi j’ai lâché les petites mains chaudes de mon amie… Je les ressaisis tout de suite, craignant de l’avoir blessée… Mais elle me les abandonne, toutes mortes et douces, et penche la tête sur ses souvenirs :

– Un mois après, il me gardait encore, Claudine ! Il n’acceptait pas d’argent de moi…

– Tiens !

– Mais je payais tout.

– Bon !

– Pauvre petit, il cherchait des engagements partout et n’en trouvait pas. La nuit, il n’y pensait plus. Il ne pensait qu’à moi, et moi à lui.

Je ris un peu forcé :

– Ah ! ah ! le seigneur Vendramin se révélait herculéen ?

– Oh ! mon Dieu, non, concède-t-elle avec une moue distinguée. Mais autre chose… un vice jeune et fiévreux de petit citadin, des habitudes collégiennes d’exhiber toutes ses manifestations… physiques, de les provoquer lui-même, au besoin… Il avait lu de vilains livres et se les remémorait à tout propos, avec une fidélité peut-être inutile dans le détail…

Et vous ?

– Moi… (elle lève une main mal assurée et comme ivre), moi, je suivais ses réminiscences et ses innovations… et je payais. Mais je crois bien que je demeure sa débitrice.

(Évidemment, Annie en a eu pour son argent.)

– Mais, le théâtre ?

– Ah ! oui… Eh bien, voilà. Un soir, il est venu à l’hôtel très tard, agité, important. Il s’est promené de long en large une bonne minute, avant de m’apprendre qu’il avait un engagement aux Pâturins, dans une pantomime. J’ai senti venir la fin de notre liaison… D’autant plus que les répétitions ont commencé tout de suite, qu’il me parlait avec enthousiasme d’une Anglaise aux longs cheveux roux, une jeune fille du monde qui avait plaqué sa famille : « Elle est épatante, répétait-il, elle a une ligne ! et puis le sens du mouvement, elle a le rythme, elle a la noblesse du geste… » Que n’avait-elle pas, à l’entendre, cette Yvée Lester ? Je comptais les jours, ma Claudine, j’attendais la première, la fin de ces répétitions, qui m’enlevaient Auguste toute la journée… Il rentrait fatigué, distrait, il… m’aimait banalement, rapidement, sans fantaisie…

« Deux jours avant cette première que je désirais tant, Auguste grimpe chez moi, affolé : « Ton chapeau, me dit-il, je t’emmène. – Où ? – Aux Pâturins. » Et pendant la route, il me raconte une histoire extravagante : la jeune fille aux cheveux roux réquisitionnée par sa famille, partie sans un mot d’excuse, les auteurs et le directeur affolés… Et, comme je ne comprenais pas, il ajoute : « Tu prends le rôle, on te colle une perruque rousse, je te serine la chose pendant quarante-huit heures, et on sauve la recette ! Tu comprends ? On garde la jeune fille du monde sur l’affiche et on fait recette tout de même. » Ah ! Claudine ! Je me suis sentie devenir folle !

– Pourquoi n’avez-vous pas dit non ?

Elle me dévisage, stupéfaite :

– Mais il voulait, Claudine ! Il voulait ! Et puis, je ne sais pas… une fois là-bas… tout le monde autour de moi, à me féliciter sans que j’eusse encore rien fait, à m’encourager, à me pousser ici, me tirer là, cette petite salle noire, où trois ampoules de la rampe m’hypnotisaient de leur éclat pointu… et puis lui, Auguste, tout de suite en train de me poser en scène, de me chanter les mesures de mon entrée… Je me suis sentie vidée, arrachée de moi, accaparée par des gens qui se disputaient ma pauvre personnalité… Quel fardeau de s’appartenir si peu !

Cette première répétition, grand Dieu ! Je n’avais consenti à rien, que déjà chacun me traitait en meuble animé. L’auteur me criait : « Enlevez votre chapeau, Mademoiselle ! il faut qu’on voie les jeux de la physionomie ! » – « Relève ta jupe, criait Auguste. Il faut qu’on voie le mouvement de la jambe !… »

Et puis Willette Collie, qui jouait le Faune, s’est écriée à mon arrivée : « C’est ça la jeune fille rousse ? Mince de bâton de zan !» Elle cabriolait sur scène en maillot de bain, comme un démon, et dansait en aveugle, ses cheveux courts dégringolés sur son nez. Elle aussi s’empara de moi comme d’une bête morte, comme d’une guirlande rompue… Ah ! je n’eus pas de peine à jouer mon rôle, dès la première répétition ! Willette Collie, qui devait m’emporter à la fin de la pantomime, me jetait à terre d’une poigne si rude, me traînait avec un triomphe si convaincu et me suffoquait d’un baiser si bien imité que l’on fit un succès à ma faiblesse près des larmes, à ma supplication involontaire…

