XXXI

Ils sont partis. Sans force pour rétablir l’ordre paisible de ma maison, je tombe assise. Quelle fatigue d’avoir parlé, d’avoir écouté, d’avoir tendu mes yeux sur ces yeux remuants, sur ces lèvres agitées… Les gestes de Marthe vibrent encore en rond dans ma tête. Ces verres poissés et vides, ces chaises en déroute, on croirait qu’une bande fêtarde a passé là, et le parfum entêtant de Marthe traîne ici, banal, tenace…

Évente, ô mon tilleul en fleurs, évente-moi de ton odeur où l’oranger se mêle à la vanille. Agite, au souffle de tes houppes jaunes, nimbées d’abeilles, cet air alourdi de tabac et de femmes poudrées ! Le soir d’un beau jour chaud et pur descend et pèse doucement sur moi. Mon sang se calme et bat sans rigueur à mes tempes rafraîchies.

Assise au seuil du jardin, je goûte à longs soupirs ma solitude, comme si je m’étais sentie en danger de la perdre…

Ils sont partis, petit bull anxieux qui n’as pas reconnu ta maîtresse d’autrefois, Ziasse jacasseuse et pillarde, boiteuse aux ailes rognées parée d’un demi-deuil gai, et chatte rousse apparue au faîte du mur, pareille à une lionne sur le ciel verdissant, ils sont partis, nous sommes seuls. Seuls, avec le fantôme qui me protège, avec le fantôme de celui que j’aime… Ce n’était qu’une alerte, mes amis silencieux. Reprenons notre vie, qui coule pleine, monotone et courte. Je me remets à penser sans hâte. Je pense à Renaud, qui s’appuyait de l’épaule à cette pierre où je m’adosse. Je pourrais, en me détournant un peu, lui sourire… à quoi bon ? je le vois aussi bien, sans me détourner… Je cesse de penser à lui pour songer aux pêches blondes, menacées des loirs… Qu’épargnerai-je, les pêches blondes et roses, ou bien des loirs veloutés, à queue blanche et noire, charmants et inoffensifs ? Bah ! nous verrons bien… Viens, Toby, contre mes genoux ! Viens jouer à ce jeu cruel que j'imaginai pour nous deux seuls l’an dernier, quand partit celui que je nommais « ton Père ». Je te disais tout haut « Où est ton père ? » et ta tendresse désolée, qui connaît l’irrémédiable, éclatait en cris aigus, en grosses larmes qui moiraient tes beaux yeux de crapaud… Réponds : « Où est ton père ? » Tu hésites, ton nez se gonfle, et tu siffles un doux gémissement peu convaincu… Bientôt tu ne sauras plus pleurer du tout… Tu oublieras…

Oublierai-je, moi, qui l’ai vu mourir ? Oublierai-je la minute où une immobilité effrayante me le prit, avant la mort ? puis-je oublier ses yeux résignés, déjà soulagés de vivre, sûrs de mourir, et surtout ses mains, ses mains féminines que la paralysie, clémente, pétrifia dans leur pose familière, la droite à demi fermée sur un porte-plume absent, la gauche élégante et oisive, le petit doigt détaché… ? Perdrai-je le souvenir de ce jour noir où la forme enchaînée, presque morte déjà, de ce que j'aimais, se débattait encore imperceptiblement, avec le frémissement impuissant d’un insecte englué ? De toutes mes forces, les muscles tendus, j'aidais involontairement à sa délivrance, je serrais les poings, je m’oubliais jusqu’à dire au médecin : « Oh ! je vous en supplie, donnez-lui quelque chose pour le faire mourir plus vite ! » Le regard effaré du brave homme me rendait à peine à la raison…

Ah !… voici ma chauve-souris fidèle ! À me trouver chaque soir assise sur cette pierre, chaque soir elle descend un peu plus, rase de près mes cheveux… Elle nage, crisse, remonte, happe l’invisible et frôle mon épaule quand je la cherche là-haut…

