I

– Le facteur n’a rien apporté à onze heures. Si Farou n’a pas écrit hier soir avant de se coucher, c’est qu’il y a eu répétition de nuit.

– Vous croyez, Fanny ?

– Sûr. Le Logis sans Femme n’est pas dur à mettre en scène, mais la petite Asselin n’est pas du tout la femme qu’il faut pour jouer Suzanne.

– Elle est pourtant bien jolie, dit Jane.

Fanny haussa les épaules.

– Ma pauvre Jane, ça lui sert à quoi d’être jolie ? On n’a jamais eu besoin d’une jolie femme pour jouer Suzanne. C’était l’affaire d’une Cendrillon comme Dorilys. Vous n’avez pas vu la pièce à la création ?

– Non.

– C’est vrai, je suis bête… Dix-neuf cent dix-neuf !

– La pièce n’a pas vieilli, dit Jane.

Fanny tourna vers elle son œil barré à demi par un bandeau de cheveux noirs.

– Mais si, ma chère. Comme toutes les pièces, même celles de Farou. Il n’y a que Farou qui ne vieillit pas.

– Tant mieux pour vous ! dit Jane.

Et pour la petite Asselin en ce moment-ci, acheva Fanny.

Elle rit bonnement et pela une pêche ruisselante.

Jane lui désigna du menton le petit Farou, mais le petit Farou ramassait, en les pressant sous son doigt, des miettes de sucre, les léchait et ne semblait pas avoir entendu.

– Vous comprenez, reprit Fanny Farou, Asselin a eu le rôle de la pièce pour la tournée parce que, tout de même, la tournée comprend Deauville, les plages et les casinos. Ce n’est pas rien, pour la tournée des casinos, d’avoir comme Asselin des autos, des amants, des robes, une publicité payée, enfin tout ce qui empêche une tournée d’été d’être une simple catastrophe… Vous me comprenez, Jane, pâlotte Jane ?

– Je comprends.

Elle était pâle et distraite, comme il lui arrivait quatre jours sur sept. Elle s’en excusa avec précipitation :

– J’ai mal dormi, figurez-vous…

Le petit Farou leva sur elle des yeux bleus qu’elle n’attendait pas, et ce fut à lui, machinalement, qu’elle s’adressa :

– … Et puis, je crois qu’il y avait un rat dans la boiserie…

– Et une persienne détachée, et une chouette dans le platane, sans compter le vent qui dit hûûû sous la porte, et la fenêtre de la cuisine qui fait tiquetiquetic, continua Fanny. Hein, Jean ? Est-ce que j’en ai oublié ?

Elle rit et les entraîna à rire.

– Jane, ma chère, mettez-vous bien dans la tête que vous avez droit à l’insomnie comme à la léthargie. Il fait chaud, on se laisse vivre, Farou transpire, jure et sacre, et c’est Asselin qui « prend » !

– J’admire… commença Jane…

Mais elle rencontra de nouveau les yeux bleus du petit Farou, décolorés par la grande lumière de midi, et elle s’interrompit.

– Petit Farou, passez-moi les groseilles, please.

Il obéit précipitamment, et sa main rencontra celle de Jane, sous la corbeille en ruolz tressé. Il replia ses doigts avec une petite convulsion identique au sursaut du dégoût, et rougit si follement que Fanny éclata de rire.

– Il y a encore celui de quatre heures, reprit Jane au bout d’un moment.

Fanny, qui mordait à même sa pêche, l’interrogea d’une bouche mouillée :

– Celui… quoi, de quatre heures ?

– Le courrier…

– Ah !… dit Fanny en relevant d’un doigt son bandeau de cheveux ; je n’y pensais plus. Il n’apporte presque jamais rien de Paris, celui-là. Tu veux boire, petit Farou ?

– Oui. Merci.

– Merci qui ?

– Merci, Mamie.

Il rougit parce qu’il était blond, et qu’il trouvait sa belle-mère un peu brutale. Puis il retomba dans une de ces rêveries d’adolescent pendant lesquelles son nom sauvage, Farou, lui seyait comme une hutte d’écorce ou un pagne de paille. Il perdit toute expression, abaissa les sourcils, entrouvrit sa bouche pure, abrita sous son immobilité habituelle l’avidité cachée, la délicatesse qu’un mot, qu’un rire martyrisaient, – il avait seize ans.