« Mon petit ami exultait. Il en oublia de me réconforter, d’ajouter un mot affectueux à toutes les louanges dont on m’étourdissait. Il fumait, la tête de côté, un œil fermé, avec une gentille grimace pour éviter la fumée piquante, sans retirer la cigarette des lèvres…

« Pendant deux jours, je ne sortis pas de cette géhenne. Que restait-il de moi ?… en quoi sont bâtis tous ces gens-là, capables de mimer, de parler, de crier, de se jeter à la tête des mots ignobles…

– Oui, et la minute d’après, des compliments démesurés… Je sais, j’ai vu des répétitions… Ils se dépensent follement, recommencent quinze fois le même geste qui peu à peu s’épure, se précise, s’élance lumineux et parfait… Je connais ce mélange d’activité hystérique, de flemme traînarde et bougonne, de vanité obtuse, imbécile, de noble opiniâtreté… Ils rient d’un calembour idiot, pleurent pour une perruque ratée, dînent quand ils y peuvent et dorment quelquefois… Ils sont rossards, sensibles, rageurs, gonflés d’eux-mêmes, puis dévoués tout à coup…

– Oh ! oui, c’est cela ! Vous donnez d’eux un raccourci caricatural, mais ressemblant, Claudine…

Elle se tait, ramène sous elle ses pieds frileux et demeure dans une immobilité fataliste de bohémienne, les yeux baissés, sa natte sur l’épaule… Vite, je tire à moi le fil détendu de la belle histoire – Et après, Annie ? le jour de la première ?

– Le jour de la première ?…

Elle cherche, appliquée, les sourcils en arc :

– Eh bien, c’était comme les deux premiers jours.

– Mais le public ? le trac ? le succès ?

– Je n’ai pas vu le public, dit-elle simplement. On faisait la nuit dans la salle. La lumière de la rampe me serrait le front. J’ai entendu, senti une chaude haleine, un remuement de bêtes invisibles, au fond de ce noir béant… Ma tête craquait de fatigue, et le maquillage, un maquillage anglais, rose bonbon, blanc et bleu pervenche, me tirait la peau des joues… Et la perruque, Claudine ! Sur mes cheveux déjà lourds, imaginez un fardeau de cheveux roux ondulés, bouclés, une crinière crêpée de Salomé rousse… Il fallait bien que je ressemblasse à la jeune fille anglaise réclamée par son lord de père… Mes camarades ont crié d’admiration en me voyant – mais ces excités crient pour si peu de chose, vous savez… Une tunique en crêpe de Chine blanc, des cothurnes, un panier de roses sur mes bras qui tremblaient, c’est tout…

– Et alors, Annie ?

– Alors, il est arrivé que j’ai eu beaucoup de succès. Mais oui.

« Vingt et une fois j’ai accompli somnambuliquement mon nouveau métier, côte à côte avec Auguste, qui jouait un jeune Athénien. C’est lui, Claudine, qu’il eût fallu voir ! Lui et sa tunique lie-de-vin, ses petits genoux nerveux, ses chevilles de femme et cette attache du cou qu’il avait, un cou puissant sur des épaules fines !… Nous arrivions au théâtre, j'enduisais mon visage et mes bras, je revêtais mon casque à migraine et… ça marchait très bien jusqu’à ma grande scène avec le Faune, Willette Collie. Cette toquée s’ingéniait à varier notre duo tous les soirs, et j’en tremblais d’avance. Un jour, elle m’empoigna par les reins, comme un paquet, et m’emporta sous son bras, ma tunique et mes cheveux roux traînant en queue triomphale… Une autre fois, pendant notre baiser – le fameux « baiser » qui fit scandale et qu’elle me donnait avec une fougue indifférente, – elle insinua sa main sous mon bras et me chatouilla irrésistiblement. Ma bouche bâillonnée, par la sienne, laissa échapper un petit cri râlé… je ne vous dis que ça ! un peu plus, on devait baisser le rideau… J’ai pleuré ce soir-là.

– Pleuré, pourquoi ?