Un dos arqué caresse mes jambes, s’en va, revient, me recaresse… Un ronron mijote au ras de terre, et c’est Péronnelle, grasse et rayée, qui vient me faire son salut du soir… Sous son vêtement d’été, dans le crépuscule, elle semble transparente et palpable, comme une crevette grise dans l’eau marine… La nuit rassurante resserre autour de moi le cercle de mes bêtes amies, et de toutes celles que je ne puis voir dans l’ombre, mais dont j’entends les pas ténébreux : trap-trap du hérisson qui trotte, aventureux, du chou à la rose, de la rose au panier d’épluchures… frôlement sur le gravier comme d’un pied qui traîne c’est la lente marche du crapaud très ancien, le large et opulent crapaud qui vit sous les pierres du mur éboulé. Toby le craint, mais Péronnelle ne dédaigne pas de gratter à tâtons son dos grenu, du bout d’une patte taquine… Sur le laurier-rose, un sphinx vibre, immobile, fixé à la fleur par sa trompe déroulée comme par un laiton très fin. Il vibre si follement qu’il semble transparent, l’ombre de lui-même. Le temps est loin où je n’aurais pas résisté à le saisir, à enfermer dans ma main son vol électrique pour regarder luire, loin de la lampe, ses yeux phosphorescents. Je sais mieux chérir, maintenant, et je veux libres, autour de moi, la vie des plantes et celle des bêtes sans défiance…

Une corne d’automobile, lointaine, trouble notre silence, oriente les oreilles de Toby-Chien, de Péronnelle… Je les rassure « Ils sont partis… » Oui, ils sont bien partis ! Marthe parle sous ses triples voiles. Elle parle de moi et hausse ses rondes épaules : « Ah ! ces grandes douleurs ! Vous voyez ça !… Cette Claudîne, elle se la coule douce, avec sa mine de prospérité. La province a des ressources, vous savez… Elle fait ses petits coups en dessous…» Et Annie proteste, révoltée de sentir le soupçon se glisser en elle, – révoltée et prête à comprendre, à excuser une faiblesse qui me ferait si semblable à elle-même. Le soupçon se glisse en elle en même temps que la nuit pénétrante, elle s’y complaît, elle se souvient de ma froideur à parler de la tombe de Renaud, – elle cherche sous la verdure luxuriante et sans fleurs de mon jardin quelque silhouette adolescente de jeune jardinier… « La chair fraîche… Dieu vous garde, Claudine, de cette tentation pire que les autres ! … » disait-elle…

Je ne crains personne, – ni moi-même ! La tentation ? je la connais. Je vis avec elle, qui se fait familière et inoffensive. Elle est soleil où je me baigne, fraîcheur mortelle des soirs dont la caresse s’abat sur mes épaules surprises, soif ardente pour que je coure à l’eau sombre où tremble l’image de mes lèvres jointe à mes lèvres, – faim vigoureuse et qui défaille d’impatience…

L’autre tentation, la chair, fraîche ou non ?… Tout est possible, je l’attends. Cela ne doit pas être terrible, un désir sans amour. Cela se contient, se châtie, se disperse… Non, je ne le crains pas. Je ne suis plus une enfant qu’il peut surprendre, ni une vieille vierge qui s’embrase à sa seule approche… Toute la force inemployée qui bat si paisiblement dans mes artères, je m’en armerai contre ce vulgaire ennemi. À chaque victoire, je prendrai à témoin celui qui s’accoude à la pierre derrière moi, invisible, et que je vois sans me retourner, – je lui dirai : « Tu vois ? comme c’est facile… »