L’ombre d’une véranda permettait que l’on tirât jusqu’au seuil du hall, à chaque repas de midi, la grande table débarrassée de ses journaux et de quelque ouvrage d’aiguille. Le soir, quatre couverts, quand le Grand Farou rejoignait les siens, se serraient sur le guéridon de fer écaillé qui ne quittait pas la terrasse.

– J’ai trop mangé, soupira Fanny Farou en se levant la première.

– Pour changer, dit Jane.

– Ce fromage à la crème, ah ! mes enfants ! …

Elle gagna paresseusement le large divan et s’y étendit. Couchée, elle devenait très jolie. Blanche de peau, les cheveux noirs, longs, les yeux et la bouche doux et bombés, elle n’était fière que de son nez, bref, argenté, aux narines arrondies.

– Fanny Farou, vous engraissez menaça Jane, debout près d’elle.

Elles échangèrent un regard plein de sécurité malicieuse. L’une se savait belle, étendue et montrant renversés son nez charmant, son menton douillet de femme violente et trop bonne. L’autre dressait un beau corps préservé de l’empâtement, une tête couronnée de cheveux blonds, si l’on peut nommer blonde la couleur d’une cendre fine, à peine dorée sur la nuque, argentée sur les tempes. Prise d’une sincère et physique sollicitude, Jane se pencha, pétrit sous la nuque de Fanny un coussin de toile, voila de tulle raide les longs bras paresseux et les chevilles nues :

– Là ! Et ne bougez pas, les mouches passeraient sous le tulle… Dormez, Fanny, paresseuse, incorrigible, gourmande, – mais pas plus d’une demi-heure !

– Qu’est-ce que vous allez faire, vous, Jane, par cette chaleur ?… Où est Jean ?… Il ne devrait pas, tant que le soleil est si haut… Je dirai à son père…

Matée par le sommeil brusque des gourmandes, Fanny murmura, puis se tut. Jane contempla un instant le visage détendu, sa forme et son coloris méridionaux, et s’en alla.

Au rythme de son cœur agité, Fanny enfanta un rêve, banal et inintelligible. Elle voyait le hall, la terrasse, la vallée sans eau, les hôtes familiers de la villa ; mais un orage violacé, suspendu, pénétrait d’anxiété bêtes et gens, et le paysage lui-même. Une Jane de songe se tenait debout sous la véranda, interrogeait l’allée vide en bas de la terrasse, et pleurait. Fanny s’éveilla en sursaut et s’assit, comprimant à deux mains son estomac lourd. Devant elle, sous la véranda, se tenait une Jane bien réelle, immobile et désœuvrée, et Fanny, rassurée, voulut l’appeler ; mais Jane, penchant la tête, s’appuya du front à la vitre, et ce faible mouvement détacha de ses cils une larme qui roula le long de sa joue, scintilla sur le bord duveté de la lèvre, descendit jusqu’au corsage où deux doigts la cueillirent délicatement et l’écrasèrent comme une miette de pain. Fanny se recoucha, ferma les yeux et se rendormit.

– Mamie ! Le courrier !

– Comment ! il est quatre heures ? Depuis quand est-ce que je dors ? Et pourquoi, Jane… Où est Jane ?

– Ici, sur l’échelle, répondit la voix, haute et voilée, que Farou-le-grand nommait la voix d’ange.

Troublée par son sommeil et son rêve, Fanny cherchait Jane dans les airs, comme elle eût cherché un oiseau, et Jean Farou, exceptionnellement, éclata de rire.

– Qu’est-ce que tu as à rire, petit serin ? Figure-toi qu’au moment où tu m’as réveillée, je rêvais que…

Mais elle prit conscience enfin qu’une grande lettre blanche dansait devant elle au bout du bras de Jean, et elle s’en saisit vivement.

– File, messager ! Et puis, non, reste, mon petit Jean ; c’est une lettre de notre Farou à tous, mes enfants…

Elle lisait d’un œil, l’autre bandé par son ruban de cheveux noirs. Sa robe blanche, remontée, lui bridait les seins, et elle abandonnait aux regards cette beauté vaguement désordonnée et sans venin qui lui donnait un air un peu créole, un peu, disait Farou, “George Sand “. Elle leva la main pour demander l’attention.

