XXX

– On ne meurt de rien, déclare la voix coupante de Marthe, et surtout pas de chagrin ! Personne ne meurt de chagrin ! Ainsi, tenez, Claudine… Tout le monde s’est dit, au moment de la mort de Renaud : « Elle va en claquer, pour sûr ! » Et, Dieu merci, elle n’en a rien fait ! Elle a trop de bon sens au fond, trop de goût a vivre…

Je souris par contenance, les yeux vers le jardin, en me détournant de la fumée que Marthe souffle, la bouche gonflée… Elle a vieilli, elle aussi, mais un maquillage éclatant cache son âge. Elle n’a pas renoncé, même pour voyager en automobile, aux nuances crues qui exaltent l’or rouge de ses cheveux et la blancheur de sa peau. Un voile vert sans fin enroule sa toque étroite, et elle a jeté sur un fauteuil le pare-poussière de tussor violet qui protégeait sa robe safran… Elle me paraît plus petite, plus ronde, plus serrée, la gorge tendue, la croupe offerte. Et toute sa figure mobile de pétroleuse mondaine se révolte, agressive, contre la nécessité de vieillir, de grossir, de finir…

Une soixantaine de chevaux, rouge et jaune, a déversé ce matin, au bas de mon perron branlant de pierres noires, Maugis blanc de poussière et rouge de chaleur, Léon Payet en chauffeur masqué et sa femme. Annie suivait, contente de me revoir, gênée de n’oser me le dire… Ils sont entrés, bruyants, dans ma silencieuse demeure, et je n’ai su que les laisser entrer, s’asseoir, déjeuner, – car la solitude m’a rendue timide et lente à m’exprimer…

Maugis sue et souffle, boit de grands verres d’eau et de petits verres de fine champagne. La chaleur l’écrase et il ne peut guère que me serrer les mains dans ses mains moites avec un «mon vieux petit copain, va ! » où je devine ses souvenirs d’ivrogne attendri… Marthe fume et s’évente, et son mari digère, barbu, soigné, ridicule et malheureux. Ma petite Annie, assise dans l’ombre de Marthe, m’inquiète, si lointaine, si pareille à l’Annie d’autrefois, si soumise à la sèche parole de Marthe que je ne sais que penser.

Je subis, patiente, ces gens-là. Ils s’en iront ce soir, quand le soleil descendra. Leurs images auront passé, brèves et tourmentées, sur mon songe paisible. J’attends leur départ avec une résignation d’invitée, et de temps en temps je baisse les yeux sur mes mains brunes de paysanne, croisées sur mes genoux. Je souris, je parle un peu. Je regarde vers le jardin, par la porte éblouissante où les mouches croisent un réseau fin d’ailes argentées. Mes bêtes familières ont fui, offusquées et discrètes, mais j’entends sur le gravier les pattes de Toby-Chien qui rôde, la voix de Prrrou, ma chatte rousse, qui s’ennuie et qui m’appelle, le cri amical de la Ziasse, ma pie…

Malgré les persiennes tirées, je vois dans l’eau sombre de la glace, devant moi, mon image qui n’a rien à faire parmi celles de Marthe, de Maugis et des deux autres, – mon image foncée, vêtue de blanc, mes cheveux nus et mêlés que le soleil décolore comme la chevelure des bergères… J’attends leur départ.

J’attends patiemment. J’ai l’habitude, maintenant. Je sais qu’il n’y a pas de journée interminable, que les nuits même où l’on se tord de fièvre, révolté à la fois contre la douleur, le drap moite, le tic-tac de l’horloge, que ces nuits-là même ont une fin… Ils partiront bientôt, ceux-ci qui m'ont troublé de cercles miroitants l’eau de ma mare. Ils parlent beaucoup, surtout Marthe. Ils me racontent Paris et les villes d’eaux ; ils s’interrompent, impatientés de mon silence : – « Vous savez bien, voyons ? » – me jettent des noms pour accrocher mon souvenir, comme une corde à un noyé qui barbote… Je dis : « Ah ! oui… » conciliante, et je les quitte de nouveau.

