II

– Vous entendez ?

– J’entends.

– C’est toujours sa scène des lettres volées ?

– Je pense. Hier matin, il me donne quinze pages à taper. Cinq minutes après, il me les reprend, d’une manière… mais d’une manière ! …

– Je sais, dit Fanny en riant. Comme si vous lui aviez ôté l’os qu’il rongeait. Qu’est-ce que vous voulez. ! il n’accouche que dans les éclairs et le tonnerre. Comment trouvez-vous les deux premiers actes ?

– Sublimes, dit Jane.

– Oui, dit Fanny, songeuse. C’est inquiétant.

Un murmure de messe, de foule en prière, d’émeute en son début, s’exhalait de la maison. Quand il se taisait, on pouvait entendre les graves répons donnés du haut de l’air par les dernières abeilles au travail sur les cimes des tilleuls et sur les lierres. Un cri râpeux de fauve interrompit l’office indistinct qui se célébrait derrière les persiennes entrouvertes ; mais les deux femmes ne tressaillirent point, ni Jean Farou répandu sur la chaise longue d’osier, un livre entre ses mains oisives.

– C’est toujours le même bout de scène, Branc-Ursine pincé en train de forcer le tiroir, dit Fanny. Quand ils seront deux Farou à écrire et à ronronner des pièces, où est-ce qu’on se réfugiera ?

Les yeux bleus de Jean, dévoilés, resplendirent.

– Je n’écrirai jamais de pièces, Mamie, jamais.

– C’est plus vite fait d’y renoncer que d’essayer, repartit Jane.

– Ce n’est pas toujours le plus facile que de renoncer, dit Jean.

Il rougit d’avoir osé répondre, et Fanny vit battre, sous l’oreille du jeune garçon, le long du cou nu, un sang plus rapide.

– Allons, Jane ! ne tourmentez plus votre petit camarade !

– J’aime le taquiner, c’est vrai, dit Jane de bonne humeur. Ça lui va si bien. Je ne sais plus quel jour, il était charmant, avec une larme entre les cils…

Elle le menaçait gaiement, d’une main où brillait le dé d’argent. Fanny releva son front au bandeau noir soyeux :

– Comment ! lui aussi ?

– Lui aussi ? répéta Jane. Expliquez, chère Fanny, expliquez !

Elle riait, cousait, jetait de toutes parts un heureux regard gris, piqueté d’ambre ; une médaille de soleil couchant bougeait sur ses cheveux nus, et elle semblait porter avec joie ce soir d’été ingrat, qui sentait le granit échauffé.

– L’autre jour, dit Fanny… Attendez, c’était un jour de lettre de Farou, et nous ne savions pas – lui non plus – qu’il pourrait revenir si vite…

– Mercredi, dit Jean sans lever les yeux.

– Peut-être… J’avais dormi après le déjeuner et, en m’éveillant, je vous ai vue, debout sous la véranda où nous sommes… Il y avait une larme pendue à vos cils, elle est descendue le long de votre joue, et vous l’avez cueillie comme ça, entre deux doigts, comme une petite fraise, comme un grain de riz…

Jane, en l’écoutant, passait du sourire à la gaminerie boudeuse, puis au reproche câlin. Elle désigna, de son petit menton fendu, Jean Farou.

– Fanny, Fanny, respectez mes petits secrets, mes mouvements d’humeur, devant un auditeur aussi…, aussi…

Elle se tut brusquement et sur son visage se peignit une sorte de stupeur.

Fanny, en tournant la tête, vit son beau-fils debout, la bouche ouverte comme pour un cri. Il leva les deux bras en l’air et s’enfuit, dévalant l’escalier de la terrasse.

– Qu’est-ce que… Qu’est-ce qu’il a ?

– Je ne sais pas, dit Jane. Il a levé les bras, vous avez bien vu ? et il s’est sauvé.

– Il m’a fait peur…

– Il n’y a vraiment pas de quoi, dit Jane.

Elle décoiffa son doigt de fine couseuse, enleva soigneusement, de sa robe, les brins de fil.

– Il est comme on est à son âge, continua-t-elle. Un romantisme exaspéré. Ça lui passera.

– Vous croyez ?…

Fanny repliait machinalement un lé de toile écrue, un napperon qu’elle illustrait de fleurs rouges à grands points malhabiles. Elle alla se pencher par-dessus le mur d’appui, pour appeler :

– Jean, tu es là !