« D’après les répétitions d’hier et d’avant-hier, lut-elle, j’ai toutes raisons de penser que la troupe de tournée sera excellente, et Le Logis sans Femme mieux joué qu’à la création. La petite Asselin… » Hep, Jane !… « La petite Asselin étonne tout le monde, et même moi. Nous travaillons comme un amour. Nous avons mis fin à nos scènes, crises de nerfs, pâmoisons et autres fariboles, et ce n’est pas trop tôt. Ah ! ma pauvre Fanny, si les femmes savaient ce qu’un homme peut les trouver embêtantes quand il n’a envie d’être la cause ni de leurs larmes, ni de leur félicité !… »

Fanny releva du doigt sa mèche de cheveux, fit une moue de scandale comique :

– Dites donc, dites donc, Jane (Jean, va-t’en), ça m’a tout l’air que ce pauvre Farou s’est, si j’ose dire, dévoué ?

– Ça m’en a tout l’air, répéta Jane.

Elle s’assit sur le divan à côté de son amie, et d’une main douce lui peigna les cheveux, rectifiant la raie fine et bleuâtre qui les partageait au-dessus du sourcil gauche.

– Comme vous voilà faite… Et votre jupe toute vissée de plis… J’en ai assez de cette robe ; demain, je rapporte de la ville un beau coupon jaune, ou bleu pâle, et pour le retour de Farou, samedi, vous avez une robe neuve.

– Oui ? dit Fanny indifférente. C’est bien utile ?

Elles se regardèrent, les yeux noirs bombés, cillés dru, interrogeant les yeux gris de l’amie blonde. Jane secoua la tête :

– Ah ! je vous admire, Fanny… Vous êtes vraiment extraordinaire.

– Moi ? Ça se saurait.

– Oui, extraordinaire. Vous admettez sans haut-le-corps, sans dépit, et même sans aucun snobisme, que Farou se soit… dévoué.

– Faut bien, dit Fanny. Si je ne l’admettais pas, qu’est-ce qui arriverait ? Exactement la même chose.

– Oui… oui… Mais tout de même, j’avoue… oui, j’avoue…

– Qu’à ma place vous ne vous sentiriez pas à la noce ?

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, dit Jane, évasive.

Elle se leva, marcha jusqu’à la terrasse pour s’assurer que le petit Farou, apte à se dissoudre comme un flocon sur une vitre chaude, ne les écoutait pas :

– Simplement, Fanny, je pense qu’un homme qui serait à moi, qui aurait fait de moi sa femme… Apprendre que cet homme, en ce moment-ci, s’applique n’importe quelle grue de théâtre, et en conclure philosophiquement qu’ « il s’est dévoué » que « c’est le métier qui veut ça », – eh bien ! non, non… Je vous admire, mais… je ne le pourrais jamais !

– Parfait, Jane. Heureusement qu’on ne vous demande pas de le pouvoir !

Jane se jeta vers Fanny et se blottit à ses pieds.

– Fanny, vous ne m’en voulez pas, au moins ? J’ai des jours où je ne vaux rien, je suis maladroite, je suis mauvaise, malheureuse. Vous me connaissez bien, Fanny…

Elle frottait contre la robe blanche ses joues et ses très petites oreilles arrondies, et cherchait du front la main de son amie.

– Vous avez de si beaux cheveux, ma petite Jane, murmura Fanny.

Jane rit d’un rire maniéré :

– Vous me dites ça comme si cela pouvait me servir d’excuse !

– Dans une certaine mesure, Jane, dans une certaine mesure. Je ne peux pas en vouloir à une Jane qui a des cheveux tellement beaux. Je ne peux pas gronder Jean quand il a les yeux très bleus. Vous, vous êtes couverte, les cheveux, le teint, les yeux, d’une cendre d’argent, fine, d’une poudre de lune, d’une…

Jane releva vers elle une figure irritée, pleine de pleurs soudains, et cria :

– Je n’ai rien de beau ! Je ne vaux rien ! Je mérite qu’on me déteste et qu’on me tonde, et qu’on me batte !

Elle laissa retomber sa tête sur les genoux de Fanny et sanglota brutalement, tandis que les premiers éclats d’un orage roulaient bas et doucement, rejetés de cime en cime par les échos des petites montagnes.

« C’est sa crise, songeait Fanny, patiente. C’est le temps orageux. »

Jane, déjà, se calmait, haussait les épaules pour se moquer d’elle-même, et se mouchait avec discrétion.