La barre de soleil chemine sur le parquet, à peine, à peine, mais sûrement. Ainsi elle se pose et marche, là-bas, contre l’espalier, sur la joue rose de la plus belle de mes pêches… Écoutons ce que disent ces gens-là, assis devant de grands verres embués où tremble le sirop de framboise coupé d’eau fraîche… Ils ne me parlent plus directement. Ils parlent de moi comme d’une personne endormie à côté d’eux…

– Elle a une mine épatante, n’est-ce pas, Maugis ?

– Oui et non. Elle est culottée comme une bonne selle de chasse. Passée au brou de noix, comme qui dirait. Ça lui va.

– Moi, je ne trouve pas qu’elle ait changé, renchérit Marthe.

– Moi, si, murmure Annie.

– Ses yeux ont plus d’âme, articule suavement Léon Payet à qui on ne demandait rien.

– Elle est peut-être un peu moins vive… observe Marthe. Mais, en somme, regardez, la vie des champs n’abîme pas comme on croit. Il faudra que j’essaie d’une de ces cures de soleil dont on parle tant… On vous verra cet hiver à Paris, Claudine ? Vous savez que j’ai une chambre charmante pour vous ?

– Oh ! merci, Marthe… Non, je ne crois pas…

Elle me lance un regard en coup de fouet, brusque et cordial.

– Allons, ma chère ! il faut se faire une raison !… Il faut réagir, voyons ! Cet hiver, il y aura dix-huit mois que nous aurons perdu ce pauvre ami… Il faut se secouer, que diable ! N’est-ce pas, Maugis ? Vous êtes là à me regarder tous ! Est-ce que je n’ai pas raison ?

– Si, certainement, approuve timidement Annie.

Mais Maugis hausse ses grosses épaules :

– Se secouer, se secouer ! Laissez-la donc tranquille ! Je ne sais pas comment vous pouvez penser à secouer autre chose qu’une absinthe par ce temps-là !

Je souris pour faire quelque chose. Ces gens-là décrètent mon sort, discutent mes gestes comme on le fait d’un noir à vendre… Puis je me lève :

– Venez donc, Annie, vous m’aiderez à cueillir des roses pour vous et pour Marthe.

Et je l’emmène, son bras passé sous le mien, tandis que Marthe nous escorte d’un agressif :

– C’est ça, mes enfants, allez dire vos petits secrets !

Un manteau de chaleur tombe sur nos épaules et je fuis, rabattant les persiennes derrière moi, jusqu’au lac d’ombre fraîche qui s’étale sous le vieux noyer. Annie est derrière moi, les mains ballantes. Sous la chemisette de linon, sa peau brune transparaît, d’un grain serré et brillant, comme une doublure de soie. Elle se tait et considère avec une mélancolie littéraire mon domaine détruit et luxuriant, jardin qui n’est plus un jardin, mur que les racines puissantes du noyer ont crevé d’abord, puis jeté bas, et qui montre l’envers roux et comme incendié de ses pierres… Le rosier cuisse-de-nymphe est mort, lui aussi, il est mort d’avoir trop fleuri… Un chèvrefeuille agile, dévorant, a étouffé ma clématite délicate qui pleuvait en étoiles mauves, si larges et si molles… Le lierre remplace la glycine, tord la gouttière, matelasse le toit qu’il escalade et, ne trouvant plus où grimper, tend vers le ciel un robuste bras tordu, aigretté de graines vertes et d’abeilles vibrantes…

– Il n’y a pas de fleurs, murmure Annie.

Je la regarde avec douceur et lui prends la main :

– Si, Annie. Dans le jardin d’en bas.

À travers les allées rompues sous la vigne vierge qui tend vers nous ses avides crochets, je l’emmène jusqu’au jardin d’en bas, terrasse chaude, étroit jardin, de curé où je soigne mes fleurs communes, phlox que le soleil violace, aconits dont le bleu se délaie, soucis ronds et vermeils comme des mandarines, beaux œillets d’Inde en velours marron et jaune comme des frelons, nichés au petit fer, serrés dans leur calice qui éclate… Le long de l’espalier, un rideau de rosiers défend le pied des pêchers et des abricotiers et je caresse des yeux, en passant, les abricots déjà mûrs, chair lisse que le soleil rehausse de grains de beauté noirs.

