XXII

« Nous sommes sous la neige, m’écrit Renaud, nous avons cessé d’habiter le monde des vivants. Ô ma chérie, ma lampe fidèle, il faut que ma foi soit grande, pour que j’aperçoive encore, à travers les murs tourbillonnants de cette tombe, la flamme inquiète de tes yeux couleur aventurine… Je vais revenir, la neige ne peut plus rien pour moi. Je vais revenir, tel que je suis, tel que je me vois à présent, tel qu’il faut que je m’avoue un vieillard… L’idée que je vais te revoir me désespère, malgré que j’en vive. Je sais que ton premier regard me jugera, que, d’un coup d’œil, tu mesureras ma ruine, je sais aussi que rien n’en paraîtra sur ton radieux petit visage, car tes mensonges sont sans défaut. Par grâce, Claudine, ne me mens pas, ou je m’enterre ici. Crie, exclame-toi, lève les mains à ma vue. « Oh ! mon chéri, comme tu es fatigué ! comme tu es vieux ! comme tes cheveux sont blancs ! N’as-tu pas rapetissé ?… » Jette hors de toi tout ce qu’y cacherait ta pitié, ta pitié dont je ne veux pas ! Sois honnête sans précaution, accable-moi, dès la première étreinte de tes jeunes bras autour de mon cou de vieille poule. Compte mes rides nouvelles, souris à mes anciennes, passe un doigt pointu et dénonciateur sur mes paupières froissées, endors-toi toute froide, bourrée de déception et de rancune, endors-toi triste et le cœur gros, désenchantée de ton vieil époux… Et peut-être que, le lendemain, tu trouveras le pauvre homme un peu moins dévasté, en le comparant avec ton souvenir de la veille »…

Je hausse les épaules en lisant sa lettre. Je ris avec des secousses de rire qui font trembler mes larmes et danser des rayons entre sa lettre et moi. Qu’il est bête de couvrir quatre pages d’un griffonnage inutile, quand trois mots suffisaient à remplir sa lettre : « Je vais revenir. »

Il va revenir. Deux choses importent jusque-la : la robe que je mettrai le jour de son retour et le menu du dîner de ce même jour. Car il reviendra le soir, naturellement. Vers l’heure où le soleil se couche en cette saison, quatre heures et demie, cinq heures. Il fera un crépuscule bleu, une fin de jour tiède, fumeuse, ou une gelée sonore, avec deux ou trois étoiles déjà au-dessus du couchant… Le train qui glisse, la fumée à goût d’iodoforme, la portière, le plaid, le grand manteau, la moustache claire… Et puis… je ne sais plus… pourvu qu’il ne fasse pas trop froid et que je n’aie pas le nez rouge…

– Bonnes nouvelles, Claudine ?

– Bonnes nouvelles, Annie.

Et je baisse mes paupières d’un air maladroitement mystérieux en caressant Péronnelle engourdie sur mes genoux. Je ne dirai rien ce soir à Annie. Ni à Marcel. Je replie l’enveloppe sur mon secret, je l’empoche comme un gâteau que je mangerai seule dans ma chambre, la nuit… Personne ne se doute que Renaud va revenir. Marcel somnole au bord du divan, comme Narcisse au-dessus de la source. Annie brode, et Dieu sait quel souvenir juvénile, rose et bien en muscle, s’insinue entre elle et son canevas… Péronnelle continue à dormir sur le dos, la gorge tendue à tous les supplices. Elle a un ventre fauve rosé, couleur de tourterelle, boutonné du haut en bas par quatre rangées de taches noires veloutées. La régularité de ses rayures lui garde, à travers les pires désordres, un air distingué et correct de personne habillée chez le bon faiseur. Dans un sommeil sans défiance, elle montre son menton naïf, l’ourlet vernissé de sa bouche en arc et les quatre semelles cornées de ses pattes bohémiennes… Elle non plus ne sait pas que Renaud va revenir…

Seul, un petit être noir, camus et silencieux, a levé vers moi son museau difforme de monstre sympathique. Toby-Chien, éveillé de son somme léger, me contemple comme Mathô contemplait Salammbô. Il ne comprend pas tout à fait. Il pressent, il devine à demi, il s’angoisse, il s’efforce vers moi… Alors je me penche pour le rejoindre et, d’une caresse sur sa tête bosselée, je lui dis que c’est bien, qu’il a assez compris, qu’il n’y a rien de plus à comprendre…

La douce soirée ! Me voici redevenue telle que je n'aurais jamais dû cesser d’être, indulgente, amollie, optimiste. Je tourne vers « ma pauvre Annie » un regard qui s’excuse de ma sécheresse habituelle, de mon rogue silence d’hier soir, mais elle brode, tête penchée, et mon regard mouillé échoue sur sa queue d’étalon nouée d’un velours noir… Ma bienveillance épandue goûte la grâce abandonnée de Marcel, qui dort comme au théâtre, un bras pendant. Hors du brasier crépitant s’élance une flèche de gaz bleu qui siffle, annonçant « nouvelles !… » et tout le salon somnolent s’éveille…

– Vous faites de la pyrogravure, Annie ? j’entends le bruit du thermo-cautère… bâille Marcel.

Annie, l’aiguille en l’air, demeure un instant bouche bée, et, sur toute sa longue figure délicate, se peint, si lisible, la pudeur d’une femme surprise en plein plaisir que j’hésite une seconde entre l’envie de savoir ce qu’elle rêvait ou celle d’en rire…

– Annie ! À quoi pensiez-vous ? vite, vite, ne cherchez pas ! dites la vérité !

– Mais je ne sais plus… des choses vagues… je m’endormais, comme Marcel… Qu’est-ce qui vous prend, Claudine ?

Je bondis sur mes pieds, au grand déplaisir de Péronnelle.