“Pourtant, remarqua Fanny, elle a dit « grue de théâtre », et « s’appliquer ». Jamais je ne l’ai entendue employer un mot d’argot, ni un terme cru. Dans sa bouche, un écart de langage équivaut à un geste de violence. Un geste de violence par ce temps-là ! … C’est extravagant. »

– Qu’est-ce qu’on fait avant le dîner ?

Jane, qui gardait son attitude de suppliante aux pieds de Fanny, releva le front :

– Vous ne voulez pas aller à la ville, prendre le thé chez le boulanger ? On reviendrait à pied…

– Oh ! mima Fanny, effrayée.

– Non ? Vous engraissez, Fanny.

– J’engraisse toujours quand il fait chaud et que j’ai plus de dix mille francs en caisse. Vous connaissez assez « l’ordre et la marche » pour savoir que je ne manque jamais d’occasions de maigrir.

– Oui… Voulez-vous que je vous lave les cheveux ? Non, vous ne voulez pas. Voulez-vous que nous pressions les groseilles et les cassis qui restent du déjeuner ? Une poignée de sucre, un peu de kirsch, on verse le jus sur le gâteau de Savoie d’avant-hier qui gonfle, on sert, à part, un petit pot de crème fraîche, et on a, pour ce soir, un entremets tout neuf, qui ne coûte rien.

– Ça fait pension de famille, dit Fanny avec répugnance. Je n’aime pas les entremets rajeunis.

– À votre aise, chère Fanny ! Que Dieu continue à vous garder des pensions de famille où j’appris, en effet, l’utilisation de bien des choses…

La douceur du reproche parut lasser Fanny, qui, prenant appui sur les épaules de Jane, se leva.

– Après tout, s’écria-t-elle, crème fraîche, jus de groseille… Oui, ça me va ! À une condition, Jane…

– Je me méfie…

– C’est que vous vous occuperez seule de ce bijou culinaire. Moi, j’écris un mot à Farou, je monte m’arroser d’eau fraîche, et…

– Et ?

– Et c’est tout. C’est énorme !

Debout, elle semblait moins grande que couchée. Il lui manquait une sorte de coquetterie défensive, et elle roulait ses belles hanches avec une confiance un peu populacière.

Jane la suivait du regard.

– Fanny, quand vous déciderez-vous à porter une ceinture ?

– Affaire de température, ma chère ? À cinq au-dessus de zéro, je porte une ceinture. Consultez le thermomètre. Et empêchez la crème fraîche de tourner pour ce soir. Je l’aime tant…

Jane l’avait rejointe et tirait l’ourlet de sa jupe, épinglait, d’une main légère, une mèche des longs cheveux noirs.

– Allez, méchante Fanny ! Tout sera bien, ce soir. Je tâcherai même de rappeler Jean pour le dîner, en tapant sur une écuelle, comme dans les fermes quand on jette le grain aux poules. Quel métier vous faites faire à votre amie !

Elle riait sans contrainte, et déjà recueillait dans le creux de sa main des pétales flétris sur la nappe, soufflait des miettes, vidait un cendrier…

« Mon amie ?… » Oui, elle est mon amie. Tout de même, mon amie, c’est beaucoup dire… songeait Fanny, marche à marche, dans l’escalier. Qui m’a jamais témoigné autant d’amitié ? Personne. Elle est donc mon amie, une vraie amie. C’est curieux qu’en pensée je n’appelle pas Jane mon amie… »

Elle rejeta ses vêtements dès qu’elle fut seule dans la chambre à deux lits. Les branches hautes des arbres touchaient le balcon et grattaient, la nuit, les persiennes fermées. Le propriétaire négligent oubliait depuis deux ans tout étalage, et la grande baie ouverte dans le feuillage se refermait peu à peu. Planté d’arbres, ondulé, le lieu respirait la mélancolie des pays sans eau. Point de fleuve, la mer à cent lieues, aucun lac ne doublait l’étendue du ciel.

La façade de la maison et sa terrasse, ensoleillées le matin, reprenaient à deux heures leur vrai visage croisillé de poutrelles, d’auvent et de persiennes chocolat, que la colline d’en face éclairait, par réverbération, d’une lumière fausse qui imitait tristement le soleil. Fanny, accoudée au balcon, à peine couverte d’une chemise, contemplait un paysage qu’elle avait cru, en le quittant l’été passé, ne jamais revoir.