– Ne vous piquez pas, Annie, j’ai un sécateur. Laissez, celles-là sont trop fleuries. Les roses thé seront pour vous, ce sont les plus belles. Vous les aimez ?

Le bleu des yeux d’Annie devient humide. C’est sa manière de rougir…

– Oh ! oui. Claudine. Comme vous êtes gentille !

– Je ne suis pas gentille, mon enfant. Je trouve que ces roses vous vont bien, voilà tout.

Elle prend de mes mains les roses que je lui tends, la tige en l’air, pour que les têtes lourdes des fleurs ne s’effeuillent. Elle se pique, s’embarrasse, voudrait parler… Je souris à son effort, mais je ne l’aide plus comme autrefois…

– Comme vous êtes gentille, Claudine ! répète-t-elle. Je ne m’attendais pas à vous trouver ainsi.

– Pourquoi ?

– J’avais une folle crainte de vous revoir, une crainte lâche de voir votre chagrin, de vous surprendre pleurant… Rien qu’à cette idée-là, je me serais sauvée je ne sais où… Marthe m’a fait honte…

– Marthe a toutes les délicatesses…

Elle s’éclaire, ose me regarder en face.

– Ah ! vous avez dit cela comme autrefois. Je suis contente !… Je suis si étonnée, Claudine, de ne pas vous trouver plus…

– Plus triste ?

Elle fait « oui » d’un signe, et j’esquisse le geste d’excuse de quelqu’un qui comprend son tort, mais n’y peut rien… Annie songe, en détachant d’une tige des épines roses arquées et dures, en formes de griffes de tigre… Elle prend un air de componction réservée pour demander enfin :

– Où est la tombe de Renaud, Claudine ?

De l’épaule, j’indique vers le couchant un point invisible – Là-bas, dans le cimetière.

Et je sens que je viens de la scandaliser. La tombe de Renaud… cette miniature d’enclos cerné d’une grille peinte, dont la dalle blanche se salit aux pluies d’orage… C’est d’un cœur contraint et froid que je la soigne. Rien ne m’y attriste, rien ne m’y retient. Rien ne reste, là-dessous, de celui que j’aime, de celui de qui je parle encore, en mon cœur, en disant « Il dit ceci… Il préfère cela… » Une tombe, ce n’est rien qu’un coffre vide. Celui que j’aime tient tout entier dans mon souvenir, dans un mouchoir encore parfumé que je déplie, dans une intonation que je me rappelle soudain et que j’écoute un long instant, la tête penchée… Il est dans un court billet tendre dont l’écriture pâlira, dans un livre usé que flattèrent ses yeux, et sa forme est assise à jamais, pour moi, mais pour moi seule – sur ce banc d’où il regardait, pensif, bleuir dans le crépuscule la Montagne aux Cailles… À quoi bon parler ?

– Prenez encore cette rose rouge, Annie. Marthe l’épinglera à son voile vert, sur sa robe safran.

Elle la prend sans un mot. Une abeille passe follement et rase de si près sa bouche qu’elle recule, essuie ses lèvres du dos de la main…

– N’ayez pas peur. C’est une abeille qui rentre. Elles ont leur nid là-bas dans un creux du mur éboulé…

J’indique de l’épaule, comme tout à l’heure pour le cimetière, et le regard d’Annie me blâme encore… Je ne me fâche pas. Je me sens vieille et douce, devant une enfant qui ne peut pas comprendre…

Hors des rosiers nains, ceux qui croulent sous des roses jaunes inodores, quelque chose de roux s’élance, bondit dans le soleil, fuse et disparaît… C’est une farce de ma Prrrou, la chatte rouge, ma sauvage, ma folle… Je ris tout haut du saisissement d’Annie :

– Vous savez qui c’est, Annie ? C’est Prrrou. Et Prrrou, c’est la fille de Péronnelle !