– Parce qu’Auguste, qui me guettait de la coulisse, me fit une de ces scènes !…

– Jaloux, hein ?…

– Jaloux ?… Oh ! non ! Simplement, il n’aimait pas « Ces blagues-là ». Pour montrer aux autres qu’il savait parler à sa femme, il me promit sans ambages une tourlousine soignée… Vous savez ce que c’est ?

– Je me doute.

– Seulement, voilà. – Willette Collie (elle était en train de rajuster ses cornes derrière le portant), qui saute sur lui comme une panthère et l’appelle « sacré petit mac ».

– C’est un rien.

– Il lui répond que toutes ces gousses commencent à lui trotter…

– Ah ! que j’ai du goût ! Et après ?

– Après, Willette Collie veut lui griffer les yeux, et elle lui envoie, en plus, sa tête dans l’estomac… Vous pensez, avec ses cornes pointues !…

– Le sang a coulé ?

– Non, Claudine, grâce à l’intervention du gros Maugis qui se trouvait là…

– Comme par hasard.

– … et qui les a séparés, les bras étendus, dans la pose de la bonne femme au premier plan dans L’Enlèvement des Sabines, en lâchant des calembours conciliateurs…

– Quel type, ce Maugis ! … À propos, Annie, est-ce que les journaux s’occupaient de vous ?

– Les journaux, Claudine ? Ils racontaient mon enfance dans un cottage aristocratique, ma vocation irrésistible, ma fugue vers Paris, le désespoir de ma famille, tout en me gardant un anonymat alléchant…

Annie lève vers le plafond ses deux petites mains brunes et retombe dans un silence fatigué… Elle passe sur sa bouche plaintive, aux coins inclinés, une langue qui a soif. Encore une fois je me demande si elle rêve éveillée ou si elle ment… Non, elle ne ment pas. Elle a subi tout ce qu’elle me raconte. Sa mémoire est une route accidentée, une pente raide avec de vertigineux ressauts de montagnes russes, jalonnée de petits mâles nus, jeunes, obscènes, de toutes les couleurs… Elle a accompli, j’en suis sûre, tout ce qu’elle me raconte, et tout ce qu’elle tait ; et rien n’est, à bien réfléchir, plus simple et plus banal que sa vie, vie d’une petite bête qui se découvre un sexe et en use avec ravissement…

Annie se tait. Je la réveille.

– Et puis, Annie ?

– Toujours « et puis » ! Comme vous êtes curieuse, Claudine ! Et puis… la fin des représentations arriva, avec celle de ma pauvre petite passion…

– Il vous a plaquée ?

– C’est le mot, Claudine. Sarah l’emmenait en tournée pour jouer les pages à maillot.

– Vous l’avez regretté ?

– Pas trop. Il me battait à la fin.

– Oh !…

Annie tourne les épaules comme au souvenir d’une bourrade.

– Quand je dis il me battait », le mot est peut-être un peu gros… Il était si collégien, vous savez. D’abord un coup de poing pour rire, au défaut de l’épaule, et puis une manie de mélanger aux caresses des pinçons, des fessées, des niches méchantes. Non, je n’ai pas eu de chagrin. Tout ça, au fond…

Elle se laisse glisser au bas du lit, montrant sur le satin jaune de l’édredon un peu de ses jambes safranées, et je comprends qu’elle marque la fin de notre conversation… Je reprends ma petite lampe.

– Tout ça, au fond, Annie ?

Elle hésite, sourit avec un embarras de jouvencelle et achève :

– Tout ça, Claudine, ne vaut pas, je crois, qu’on le traite autrement que je fais. Vous autres, vous dites : L’Amour, ah !… » et vous ajoutez beaucoup de belles phrases autour. Moi, c’est mon corps qui pense. Il est plus intelligent que mon cerveau. Il ressent plus finement, plus complètement que mon cerveau. Quand mon corps pense, c’est-à-dire, quand je… quand il…

– Je vois, je vois !…

– Eh bien ! alors tout le reste se tait. À ces moments-là, toute ma peau a une âme.

Je la laisse debout, mains jointes et pendantes, ses yeux limpides ouverts sur quelles visions de nudités pures ?