« Farou l’a voulu, songeait-elle. Deux étés de suite dans le même pays, nous n’avons pas souvent connu ça. Du moment que Farou se plaît ici… »

Elle se retourna et mesura derrière elle la chambre, vaste comme une grange, agrandie par l’ombre des persiennes mi-fermées.

« Tout est trop grand ici. Avec deux domestiques, comment voulez-vous ?… S’il n’y avait pas Jane, ce serait à fuir. »

Elle suivait de l’oreille le pas sans langueur qui parcourait le hall, au rez-de-chaussée.

« Elle est épatante. Par cette chaleur ! Et si gentille, en dehors de ses crises de susceptibilité. Un tout petit peu trop utile pour être une amie… Voilà : un tout petit peu trop utile… »

Elle aperçut dans une glace son image brune et nonchalante, les poings à la taille, les cheveux croulants, et la gourmanda :

« Quelle touche ! Et traiter Jane d’amie trop utile ! Moi qui ne sais même pas taper les manuscrits de Farou à la machine ! »

Elle se jeta dans l’eau fraîche comme si c’eût été une démonstration d’activité ménagère, se coiffa, se vêtit d’une robe d’été bleue à fleurs mauves, de l’an passé, et s’assit pour écrire. Elle trouva une feuille de papier blanc, une enveloppe jaune commerciale, s’en contenta aisément, et commença sa lettre à Farou.

« Cher Grand Farou,

“Laissant à une ou deux petites Asselin le soin d’agiter ta vie, je peux résumer en trois mots notre existence : rien de nouveau. On t’attend. Jane l’active médite des nourritures de choix ; le Petit Farou a toujours sa mine de languir prisonnier dans l’âge le plus inconfortable : enfin, la paresseuse Fanny… »

Une petite chanson anglaise monta de la terrasse.

« Ah ! pensa Fanny, c’est le jour où Jane regrette Davidson. »

Elle se fit honte d’avoir plaisanté, puis se délecta dans sa honte.

« Quoi ! ce n’est pas méchant, ce que j’ai pensé. Les jours où Jane se souvient de Davidson, elle chante en anglais. Les jours où c’est Meyrowicz, elle appelle Jean Farou : « Jean, venez que je vous apprenne une danse populaire polonaise ! » Et quand c’est Quéméré, elle exhume des réminiscences hippiques, une vieille tendresse mélancolique pour certaine jument bretonne, rouanne, très ensellée… »

Elle poudra encore une fois son visage, regarda, sur la colline la plus proche, monter l’ombre d’une autre colline.

« C’est triste, cet endroit. Qu’est-ce que Farou y trouve de beau ? Revenir deux étés de suite dans le même pays, je n’ai jamais vu ça en douze ans de mariage. Je ne m’étais pas encore aperçue que c’était triste, ici. L’été prochain… »

Mais elle perdit courage devant un avenir de douze mois.

« Il faut d’abord savoir si la pièce sera finie, et si Farou pourra profiter de son second tour au Vaudeville. Mais si on reprend Atalante au Français, en octobre… Oh ! et puis, n’y pensons pas : c’est la sagesse. »

Elle n’en avait pas appris d’autre.

« Le plus pressé, c’est que Farou revienne ici travailler à son troisième acte. Nous sommes tous si bêtes, quand il n’est pas là… »

Un souffle muet souleva les branches qui touchaient le balcon et montra l’envers blanc des feuilles du tilleul. Fanny acheva sa lettre et vint s’accouder au balcon, les cheveux lâches, l’épaule découverte. Au-dessous d’elle, Jane, ses bras croisés sur le mur bas de la terrasse, se penchait aussi sur le paysage comtois où manquaient une rivière, un étang, le rire de l’eau, les reflets renversés, la brume, l’odeur d’un rive spongieuse et fleurie. D’en haut, Fanny jeta un cri modulé qui descendit vers la tête ronde, aux cheveux courts et bien coiffés, couleur de cendre, veinés d’or, et Jane renversa la nuque sans se retourner, comme font les chats.

– Vous avez redormi, je parie ?

– Non, dit Fanny, même pas. Ce pays me dégoûte figurez-vous.

Jane s’agita, s’appuya des reins au mur de brique.