– Péronnelle ? ah ! vous l’avez toujours ?

Ses prunelles redeviennent humides ; elle songe à l’année où elle s’enfuit de nouveau, me laissant Toby-Chien et la chatte grise…

– Je l’ai toujours. Elle vieillit un peu et dort beaucoup. Elle a commis, entre autres méfaits, cette fille couleur de renard que je nomme Prrrou… La voyez-vous ?

Entre deux branches d’acacia pleureur, une tête féroce nous guette, d’un roux léonin, avec des yeux d’ambre vert. On distingue le nez large, le menton avancé, les joues musclées comme celles d’un grand fauve…

– Elle a l’air bien méchant, murmure Annie.

– Assez méchant. Elle tue les poulets, écorche les matous, mange les oiseaux et griffe la cuisinière. Moi-même, je la capture rarement, mais elle me suit toujours à distance, même jusqu’aux bois. Elle se gare de tout et n’a peur de rien. Elle ressemble un peu à Marthe, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, acquiesce Annie, amusée.

– J’ai été un peu étonnée, vous savez, Annie, de vous revoir toutes deux ensemble ?

Annie se trouble, se pique aux roses qu’elle porte, suce une perle de sang sur son doigt :

– Oui, je sais que ça peut vous paraître étrange… Marthe a mis une telle insistance, une telle gentillesse à me ravoir près d’elle, à m’emmener dans cette tournée d’automobile…

– La voiture lui appartient ?

– Oui… c’est-à-dire… à moi aussi un peu… J’en ai payé la moitié.

– Ah ! bon…

– Et puis – comme on est bête ! – la force d’une habitude ancienne est inconcevable. En face de Marthe, je me retrouve si petite fille, si « comme tu voudras », sa volonté éteint si vite la mienne…

Je lui saisis la main :

– Mais, ma pauvre enfant, vous voilà de nouveau en laisse ?

Le joli sourire équivoque d’autrefois passe sur son visage.

– Oh ! en laisse… Ça se casse, une laisse, vous savez bien…

– Tant mieux, Annie !

– Vous êtes gentille de vous occuper encore un peu de moi, murmure-t-elle d’un air soumis. Je me sentais intimidée de vous trouver si peu pareille à l’image que je me faisais de vous…

– Mais pourquoi, mon enfant ? Vous me vouliez, avouez-le, en cheveux précocement blanchis, et tout empêtrée de crêpe ?

– Oh ! ne parlez pas comme ça, s’écrie-t-elle. Oui, je vous voulais changée, détruite, et semblable à un vestige de vous-même…

Ses bras s’ouvrent, toutes ses roses tombent et l’entourent d’un sentimental et gracieux désordre : – Je vous croyais terrassée, malade, traînant votre vie et la détestant, et haïssant tout ce qui respire et prospère, enfin ! Et vous voilà jeune, alerte, au milieu des bêtes et des abeilles… À quoi bon l’amour, ce grand amour dont vous étiez si orgueilleuse, Claudine ? Après la mort d’un tel amour, vous pouvez donc vivre ? ou bien ce n’était pas l’amour !…

Son cri est sincère. Elle s’indigne, elle qui m’a aimée, que je déchoie dans son cœur, que je puisse, après Renaud, oublier, refleurir… Sortirai-je, pour elle, de mon silence qui dédaigne de s’expliquer ? Non. Je ne souffrirai pas qu’une eau amère, soulevée du fond dormant de ma sereine douleur, monte à mes yeux, délie mes lèvres… Je me penche, je ramasse les roses éparses et j’en comble les mains de mon amie.

– Si, mon enfant, c’était l’amour ! Soyez tranquille, partez tranquille. C’était le plus bel amour, celui qui vit de lui-même et demeure après la vie. Consolez-vous, mon enfant, je n’ai pas perdu mon amour ! Croyez ce que je dis, – ou bien que ma raison m’abandonne un peu, cela ne fait rien.

