XXIII

Deux heures. L’heure du café, des journaux illustrés, de la cigarette blonde à l’âme bleue… On se sent indulgent et mou. Nous avons, en quittant la salle à manger, entrouvert la porte-fenêtre, le temps de frissonner, de dire « Le brouillard se lève – il gèlera encore ce soir », le temps de regarder, à grandes ailes bleues et froides, courir l’ombre rapide des nuages, le temps de blâmer envieusement Péronnelle qui, assise sur le perron glacé, contemple sereinement ce paysage, comme en été, sans que le froid crispe la peau impressionnable de son dos… À la voir, on se croirait au mois d’août… Nous revenons vers le feu, vers la table où les magazines du samedi, tout frais éclos de leurs tubes de carton, frisent comme des copeaux. Leurs pages grasses sont noires de photographies entre lesquelles serpente, étranglé, haché – deux lignes ici, trois lignes là, et plus loin quatre demi-lignes qui tâchent, hiéroglyphiques, de rejoindre leur moitié complémentaire par-dessus le portrait de Mme Delarue-Mardrus – un texte qui mérite d’être traité avec plus d’égards. Une salade amusante de ténors, de chiens, de nageurs, de duchesses-poètes et de chauffeurs titrés distrait mes yeux, et je me fatigue à penser que, si loin, tant de gens s’occupent à tant de choses éreintantes…

– Est-ce que ça vous intéresse beaucoup, Annie, d’apprendre que la tortue de la comtesse Machin vient d’arriver troisième dans un gym-khana ?… Ça vous enfièvre d’apprendre que la reprise de Tannhäuser, avec Rusinol, a été (à nous l’adjectif rare !) « brillante » ?

– Rusinol ? Montrez…

Annie vient, moins lente qu’à l’ordinaire, se pencher sur mon épaule et rêve un long moment, ses yeux clairs fixés sur le portrait du ténor au jabot de bouvreuil. Je vois battre doucement, élancés hors de son court profil, ses cils qui sont peut-être sa plus grande beauté, si longs, si foncés, avec une extrémité effilée et un peu roussie… Elle leur doit presque tout le charme de son visage, et leur battement d’éventail la pare de cette expression de fausse pudeur, de coupable émoi, qui donne envie de la troubler davantage…

– Rusinol… murmure-t-elle enfin. Comme il a changé !

– Vous le connaissez ?

Elle hoche la tête, et son catogan, noué en queue de percheron, va d’une épaule à l’autre :

– Pas beaucoup ! J’ai un peu… comment dites-vous… j’ai un peu… été avec lui, l’année de son premier prix.

– Vous avez… couché ensemble ?

– Couché… c’est beaucoup trop dire. Il n’avait même pas de chaise longue chez lui : rien qu’une table, des chaises et un fauteuil Voltaire.

– Et pas de lit ?

– Oh ! le lit ! Tout valait mieux que le lit, Claudine ! C’est encore le fauteuil Voltaire qui semblait le plus confortable… Alors, je trouve qu’il serait plus juste de dire que Rusinol et moi nous… nous sommes assis ensemble…

Elle sourit avec une gentillesse naturelle. Elle a l’air de raconter sa première robe de bal, et c’est moi qui, un peu gênée, feuillette, par contenance, un Femina qui sent la colle…

– Petit roman libertin, va ! Ça vous amusait, ces acrobaties ?

Elle hésite :

– Ça m’amuse… à présent ! Je me trouve bête, je ris de moi. Mais à cette époque-là… non, Claudine, ce n’est pas un bon souvenir. Je veux bien vous le raconter parce que je vous raconte tout…

– Oh ! Tout…

– Mais oui ! proteste Annie. Comprenez-moi ! Quand je commence une histoire de…

– … de voyage…

– Merci… je vous la dis tout entière, sans chercher à m’excuser, à déguiser en Prince Charmant mon caprice… Dire les choses comme elles sont, sans intention de se vanter, ni de tromper, cela ne s’appelle pas « tout dire » ?

Elle rit, en montrant ses petites dents, d’un émail bleuté et dur entre ses lèvres d’une pourpre un peu violette comme l’intérieur d’une cerise mordue… Il est rare qu’Annie rie franchement, et, chaque fois, son rire inquiète, qui découvre des dents coupantes, des muqueuses vigoureuses et mouillées, dans ce petit visage anémique… Quand je la vois rire comme elle rit en ce moment, je me dis : « Imbécile que nous sommes tous ! Son mari, et sa belle-sœur Marthe, et moi, aucun de nous n'avait deviné en Annie l’animal exigeant et sevré, la bête robuste, gourmande de chair fraîche, qui tôt ou tard s’évaderait… » Je soupire, résignée à me laisser, comme dit Maugis, « charrier » une fois de plus.

– Allons, Annie, dites-moi… tout.