– Non ? Ce n’est pas vrai ? Depuis quand ? L’avez-vous dit à Farou ? Est-ce que vous ne pouviez pas…

– Mon Dieu, Jane, pas tant de bruit ! Est-ce que je ne peux pas exprimer une opinion aussi simple sans que vous tourniez sur vous-même avec des mots incohérents avant de vous jeter la tête contre les murs ?

Elle riait, penchée, et secouait un drapeau de cheveux noirs, rejeté sur son épaule.

– « Mes longs cheveux descendent jusqu’au bas de la tour », chanta Jean Farou, qui montait vers la terrasse par le raidillon.

– En voilà un, cria Fanny, qui chante déjà aussi faux que son père !

– Mais il n’a pas la voix du Grand Farou, dit Jane. Jean, essayez un peu de dire comme le Grand Farou quand il rentre : « Ah ! toutes ces femmes ! J’en ai des femmes dans ma maison !… »

Jean passa devant elle sans répondre, disparut dans le hall, et Jane hocha la tête vers le balcon du premier étage :

– Ma chère, il m’a fait un œil ! Monsieur n’entend pas la plaisanterie !

– On n’entend pas la plaisanterie à son âge, dit Fanny, pensive. Nous passons notre temps à écorcher vif cet enfant, sans le vouloir.

Elle entendit un pas dans l’escalier, appela :

– Jean !

Le garçon ouvrit la porte de la chambre, resta sur le seuil :

– Mamie ?

Il portait, sans déchoir, des vêtements d’été presque misérables, une chemise de tennis élimée, un pantalon de toile blanche verdi aux genoux, trop court, un ceinturon et des espadrilles qu’eût dédaignés le fils du gardien. Il attendait que Fanny parlât, et entrouvrait la bouche pour respirer, offrant patiemment à sa belle-mère le visage hâlé, pur, mobile et impénétrable d’un enfant de seize ans.

– Te voilà fait !… D’où arrives-tu ?

Il tourna la tête vers la fenêtre pour indiquer vaguement qu’il venait de la campagne, de toute la campagne, du violet de l’ombre, du vert des prés… Ses yeux bleus luisaient d’une vie animale presque désordonnée, mais ne livraient que leur azur, que leur éclat.

Jane reprit, en bas, sa petite chanson anglaise et Jean Farou, fermant brusquement la porte sur lui, regagna sa chambre.

« Quel braque ! songea Fanny. Le voilà amoureux de Jane. Ce serait très bien comme ça, si elle était un peu plus gentille avec lui. »

Le dîner les rassembla tous les trois sur la terrasse. En l’absence de Farou, Fanny et Jane brillaient d’une petite gaieté vacillante, et Jean Farou, que son père fût absent ou présent, gardait un mutisme intolérant rarement rompu.

– C’est curieux, dit Fanny en levant la tête vers le ciel blanc, comme la fin du jour est ingrate, ici. Le soleil se couche pour d’autres, là-bas, derrière…

– Les montagnes ont un visage monotone, dit Jane.

– Maeterlinck, grommela Jean Farou.

Les deux femmes éclatèrent de rire, et le petit Farou les insulta du regard.

– J’en ai assez de votre gaieté d’amputées ! cria-t-il en quittant la table.

Fanny haussa les épaules et le suivit des yeux.

– Il devient impossible, dit Jane. Comment permettez-vous, Fanny…

Fanny leva sa main blanche, avec douceur :

– Chut ! Jane… Vous n’y connaissez rien.

– Vous êtes d’une telle bonté…

Elle hochait la tête et ses doux cheveux remuaient sur son front et sur ses oreilles très petites, presque rondes. Quand elle voulait convaincre Fanny, elle ouvrait grands ses yeux gris tavelés d’un peu d’or, et soulevait sa lèvre supérieure pour montrer quatre petites dents courtes et blanches. Mais Fanny n’accorda pas d’attention à ce qu’elle nommait la « figure filiale » de Jane. Elle fumait sans plaisir, et elle éteignit sa cigarette en l’écrasant du pouce, avec une animosité cachée.

– Non, Jane, ne me dites pas tout le temps que je suis bonne. Mais laissez-moi vous répéter que vous ne comprenez rien à cet enfant.

– Et vous ? demanda Jane.