Ô jolie petite peau qui savez si bien quitter votre âme ! Je suis seule, et je nous compare l’une à l’autre. Je n’ai jamais étudié une femme autant que vous, parce que je méprise instinctivement mes sœurs vos pareilles, et que je ne me connais point d’amies. Rézi ?… Mais Rézi, je ne l’étudiais pas, je la regardais et je la désirais… Croyez d’ailleurs qu’elle ne mérita jamais mieux, ni davantage… Elle aussi parlait de la volupté avec familiarité et abondance, elle la recherchait, la faisait naître, ou bien l’écartait sans ménagement, la « remettait » comme une friandise qui sera encore mangeable le lendemain… Je l’en admirais avec un peu de dégoût. Comment me serais-je fait comprendre d’elle et comment me ferais-je comprendre d’Annie ? Moi, je ne cherche pas la volupté, c’est elle qui me cherche, me trouve, m’assaille et me terrasse d’une main, d’une bouche si rudes que j’en tremble après… Ou bien elle rôde lentement autour de moi, me fatigue d’une approche invisible, contre laquelle lutte en moi un sourd orgueil… C’est en ce trouble instant que s’interpose entre moi et Renaud un savoureux antagonisme, qui n’est plus notre fidèle amour, qui n’est ni tendre, ni miséricordieux, qui serre les dents et défie, qui gronde : « Je t’aurai avant que tu m aies… »

Et mon sang bat tout chaud dans mes veines parce que j’entends, à travers l’air noir de la nuit et les lieues de neige, la voix de celui qui seul a le droit de me dire :

« Je te tuerai, si un autre homme que moi voit tes yeux, tes yeux qui sont chargés de rancune au moment où ils me doivent le plus de reconnaissance !… »

Car, quel orgueil, lorsque j’y songe ! Celui que tant de lieues séparent de moi, celui que le froid emprisonne là-haut, tout en haut d’une montagne inconnue, je l’ai changé, ce léger Renaud, mon jeune mari aux cheveux d’argent. À peine m’avoué-je que j’y ai mis le temps. Nous n’en sommes pas encore à la ressemblance physique qui fait de deux vieux époux un couple fraternel, quoique j’aie pris à Renaud quelques gestes familiers et féminins, le petit doigt en l’air, et qu’en retour il imite ma manière têtue et taurine de bouder et de me buter, le front en avant, avec des hochements de nuque… Je me complais seulement à l’infiltration profonde, définitive, dont je l’ai enclaudiné. Quoi qu’il fasse désormais, et que je vive ou non, j’habite en lui. Il est venu à moi sûrement, lentement, non sans défenses et sans reprises, – il est venu tout à moi.

Je l’ai rendu moins gai, plus tendre, plus silencieux. Moins affamé de mouvement, il savoure à la Claudine, avec une paresse de romani, la grâce de la minute présente et méprise ce qui est meilleur, mais hors d’atteinte. Il sourit plus rarement, d’un sourire qui demeure et tarde à s’effacer. Côte à côte, sans parler, nous savons regarder devant nous, délivrés de l’impatience et de la curiosité, emplis de cette mélancolie un peu craintive que j'appelle : « le frôlement du bonheur ».

Fatigué des femmes – non de la sienne – Renaud a quitté cette fièvre collectionneuse, cette anxiété de philatéliste qui le jetait au-devant d’une femme nouvelle : « Ah ! un exemplaire qui me manquait !… » Il aime plus finement, et de plus loin. Il redoute le don encombrant, la complication banale des adultères permis, le bavardage où déchoit mainte jolie créature… « Ô ma muette chérie !… » Me dît-il… Et je sais qu’alors il se souvient d’une voix intarissable dont il eût voulu, d’une poignée de sable, murer la source rose.

Il ment moins et s’irrite davantage. Sa colère s’assouvit sur un bibelot, sur un meuble léger, – geste dont il s’excuse après, d’un regard… Mais je souris au fond de moi, et je me dis : « C’est moi, cela, c’est moi ! »

Enfin, conquête suprême ! je l’ai conduit à aimer l’amour comme je l’aime. Je l’ai rendu chaste. Oui, chaste, et pourquoi non ? Il ne mêle plus, à ce qu’il nommait nos « jeux », ce libertinage qui s’aide d’une combinaison de miroirs, d’un livre… belge, de mots faits pour le chuchotement et qu’on se force à crier à haute voix, tout crus…

Il n’a plus besoin de ce banal appareil il n’a plus besoin que de moi… et de lui. « Ô ma muette chérie ! » répète-t-il encore. Muette, certes, muette, sauf le soupir tremblé, sauf le cri involontaire, sauf le regard, sauf le geste plus parlant qu’un visage… Ah ! qu’il revienne, celui que j'ai modelé à ma ressemblance, qu’il revienne et trouve en face de lui celle qui cesse de sourire, celle qui détourne ses yeux attentifs et confus, dans le moment où elle abandonne tout d’elle-même !…

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