– Rien ! c’est l’effet de la gelée. Il fait rudement chaud, ici. Si on ouvrait un peu ?

Mes deux compagnons échangent un coup d’œil de scandale.

– Ouvrir ! crie Marcel. Elle est folle !… C’est la mort ! Il y a quatre degrés au-dessous !

Quatre degrés au-dessous ! Comme c’est drôle… Drôle et un peu choquant. Certes, une nuit moite et bruissante, une nuit accablée de jasmins et d’étoiles m’eût complétée, prolongée, moi qui, ce soir, déborde d’un tel bonheur égoïste, moi qui me sens brusquement fleurir et embaumer comme un gardénia qui se trompe de saison… Il gèle… Tant pis.

– Laissez cette porte, Claudine ! implore Marcel. Venez ici, j’ai un «point noir » à la tempe et, depuis deux jours, le cœur me manque pour le pincer…

– Il ne faut pas le pincer, s’empresse Annie, il faut prendre une aiguille très fine et…

Un cri de souris l’interrompt.

– Une aiguille ! pourquoi pas un bistouri ? quelle horreur, Annie ! J’aime mieux m’abandonner à Claudine. Elle serre mes points noirs avec une énergie qui confine au sadisme, et chaque fois je me sens entre ses mains m’évanouir, avec l’impression qu’elle m’a rompu toutes les veines.

Marcel s’est installé sur un repose-pieds en forme de balancelle, petit meuble démodé, prétentieux, encombrant. Il renverse sous la lampe sa blanche figure aux yeux clos, un peu évanouie déjà, et Annie, fascinée, n’ose détourner son regard du supplice qui s’apprête…

Bourreau bon enfant, j’éprouve l’un contre l’autre les ongles de mes pouces.

– Avez-vous un mouchoir, Annie ?

– Oui, pourquoi ?

– Pour le sang ! Je n’ai pas envie de tacher ma belle chemisette à vingt-neuf francs… Où est-il cet ulcère à tête noire ? Bon, je le vois. Mon pauvre enfant, vous m’appelez bien tard… Le mal a fait des progrès dévorants…

Entre mes mains, les joues de Marcel frémissent d’un rire contenu, d’une savoureuse angoisse. Cette délicate figure aux yeux clos, transparente sous la lampe et que mes mains portent comme un fruit… quelle autre tête ai-je donc portée ainsi précieusement, aussi jeune, aussi veloutée, mystérieuse et les yeux clos ? Rézi… La comparaison est singulière, – et inattendue…

Annie se penche sur cette gracieuse face fermée, comme sur un miroir.

– Ne lui faites pas mal exprès, Claudine murmure-t-elle, craintive.

– N’ayez pas peur, petite sotte. Il est trop beau pour que je l’abîme, hein ?

– Oh ! oui, avoue-t-elle, tout bas, presque respectueusement. C’est drôle, il est encore plus joli les yeux fermés… Cela arrive chez les très jeunes hommes… Les autres ont l’air soucieux quand ils dorment… on se sent si loin d’eux…

Marcel s’abandonne à mes mains, à nos yeux. Il goûte à la fois notre admiration, la caresse de mes mains chaudes et sa puérile terreur du pinçon bien serré sur sa tempe, tout à l’heure… Il ne bouge pas et respire faiblement, vite, avec un imperceptible battement de ses narines étroites. L’ombre de ses cils grésille sur sa joue comme l’ombre d’une aile de guêpe… Annie se repaît de le contempler, elle ne l’a jamais eu aussi proche, si abandonné, si offert, ce Marcel intangible… Elle le compare avec ses souvenirs les plus beaux, et secoue muettement la tête… Le désir d’un baiser est si vif sur son visage que malgré moi je cherche, sur celui de Marcel, le reflet d’un souhait si intense…

Bouche qui sourit d’être désirée, joues veloutées d’argent impalpable, jeunes cheveux dont la mèche décoiffée couvre le front d’un demi-éventail soyeux, yeux dont je sais le bleu et qui se cachent sous des paupières plus belles qu’un regard, – voilà donc, entre mes mains et telle qu’une coupe pleine, cette chair fraîche dont Annie conjure qu’un Dieu me garde ? Voilà ce fruit ignoré dont ils disent que la saveur passe toutes les autres… Voilà ce qui perdit Annie, – et mille et mille femmes. Voilà ce qui ruine et damne tant de vieilles bacchantes qui veulent bien renoncer à tout, mais pas à cela ! La « chair fraîche » ! Ces deux mots bruissent à mon oreille, avec un froissement de grasse fleur écrasée. Voilà ce que je tiens dans mes deux mains, sur quoi je me penche avec une curiosité calme et raisonneuse… Voilà ce qui court les chemins, ce qui se donne et se vend, ce qui est à tout le monde… excepté à moi.

Un peu plus de curiosité, un peu moins d’amour en moi – et tu deviens la proie, Claudine, de cette dévorante chair fraîche qui tourmente à jamais ma pauvre Annie ! Tu donneras à ton mal délirant des noms passagers : Marcel, Paul, Chose, Machin, le petit chauffeur, le groom du palace, le collégien de Stanislas… Tu peux mépriser, toi qui n’as pas encore soif, l’intempérance d’Annie… mais ne trempe pas, en riant, tes lèvres dans son verre !

– Aïe ! Oh ! là, là… jamais vous ne m’avez fait si mal ! Je saigne, hein ?

– Oui, mais c’est parti.

– Sûr ? la racine aussi ?

Marcel, réveillé, tamponne sa tempe et tandis qu’il accepte des mains d’Annie une petite glace « pour voir le trou », je le regarde avec une sagacité rêveuse, un peu méchante, en lui jetant dans un soupir allégé :

– Oui, tout est parti.

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