– Moi non plus, c’est probable. Tout ce que je sais, c’est que nous rendons souvent le petit Farou malheureux. Vous, surtout. Car il est amoureux de vous, naturellement. Et vous le traitez quelquefois avec une négligence un peu dure.

– Il prend bien son temps, vraiment !

– Mon Dieu, Jane, comme vous vous scandalisez facilement ! Vous êtes jolie et mon beau-fils a seize ans. Je sais parfaitement que Jean n’osera jamais, ne souhaitera peut-être jamais vous faire une « déclaration »…

– Il fera aussi bien.

Jane se leva, s’accouda au mur bas de la terrasse.

« Ça y est, pensa Fanny. Elle m’a répondu sec comme trique, et elle va me parler de l’éducation qu’on donne aux adolescents en Angleterre. C’est le jour de Davidson, décidément. »

Mais Jane, en se retournant, fit voir le riant visage d’une enfant d’environ trente ans, et s’écria :

– Vous ne croyez pas, Fanny, que c’est agaçant de ne pas trouver, autour de soi, depuis des semaines, un seul objet très froid, ou même frais au toucher ? Les murs sont chauds après minuit, l’argenterie tiède, et le dallage… C’est fatigant…

– La faute à qui ? Ce sacré Farou… Il veut finir la pièce ici…

– Il fallait vous défendre, Fanny, nous défendre, nous tous ! Jusqu’au valet de chambre qui meurt de langueur…

Elle fronça ses sourcils cendrés, renforcés d’un trait délié au crayon, et regarda sévèrement la campagne qui s’endormait sous le soir sec.

– Mais vous dites oui, et encore oui… Si encore ça vous servait à quelque chose, votre « ouimonchérisme » d’esclave… Les femmes, vraiment…

– Kss ! … Kss ! … siffla Fanny.

Jane se tut, rougit à sa manière, c'est-à-dire que son teint bis devint plus foncé.

– Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, je sais bien…

– Oh ! qu’est-ce que ça fait !

Fanny s’avisa, après coup, qu’une absolution aussi ambiguë pouvait blesser Jane, et elle ajouta :

– Jane, ne soyez pas si moqueuse avec le petit Farou. Il a seize ans. C’est dur pour un jeune garçon.

– Je les ai eus, moi. Et personne n’avait pitié de moi.

– Mais vous étiez une fille. C’est entièrement différent. Et d’ailleurs, dit Fanny en réponse à un regard pathétique, vous avez fini par jeter, de désespoir, à cet âge-là ou un peu plus, une rose à un passant, par-dessus le mur…

– C’est vrai, c’est vrai, approuva Jane, émue soudain. Vous avez raison comme toujours, Fanny… Je vous dis que je suis mauvaise, méchante, illogique…

Elle serrait contre elle les épaules de Fanny, appuyait sa joue sur les cheveux noirs mollement noués, répétant :

– Je suis mauvaise…, mauvaise…

– Mais pourquoi ? demanda Fanny, qui s’embarrassait rarement d’un mensonge poli.

Jane renversa vers le ciel rose un visage naïf, montra ses quatre petites dents :

– Est-ce que je sais !… La vie ne m’a pas gâtée… De vieilles rancunes qui avancent leur vilain museau… Très chère, très chère Fanny, gardez-moi… Ne dites pas à Farou que j’ai été si…, si impossible en son absence…

Elles demeurèrent, jusqu’à l’heure des lampes, épaule à épaule, parlant peu, désignant du doigt une chauve-souris, un astre, écoutant le vague vent frais dans les arbres, imaginant le couchant rougeoyant qu’elles ne voyaient jamais, à moins de gravir la colline d’en face. Sur la première terrasse, en bas, des graviers criaient.

Docile, Jane appela :

– Hello, Jean Farou !

– Oui, répondit une jeune voix rauque.

– Un tour de phono ? Une réussite ?

– Bon… Oui… Comme vous voudrez, dit la voix boudeuse.

Mais il accourut si vite que Fanny tressaillit de le voir tout près d’elles, blanc sauf le visage et les bras, et éclairé du halo tragique qui nimbe l’adolescence.

Jane le prit fraternellement sous le coude et l’emmena vers la table de jeu dont le drap vert, percé par les mites, sentait le moisi et le vieux cigare.

– Hello, boy !

« Décidément, pensa Fanny satisfaite, c’est le jour de Davidson. »

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