Une voix un peu moqueuse monta, imitant la sienne :

– “Loup, y es-tu ? “

– Stupide créature ! cria Fanny, tu auras de mes nouvelles ! Des manières de grand premier rôle ! Va donc, eh, Bouffes-du-Nord !… Espèce de…

Sans achever, elle se redressa, vira sur ses belles hanches, qui dataient, au dire du Grand Farou, d’une époque meilleure. Elle venait d’entendre, plus proche, la voix de son mari.

– Ça y est, il a fini, dit-elle rapidement à Jane.

– Pour aujourd’hui… dit Jane, dubitative.

Appuyées l’une à l’épaule de l’autre, elles regardèrent venir Farou. Il marchait d’un pas endormi, et émergeait lentement de sa journée de travail, au cours de laquelle, marmonnant, mâchonnant ou rugissant à voix haute son troisième acte, il avait enlevé d’une main inconsciente son col, un veston de shantung, sa cravate, son gilet. Il portait à six pieds du sol une tête grisonnante, une chevelure bouclée qui se mêlait, en retombant, à ses sourcils et ombrageait ses yeux jaunes. Grand, fatigué, robuste, peut-être laid, sûr de plaire, il marchait d’habitude comme s’il allait au combat ou à l’incendie, et, quand il traversait le village pour acheter des cigarettes, les mères rappelaient leurs enfants contre leurs jupes.

Il regardait les deux femmes sans les voir et broutait une rose. Il habitait encore le sombre et luxueux boudoir où Branc-Ursine, l’avocat générai, descendrait jusqu’à forcer un secrétaire et dérober les lettres qui perdront la belle Mme Houcquart, sa maîtresse qu’il n’aime plus.

– Beau Farou ! cria tendrement Fanny.

La voix de Jane, plus douce, imita par jeu :

– Beau Farou !

Et l’imitation fut si fidèle que Fanny, surprise, l’écouta comme un écho.

Farou, atteint par la double voix, et par un chèvrefeuille d’Espagne, dont le parfum massif lui barrait le chemin, s’arrêta, psalmodia sa petite chanson rituelle :

– Ah ! tout’s ces femmes ! Tout’s ces femmes ! J’en ai des femmes dans ma maison !

Il bâilla, parut s’éveiller et découvrir l’univers. Il remonta son pantalon de shantung qui tombait, se gratta la tête. Il était sans défiance ni coquetterie, heureux la plupart du temps, et jeune à quarante-huit ans comme les hommes qui n’acceptent autour d’eux, dans l’ordinaire de leur vie, que la compagnie des femmes.

– Laquelle m’a appelé la première ? s’écria le Grand Farou.

Il n’attendit point de réponse et se mit à danser en chantant, d’une belle voix fausse, un couplet improvisé qui injuriait, en termes simples et militaires, M. Branc-Ursine, la belle Mme Houcquart et leurs agissements. Mais il aperçut soudain son fils, qui montait les raides degrés de la terrasse s’arrêta et bouffonna, pour Fanny et Jane qui admiraient :

– Acré ! Les flics !

– Fini, Farou ?

Fanny ne montrait qu’une calme inquiétude. Farou, d’un coup d’épaule, avait désembourbé déjà tant de troisièmes actes… Il la regardait d’un œil sauvage et sans méchanceté.

– Fini ? Tu en as de bonnes !

– Mais, tout de même, tu as avancé ?

– Avancé ? Oui, naturellement, j’ai avancé. J’ai foutu en l’air toute ma scène.

– Oh ! dit Fanny, comme s’il avait cassé un vase.

– C’est du bon travail, ça, mon petit. Jane, tenez-vous prête à taper la version définitive !

Il claqua des mains, alla et vint d’un pas d’ogre.

– C’était très mauvais, jusqu’à aujourd’hui. Mais aujourd’hui…

– Comment s’est comporté, aujourd’hui, M. Branc-Ursine ? Cette magistrale fripouille a-t-elle mis les lettres en lieu sûr ?

Fanny, occupée à peigner le Grand Farou, referma son petit peigne de bazar et se rangea de côté pour faire place à la réponse.