Les bras pleins de fleurs, elle secoue la tête pour cacher ses larmes qu’elle ne peut essuyer… Ainsi, debout et fleurie, elle pleure comme une plante ruisselle de pluie. C’est moi qui la console, c’est moi qui la berce. Et je ne sais pas si c’est d’elle que je souris avec tant de tristesse, ou de moi…

Un petit bull noir, plus très jeune, un peu épaissi, roule comme un taureau jusqu’à nous, lève vers nos visages unis un mufle de monstre japonais, inquiet parce qu’on pleure et parce qu’on s’embrasse !

– Toby, Toby… mais c’est Toby !

– Mais oui, Annie, c’est Toby. Pourquoi ne serait-ce pas Toby ?

– Je ne sais pas… Il me semblait que toutes ces petites bêtes ne duraient pas si longtemps, Claudine…

– Si longtemps !… Il n’y a que deux ans et demi que vous me les avez données… Et dix-huit mois seulement depuis que Renaud est mort…

– C’est vrai…

Elle frissonne, jette un regard craintif vers la grande maison noire, visible au-dessus de nous, à travers les folles verdures du jardin d’en haut…

– Il est… Il est mort ici ? murmure-t-elle d’une voix effrayée.

– Mais naturellement… Dans notre chambre. On voit la fenêtre, celle qui est grande ouverte…

Elle serre les épaules.

– Et vous habitez encore cette chambre-là, Claudine ?

– Oh ! oui !

J’ai jeté ma réponse avec tant de ferveur qu’elle me regarde, la bouche entrouverte :

– Moi, j’aurais peur… oh ! j’aurais peur !… Il a pas été longtemps alité, n’est-ce pas ?

– Dieu merci non, ma chérie. Huit ou dix jours, je crois… Je n’ai pas compté.

– Ah !… C’est égal, je le verrais toujours là, couché… Vous ne le voyez pas, vous ?…

Elle pâlit en gris comme les mulâtresses. Elle choie enfantinement sa peur nerveuse, cultive son petit frisson…

Je caresse, distraite, son épaule brune, visible sous le linon transparent.

– Mais non, chérie, mais non.

Je prolonge, paresseuse, ma pensée que je n’exprime pas. Annie s’offusquerait, encore une fois, de savoir que s’efface si facilement en moi cette image accidentelle d’un Renaud couché, vaincu, pétrifié à demi par la foudroyante attaque de paralysie… Cette vision-là, je la rejette, je l’élimine comme on fait d’une photographie ratée… Quelquefois encore m’apparaît, obsédante, la longueur emmaillotée de son grand corps sous le drap blanc… Mais vite, je tourne cette page, je feuillette le riche album de notre vie, pour y admirer des vues lumineuses où pas un détail ne manque, pas une couleur, – pas un pli du vêtement qu’il portait alors, pas une lueur bleutée et profonde de son regard, – beau portrait que je flatte exprès, enchâssé dans l’or d’une heure magnifique.

– Héhà !…

Une voix stridente de Walküre chevauchant les nuées nous arrache à nos songes divers. Élégante, verte et safran, remorquant Maugis qui traîne la jambe, déjà touché par l’ataxie, – Marthe vient vers nous. De loin, c’est toujours un Helleu. De près, la collaboration d’un Fournery inférieur s’accuse… Elle fouette l’air de ses gants longs et crie en marchant :

– Allons, là-bas, c’est fini, ces secrets ?… Mes enfants, y a pas, il faut songer à se trotter. Léon est sous l’auto, il arrange un fourbi quelconque, il a l’air d’un chien écrasé…

Annie la regarde s’approcher, une expression ambiguë sur sa petite figure d’esclave… Elle a envie de demeurer avec moi, mais elle craint ma tristesse et ma solitude, qui me sont également chères… Elle redoute sa belle-sœur et cède d’avance devant la nécessité de discuter, de lutter, de prendre un parti…

– Cristi, les belles roses ! C’est épatant. Elles ne vont pas se faner, d’ici Auxerre, Claudine ? Nous couchons à Auxerre ce soir, vous savez. C’est à côté d’ici, cinquante kilomètres. Deux sales côtes, par exemple ! Maugis les montera à pied, ça le fera maigrir.