La nuit descend, prompte à se fermer sur ce jardin dont la grasse verdure demeure sombre au soleil. L’humidité de la terre monte à mes narines : odeur de champignons et de vanille et d’oranger… on croirait qu’un invisible gardénia, fiévreux et blanc, écarte dans l’obscurité ses pétales, c’est l’arôme même de cette nuit ruisselante de rosée… C’est l’haleine, par-delà la grille et la ruelle moussue, des bois où je suis née, des bois qui m’ont recueillie. Je leur appartiens de nouveau, à présent que leur ombre, leur silence étouffant ou leur murmure de pluie n’inquiète plus celui qui m’y suivait en étranger, vite las, vite angoissé sous leur voûte de feuilles, et qui cherchait l’orée, l’air libre, les horizons balayés de nuages et de vent… Solitaire je les aime, et ils me chérissent solitaire. Pourtant, si l’écho, sur un sol élastique et feutré d’aiguilles de pin rousses, double parfois mon pas, je ne presse pas le mien et je me garde de tourner la tête… peut-être qu’Il est là, derrière moi, peut-être qu’il m’a suivie, et que ses bras étendus protègent ma route mal frayée, démêlent les branches…

Ma chère douleur, c’est la tenture sombre et nuancée, le velours sans prix qui double l’intérieur de mon cœur. Des soucis paisibles, des joies sans éclat et quotidiennes s’y brodent, éphémères. L’absence de Renaud – Annie peut m’en blâmer et Marthe en rire – n’empêche pas qu’un petit chien, dont je suis tout le recours, quête innocemment sa pâtée, son écuelle d’eau et sa promenade, – ni qu’une chatte familière joue avec l’ourlet de ma robe de deuil, – ni qu’un peuple délicieux de plantes languisse et meure si je le prive de mes soins… Et quelle amertume d’abord, mais quel apaisement ensuite ! – de découvrir, – un jour où le printemps tremble encore de froid, de malaise et d’espoir, – que rien n’a changé, ni l’odeur de la terre, ni le frisson du ruisseau, ni la forme, en boutons de roses, des bourgeons du marronnier… Se pencher, étonnée sur la petite coupe filigranée des anémones sauvages, vers le tapis innombrable des violettes, – sont-elles mauves, sont-elles bleues ? – caresser du regard la forme inoubliée des montagnes, boire d’un soupir qui hésite le vin piquant d’un nouveau soleil, revivre ! revivre avec un peu de honte, puis avec plus de confiance, retrouver la force, retrouver la présence même de l’absent dans tout ce qu’il y a d’intact, d’inévitable, d’imprévu et de serein dans la marche des heures, dans le décor des saisons…

Deux hivers déjà m’ont ramenée frileuse autour du feu de souches, avec mon cortège de bêtes et de livres, ma lampe coiffée de rose, mon petit pot marron à bouillir les châtaignes, en face de la bergère aux accoudoirs usés par les bras de Renaud… Deux printemps, déjà, ont rouvert toute ma maison sombre sur un jardin enflammé de bourgeons cramoisis et d’iris maigres à tige trop haute… Le soleil me jette dehors, l’averse et la neige me poussent, d’une main souveraine, vers la maison… Mais n’est-ce pas moi plutôt qui décide, d’un soupir harassé de chaleur, la chute brusque des nuages gonflés d’eau, ou, d’un regard détourné du livre et du portrait chéri, le retour du soleil, de l’hirondelle qui fauche l’air, et l’éclosion sans feuilles des crocus et des pruniers blancs ?…

Au tremblement du petit chien blotti contre mes genoux, je m’éveille et sens que j’ai oublié l’heure. Il fait nuit… J’ai oublié l’heure de manger, celle de dormir approche… venez, mes bêtes ! Venez, petits êtres discrets qui respectez mon songe ! Vous avez faim. Venez avec moi vers la lampe qui vous rassure. Nous sommes seuls, à jamais. Venez ! Nous laisserons la porte ouverte pour que la nuit puisse entrer, et son parfum de gardénia invisible, – et la chauve-souris qui se suspendra à la mousseline des rideaux, – et le crapaud humble qui se tapira sous le seuil, – et aussi celui qui ne me quitte pas, qui veille sur le reste de ma vie, et pour qui je garde, sans dormir, mes paupières fermées, afin de le mieux voir…

FIN

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