– J’aimerais, dit nonchalamment Farou, que Jane ajoutât, à des connaissances déjà variées et nombreuses, celle de la graphologie.

– Mais je peux apprendre ! s’écria Jane. Il y a des manuels… Je connais un ouvrage excellent… Pourquoi ?

– On m’a assuré que le graphologue attaché aux signes de l’écriture, aux barres de t, aux boucles d’l, est incapable de lire – dans le sens de comprendre – les textes qu’on lui confie.

Jane rougit fougueusement.

– C'est une réprimande ?

– À la blague.

– Mais dont je tiendrai compte.

L’œil jaune de Farou étincela :

– Ne faites pas votre figure de couturière en journées, ça ne m’impressionne pas, Jane.

Elle mordit sa lèvre, retint deux larmes, et Fanny reprit Farou, en femme accoutumée à de tels écarts :

– Farou ! Brute ! Tu n’as pas honte ? Tout ça, pour cette crapule de Branc-Ursine ! Dis-moi, Farou, il vole toujours les lettres dans le meuble ?

– Et qu’est-ce qu’il ferait d’autre ?

Elle fit la grimace, frotta du doigt son nez charmant.

– Tu ne crains pas que ça fasse un peu cinéma…ou un peu… un peu mélo ?

– Un peu mélo ! Voyez-vous ça !

Il la raillait sans douceur, de haut.

– Oui, insista Fanny. Je t’assure.

Il ouvrit ses grands bras :

– Qu’est-ce que tu ferais donc, toi, si, sachant qu’il y a dans le coffre-fort, un tiroir, un truc, quoi, des lettres d’un homme qui a été l’amant de… Mouchez-vous un bon coup, Jane, et venez nous donner votre avis… Qu’est-ce que tu ferais, Fanny ?

– Rien.

– Rien, dit la voix de Jane sur le même ton.

– Ah ! mes pauvres petites ! Vous dites ça, mais…

– Rien, décida Jean Farou, revenu avec le soir et rassuré par l’ombre.

– Puceron ! gronda Farou.

– Du moment que Jean est d’avis de ne rien faire… Psychologue, viens ici, un peu… Tu n’as pas une bonne mine ces temps-ci…

– La chaleur, Mamie.

– Le fait est… Je connais quelqu’un, proclama le Grand Farou, qui va dormir sur le petit divan cette nuit ! C’est moi !

– Non, c’est moi, dit Fanny.

– Et moi sur la terrasse, renchérit Jane.

– Et moi, pas, dit Jean.

– Pourquoi, Jean ?

– Pleine lune, Mamie. Les chats et les garçons courent la nuit.

Dans l’ombre descendante, les cheveux, les yeux et les dents lumineux, il paraissait phosphorescent, et frémissait comme une source. Son père le toisa, d’un coup d’œil où manquaient la charité et l’orgueil paternels.

– À ton âge… commença Farou.

– … « j’avais déjà tué et engendré un homme », cita le petit.

Farou sourit, flatté.

– Eh ! eh ! …

– C’est du joli, blâma Jane.

– Ce n’est qu’une citation, dit Farou, condescendant.

Un grand regard d’adolescent se posa sur Farou, grand regard vide ou chargé de secrets, illisible.

Le train du soir siffla, et peina tristement sur la voie qui ceignait la colline la plus proche, au-dessus du village déjà couvert par l’ombre bleue. Une lune d’un rouge éteint quitta l’horizon et monta dans le ciel.

– Où allez-vous, Jane ?

– Grand inquisiteur, je descends jusqu’à la terrasse d’en bas, et je reviens, j’ai trop dîné.

– Trois cuillerées de riz et une poignée de groseilles, dit Fanny.

– N’empêche. Fanny, vous ne descendez pas ?

– Remonter tout ça !… dit Fanny, effrayée.

La robe blanche, la petite chanson anglaise s’éloignèrent. Fanny, soulevant le bras pesant de son mari, le posa sur ses épaules. Il se laissait faire, et ses doigts effleuraient le sein de Fanny. Penchant la tête, elle baisa la main, un peu velue comme les feuilles de sauge, le poignet plus blanc et plus doux, la veine verte. Désarmée et confiante, la main consentait à cette caresse presque timide.

– Que tu es gentille, dit au-dessus de Fanny la voix rêveuse de Farou.