Il lui jette un regard de crabe fâché et va répondre quelque grossièreté, quand Annie, gentille, avec une soumission de fausse jeune fille, fleurit le veston blanc de l’alcoolique d’une Jacqueminot, à peine ouverte, dont le sombre velours s’embue, au bord roulé des pétales, d’un argent si suave qu’il tente les lèvres… Maugis se penche pour contempler la rose, en plissant son menton double :

– Merci, belle enfant. Elle vous ressemble, cette brunette parfumée, comme une frangine…

Le geste d’Annie m’a choquée. Cette gentillesse pseudo-filiale, cette timidité qui fait des avances… Ô ma petite Annie d’autrefois, je ne veux pas savoir pourquoi vous suivez, dans le ronron assourdissant et poussiéreux d’une grande auto rouge et jaune, ce couple que le hasard unit, que la haine et le mépris séparent, – et ce gros homme brûlé d’alcool, un brave homme si on veut, mais tout allumé pour vous d’un vice paternel…

Ils se hâtent à présent tous, affairés et bavards, courant autour de moi comme autour d’un arbre. Marthe, importante et brève, commande, du fond des voiles verts dont elle est masquée. Elle pense aux plaids, à son inséparable sac à main, s’enquiert de l’état du phare, et Léon Payet, correct et maculé d’essence, évolue sous ses ordres comme un valet de pied bien stylé… Ce bout de femme rondelette inspire la terreur. Elle jette à la volée, sur les bras d’Annie, trois manteaux, une couverture, et s’en vient, délurée, la jupe pincée entre deux doigts sous son pare-poussière, m’offrir ses joues voilées, le fantôme drapé de son petit nez et de son menton têtu..

Maugis oppose, à son autorité bavarde, une glorieuse force d’inertie. Ses mains paresseuses s’enfoncent dans d’immenses poches, sa casquette descend sur ses sourcils, un col entonnoir grimpe jusqu’à ses oreilles, il s’enfouit, rentre dans sa coquille, s’affirme inutile et bourru comme un porc-épic…

J’ai un peu mal à la tête. Par moments, j’ai l’impression que je ne suis pas là, que je dors, que ces gens-là n’existent pas… Annie elle-même s’est enlinceulée de mousseline couleur poussière, Léon Payet darde sur moi de globuleuses lunettes… Ce cauchemar me pèse. Que font autour de moi ces gens sans yeux dont les visages aveugles me parlent ? Les yeux bleus d’Annie ont brillé les derniers, plaintifs, irrésolus. Un tonnerre captif gronde au bas du perron moussu… J’entends des « adieu, adieu !… à bientôt !… On ne sait jamais… La vie est courte… Laissez-vous tenter… » Je sens mes mains saisies et serrées entre des pattes de cuir. Des étoffes, des lunettes frôlent mes joues, mes lèvres, et mon angoisse nerveuse augmente… Ô Peer Gynt en proie aux Trolls ! … J’entends encore adieu, adieu, au revoir !… » et puis des cris de : « Annie, Annie ! Qu’est-ce qu’elle a encore oublié ?…» Machinalement, je retourne au salon bouleversé par leur passage et tout à coup une forme mince, mystérieuse sous ses crêpes poussière, fond sur moi, m’enlace, m’enveloppe, une douce voix cachée murmure : « Adieu, Claudine ! Ne m’oubliez pas… Secourez-moi, recueillez-moi, si jamais je tombe à vos pieds comme un oiseau mort… Donnez-moi la pitié que vous accordez aux bêtes… Priez le hasard que, lorsque j’aurai brouillé toutes mes routes, je défaille sur le chemin de votre demeure… » Avant que j'aie pu lui rendre son étreinte, ma pauvre petite égarée s’enfuit, et la gueule rouge et jaune de la voiture engouffre celle qui fut ma très chère vagabonde…

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