XIX

Ô cher Renaud, comme cela me fait sagement et paisiblement hausser les épaules, de voir qu’aujourd’hui votre lettre se préoccupe (avec ce souci de détail qui d’abord trompe sur votre caractère, peu méthodique au fond) de projeter, mois par mois, étape par étape, notre fugue de l’été prochain ! « En juin, nous plaquons Paris pour six bonnes semaines de Montigny ; fin juillet, Vittel… Et puis, il faut absolument caser, à mi-septembre, un petit circulaire dont j’ai l’idée vers la Forêt-Noire, quelque chose de démodé, de second empire… Qu’est-ce que tu en dis, chérie ? »

Moi ? je dis oui, naturellement. Si je disais non, vous bouderiez d’abord, puis je vous vois élaborer ensuite un autre itinéraire, élire une autre source salutaire à votre arthritisme… Et pour ce que me coûte mon consentement ! Où vous voudrez, comme vous voudrez… Assurée de trouver auprès de vous, en votre seule présence, tout ce qui m’est nécessaire – parfois un peu plus – je tourne à l’avenir un dos indifférent. Je marche imprévoyante vers lui, à reculons, en traînant les pieds.

Imprévoyante, je n’ai pas dit patiente. Si vous rentrez après l’heure fixée, si ma soif en été attend une longue minute le verre d’eau fraîche, si la pêche que je veux manger à l’espalier mûrit sa joue d’un fard trop lent, oui, je rage, oui, je trépigne, et mon soupir excédé soulève le poids mortel d’une heure interminable, mais… mais cela ne fait pas que je vous ressemble, et quel arrangement fastidieux que celui d’une année découpée d’avance, servie en « assiette anglaise » devant moi, pendant douze mois !

Ce qui viendra viendra, et voilà tout. Que dis-je ! Cela vient déjà, en dépit de vous et votre devis soigneux. Vous m’approuvez de n’aimer point, lorsque notre tête-à-tête se fait le plus silencieux, la hâte, ni les… bouchées doubles. Approuvez-moi d’aimer les jours simples et ne me forcez pas, sous couleur de prévoyance, de goûter à la fois cette année-ci et la suivante.

Quand j’étais petite, une grande sagesse précoce m’envoya, au plus beau de mes joies, plusieurs avertissements mélancoliques, d’une amertume savoureuse au-dessus de mon âge. Elle me dit… Vous pensez à une belle dame en blanc avec un diadème, qui m’apparut parmi l’obscur feuillage du vieux noyer ? Pas du tout ! C’était simplement, banalement, la « voix secrète », une immobilisation presque douloureuse de ma pensée, de tout mon petit animal bien portant, excité et repu, une porte entrouverte qui pour les enfants de mon âge demeure d’habitude fermée… Elle me disait : « Vois, arrête-toi, cet instant est beau ! Y a-t-il ailleurs, dans toute ta vie qui se précipite, un soleil aussi blond, un lilas aussi bleu à force d’être mauve, un livre aussi passionnant, un fruit aussi ruisselant de parfums sucrés, un lit aussi frais de draps rudes et blancs ? Reverras-tu plus belle la forme de ces collines ? Combien de temps seras-tu encore cette enfant ivre de sa seule vie, du seul battement de ses heureuses artères ? Tout est si frais en toi que tu ne songes pas que tu as des membres, des dents, des yeux, une bouche douce et périssable. Où ressentiras-tu la première piqûre, la première déchéance ?… Oh ! souhaite d’arrêter le temps, souhaite de demeurer encore un peu pareille à toi-même : ne grandis pas, ne pense pas, ne souffle pas ! Souhaite cela si fort qu’un dieu, quelque part, s’en émeuve et t’exauce !… »

Je vous ai confié un jour tout ceci, Renaud. Vous n’avez pas souri de la petite illuminée que j’étais, mais vous m’avez dardé jusqu’au fond des yeux le regard noir, vindicatif, le regard d’absurde et têtue jalousie, qui m’agace, m’enchante, qui s’écrie :

– Je te défends de me raconter qu’il y a eu un temps où je ne t’ai pas connue !

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