– Tout… ce sera vite conté, Claudine. Vous le voyez comme il est à présent, ce Rusinol, avec son petit ventre en avant et le menton qui se double déjà, et ce nez busqué d’empereur romain… Elle me dégoûte, cette photographie ! A-t-il l’air bête en Roméo ! Et cette main sur la garde de l’épée ! et ces bagues ! Je ne lui donne pas un an pour devenir complètement ridicule… Oh ! je sais bien – se reprend-elle, un peu confuse de sa rosserie – je sais bien que les yeux sont restés très beaux, même en faisant la part du maquillage et des retouches… Mais vous ne pouvez pas d’après ceci, Claudine, vous faire une idée de Rusinol – on l’appelait tout bonnement Louis Rusinol – l’année de son premier prix, il y a quatre ans… non, trois… non, je dis bien quatre… et puis, ça n’a pas d’importance. Un petit tison méridional tout sec, tout noir, d’une vivacité de pelotari, une figure dure, couleur d’olive, où on ne voyait d’abord qu’un nez rageur qui palpitait et une paire d’yeux à tout brûler… Il prédisait à qui voulait l’entendre qu’il « mangerait le monde », qu’il mettrait dans sa poche tous les ténors de France et d’Italie, et cette sale race pâteuse des ténors allemands… On ne voyait que lui, on n’entendait que lui, il se dépensait de toutes les manières… Dans la rue, dans les cours, partout, il jetait en l’air des ut brillants que les murs renvoyaient comme des balles de cuivre… Et coureur, et méchant, et orgueilleux, et les narines blanches dès qu’on vantait un artiste devant lui !… On pouvait le trouver insupportable, mais on ne l’oubliait pas. Je l’avais connu par Auguste…

– Auguste… lequel est-ce déjà ?

– Celui de la pantomime… celui que vous appeliez le seigneur Vendramin…

– Ah ! j’y suis… merci. Continuez !

– Ils étaient camarades de Conservatoire, Rusinol et lui ; Auguste, Rusinol et moi, nous avons déjeuné quelquefois ensemble chez Drouant… Rusinol m’amusait, m’essoufflait : je le regardais parler, chanter et remuer avec cet éblouissement, ce mal de tête qu’on gagne à regarder jongler avec des couteaux… Aussi, quand le seigneur Vendramin partit pour l’Amérique avec la troupe Sarah, Rusinol n’eut guère de peine à… Ça s’est fait je ne sais comment…

– En écoutant chanter le Rusinol…

– À peu près… C’est un jour qu’il m’avait trouvée toute seule chez Drouant, en train de manger des œufs aux tomates que je ne peux pas souffrir, et de pleurer vaguement dedans… Auguste était parti la veille en m’embrassant à peine. J’ai trouvé Rusinol très gentil de me consoler, de dire du mal d’Auguste, de me prendre les mains : « Nous autres artistes, ma chère, nous ne devons pas nous laisser aller aux douleurs vulgaires… On se plaque, on se reprend, tout ça, c’est de la « couillonnade ». Il n’y a que le métier avant tout, le métier qui soutient… Vous ne ferez jamais rien au théâtre avec ce tempérament de lavette ! Il vous faudrait un compagnon gai, actif, capable de vous remonter le moral, de vous galvaniser, de vous trouver au besoin un petit engagement…» Et, pendant ce temps-là, il faisait un tour très difficile avec des allumettes suédoises, ce qui ne l’empêchait pas de me regarder au fond des yeux, d’une telle manière que j’en serais tombée assise si j’avais été debout… J’avais mal à la tête, mais mal ! et puis un peu envie de pleurer, de dormir, de rire aussi, parce qu’il me prenait pour une petite grue de théâtre… Si bien qu’à la fin du déjeuner il a appelé le garçon sur un beau si bémol dont les vitres tremblaient et il a passé son bras sous le mien. Un quart d’heure après, ma foi…

Je sursaute, effarée :

– Comment ? un quart d’heure après !

– Il habitait rue Gaillon, explique-t-elle avec simplicité. Le temps de monter cinq étages, de jeter son chapeau sur le lit, moi dans le fauteuil…

Les pierrots dans les gouttières ne s’y prennent pas autrement… Je vous dis : un quart d’heure après j’étais sa maîtresse, et je pleurais d’énervement, de fatigue mal satisfaite et aussi parce qu’il avait été si rapide et un peu brutal… Et, comme je cherchais au moins son épaule pour m’y cacher, pour m’y reposer, et sa bouche qu’il avait, aussi, dure, agile, presque méchante… qu’est-ce que j'entends ? J’entends des accords plaqués et « A-a-a-a-a-a » en vocalises ! Rusinol était assis au piano, en caleçon, mais il avait gardé son veston et il vocalisait avec précaution, mezza voce, puis plus haut, plus haut « A-a-a-a a-a » jusqu’à son fameux ut, aigu et étincelant comme une lance… Je n’en revenais pas ! Soudain il se retourne, saute sur moi, et recommence ! Et ce fut la même rapidité impérieuse du petit coq soucieux de son seul plaisir, – pour moi la même déception, hélas ! – et, tout de suite après, la même cascade de vocalises (je n’ai guère connu d’autre… chute d’eau chez lui que celle-là !) et allez donc ! on recommençait. Il passait son temps à ça. Trousser une femme, la posséder en cinq minutes et, vite, vite, courir au piano pour vérifier si ça ne lui avait pas éraillé son ut ! Ah ! non, vous savez ! quelle désillusion ! Ce sarment de Rusinol, ces yeux qui avaient l’air de tout brûler… Il brûlait tout seul, comme ces chènevis secs dont on se sert pour allumer le feu, ici, l’hiver… On n’avait jamais le temps de le rejoindre !

– Jamais ?

– Jamais !

– Et vous y êtes retournée, pourtant ?

– Oui, avoue-t-elle, humble et sincère. Son étreinte m’était cuisante, secouante et inutile, comme une douleur interrompue trop tôt, comme une correction qu’on ne reçoit pas tout à fait… Je pleurais presque toujours après…

– Il ne s’en inquiétait pas ?

– Lui ? non. Il poussait son bel ut et puis il me tapotait l’épaule, en laissant tomber sur moi un regard qui ne s’étonne jamais : « Povre petite… c’est la reconnaissance… »

Share on Twitter Share on Facebook