La bouche timide pressa plus fort le poignet, la main d’homme faits pour le mancheron, la houe, les armes lourdes, et qui ne maniaient qu’un stylographe. Appuyé sur l’épaule de sa femme, Farou, debout et les yeux ouverts, semblait dormir.

« Peut-être qu’il dort déjà ? » se demanda Fanny. Elle n’osait pas rompre leur étreinte d’amis. Elle respirait, sur la main et le bras abandonnés, une saine odeur de peau tiède, d’alcool parfumé. Elle ne se disait pas : « Celui-ci, qui me laisse porter le poids de son bras, fut, est encore mon grand amour. » Mais il n’était pas une ligne de la paume, pas une ride en bracelet autour du poignet déjà vieilli, qui ne soulevassent en elle la mémoire amoureuse, la fièvre de servir, la certitude d’appartenir à un homme et de n’avoir appartenu qu’à lui.

Un bruit de chat entrouvrit les feuilles, un corps léger coula contre le tronc d’un tilleul : « C’est Jean, songea Fanny. Il surveille Jane en bas. »

Elle faillit rire et avertir Farou, puis se ravisa. L’ombre des arbres, devant la lune, ramagea de bleu le gravier, et le ciel devint en peu d’instants un ciel nocturne.

– En Bretagne, on aurait eu moins chaud, soupira Fanny à demi-voix.

Farou retira son bras et parut s’apercevoir qu’il n’était pas seul.

– En Bretagne ? Pourquoi, en Bretagne ? On n’est pas bien, ici ?

– Oh ! toi… tu es le lézard des sables !

– On travaille pas mal, ici… Tu veux qu’on s’en aille ?

– Oh ! non, pas à présent… Je disais ça pour l’an prochain… Nous ne revenons pas ici, l’an prochain ?

Deux larges épaules se soulevèrent en signe d’ignorance.

– Il y a des choses incommodes, ici… On a très chaud sans avoir assez de soleil… Le petit est mal logé dans sa chambre, qui est réellement torride. On devrait le changer de place.

–Mais certainement.

– Tu es étonnant !… C’est qu’il n’y a pas d’autre chambre pour lui.

– Folie. Il y a toujours une autre chambre.

– Oui… La chambre de l’est.

– De quel est ?

– La chambre où habite Jane.

– Si Jane y habite, elle n’est pas libre, en effet.

– Mais est-ce que Jane sera encore avec nous l’an prochain ?

Farou se tourna vers sa femme avec ingénuité.

– Je n’en sais rien. Comment le saurais-je ? Pourquoi y penser ?

– C’était à cause de Jean…

– Quoi ? Il se plaint, maintenant ?

– Chut ! Farou… Ça ne lui ressemblerait guère, de se plaindre. Surtout si cela devait gêner Jane, tu penses !…

– Ah ! oui ?

Fanny vit les sourcils de Farou se joindre au-dessus des yeux jaunes où jouait une étincelle de lune. Le vent roula quelques corolles à ras de terre, et des feuilles grillées.

À l’extrémité opposée, d’un saut léger, Jean Farou atterrit, quittant la maîtresse branche d’un tilleul.

– Mes enfants, s’écria Farou, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je tombe de sommeil.

– Ça veut dire qu’il faut que tout le monde aille se coucher, dit Jean.

– Exactement. Et vous, Jane, regagnez votre chambre de l’est.

– J’ai une chambre de l’est, moi ?

Elle secouait la tête, pour éparpiller ses cheveux.

– Oui, Poudre-de-Lune ! Chambre de l’est. Plus fraîche que les autres. C’est Fanny qui vient de me l’apprendre.

– À quel propos ? demanda involontairement Jane. Oh ! pardon ! Que je suis mal élevée.

– Quelquefois, concéda Farou. Donnez la patte. Bonne nuit, Jane. Petit, file devant.

– Oh ! papa…dix heures moins un quart ! Par ce temps-là ! Si ce n’est pas dommage !

Un valet de chambre languissant traînait dans la villa, allumant çà et là l’électricité pauvre et rougeâtre. Farou ne fit que traverser le hall, bâilla en rugissant dans l’escalier, secoua la main de son fils distraitement, et Jean Farou, derrière la porte fermée de sa chambre torride, commença à épier tous les mouvements de Jane, révélés par les planchers geignants.

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